Évoquer la consultance, c’est évidemment convoquer les poncifs néolibéraux. De jeunes golden boys en Mini Cooper, issus des grandes écoles de commerce, qui sont capables de problématiser le bonheur ou la fonte des glaces en trois slides et six bullets points. C’est aussi, par exemple, l’image de notre gouvernement fédéral dont le Premier ministre (openVLD) est un ancien project leader du Boston Consulting Group (BCG), et le secrétaire d’État pour la relance et les investissements stratégiques (PS), un ex-consultant McKinsey.

Pendant son passage à la Firme [1] entre 2009 et 2016, ce dernier avait comme « focus » l’industrie, les services financiers et…le service Service Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
public ! [2] Une interpénétration des genres qui, depuis plusieurs années, produit son lot de scandales qui débouchent tantôt sur des procédures judiciaires, tantôt sur une indignation médiatique. Aux États-Unis, on se remémorera la faillite frauduleuse d’Enron et le rôle du cabinet Arthur Andersen dans le maquillage comptable précédant l’enquête de la justice américaine. La marque ne survivra pas à l’affaire. En Europe, les Luxembourg Leaks, révélés en novembre 2014, ont mis au jour les effets dévastateurs de l’optimisation fiscale proposés par les Big Four, les grands cabinets d’audit Audit Examen des états et des comptes financiers d’une firme, de sorte à évaluer si les chiffres publiés correspondent à la réalité. L’opération est menée par une société privée indépendante appelée firme d’audit qui agrée légalement les comptes déposés. Quatre firmes dominent ce marché : Deloitte, Ernst & Young, KPMG et PricewaterhouseCoopers.
(en anglais : audit ou auditing)
et de conseil [3]. En France, les journalistes Mathieu Aron et Caroline Michel-Aguirre ont montré comment les cabinets de conseil sont aujourd’hui omniprésents à tous les échelons décisionnels de l’État français et, surtout, l’énorme coût financier de cette fourniture d’expertise [4]. La Belgique n’échappe pas à la règle. Pendant la pandémie, le seul SPF Santé publique a dépensé 9,6 millions d’euros en consultance, principalement auprès du cabinet Deloitte. [5] À ce titre Titre Morceau de papier qui représente un avoir, soit de propriété (actions), soit de créance à long terme (obligations) ; le titre est échangeable sur un marché financier, comme une Bourse, à un cours boursier déterminé par l’offre et la demande ; il donne droit à un revenu (dividende ou intérêt).
(en anglais : financial security)
, aux yeux de certains, le secteur du conseil s’apparente aujourd’hui à du vol en bande organisée au détriment des finances publiques. Mais quand le recours à la consultance est encadré par des contrats, la plupart du temps tout à fait légaux, et qu’il répond à des besoins produits par la mise en défaillance volontaire de l’État, le casse des consultants relève d’une stratégie politique, dont il faut comprendre le sens et les objectifs.

Conquérir les médiations du savoir et du travail

Une médiation [6] désigne un intermédiaire qui participe au fonctionnement de la société en créant du lien social. La monnaie Monnaie À l’origine une marchandise qui servait d’équivalent universel à l’échange des autres marchandises. Progressivement la monnaie est devenue une représentation de cette marchandise d’origine (or, argent, métaux précieux...) et peut même ne plus y être directement liée comme aujourd’hui. La monnaie se compose des billets de banques et des pièces, appelés monnaie fiduciaire, et de comptes bancaires, intitulés monnaie scripturale. Aux États-Unis et en Europe, les billets et les pièces ne représentent plus que 10% de la monnaie en circulation. Donc 90% de la monnaie est créée par des banques privées à travers les opérations de crédit.
(en anglais : currency)
, le travail, le savoir, la valeur peuvent être considérés comme des médiations. Le capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
a dévoyé et réélaboré ces médiations, notamment en séparant les producteurs de leur production. Dans la séquence néolibérale du capitalisme, nous faisons l’hypothèse que le conseil » » participe à cette expropriation Expropriation Action consistant à changer par la force le titre de propriété d’un actif. C’est habituellement le cas d’un État qui s’approprie d’un bien autrefois dans les mains du privé.
(en anglais : expropriation)
capitaliste du savoir et du travail. Deux médiations intrinsèquement imbriquées.

Le cabinet de conseil vient tout d’abord se placer entre le citoyen et la décision politique, en se substituant parfois aux représentants élus ou aux corps intermédiaires. Les cabinets de conseil sont d’ailleurs une forme néolibérale d’intermédiation politique. En 2017, lorsque le gouvernement Michel décide de réformer l’impôt sur les sociétés, les inspecteurs de l’administration fiscale belge seront formés à l’application des nouvelles mesures par des consultants, avant même que les parlementaires n’aient reçu le projet de loi [7]. Il s’agit là d’une capture contre-démocratique du savoir. Mais en va-t-il autrement lorsque, pour améliorer ses « processus » décisionnels, une association fait appel à un « coach » avant de s’en remettre aux membres de son assemblée générale ?

Le secteur du conseil est également un espace de production idéologique. McKinsey est une firme, symbole de son secteur, qui produit certes des cadres logiques, des stratégies, des analyses SWOT [8], des rapports et une multitude de PowerPoint. Mais lorsque ces marchan-dises sont articulées, ce qui sort des chaines de production de la consul-tance, c’est un ensemble de catégories et de propriétés qui visent à penser la société d’une certaine manière.

La consultance comme intermédiation politique, comme coproducteur d’une idéologie, mais aussi comme organe de diffusion de ce récit idéologique à l’ensemble de la société. Loin d’être circonscrite au périmètre des entre-prises privées, l’activité de « conseil » s’instille désormais partout où réside une stratégie collective à définir, y compris parfois dans les orga-nisations qui ont pour objet la lutte contre le capitalisme néolibéral...

Au-delà des scandales et des leaks, cette approche va animer cette li-vraison du Gresea Échos, car elle permet de comprendre ce que dit la con-sultance de notre société.

Dans le premier article, Jules Brion (Le Vent se lève) retrace le dévelop-pement de cette industrie sur un siècle.

Dans le second article, Clarisse Van Tichelen et Étienne Lebeau (Centrale Nationale des Employés) montrent, au travers du cas très concret du budget base zéro en Région wallonne, comment les cabinets de consultance contri-buent à la néolibéralisation de l’État.

Justine Contor (Université de Liège) explique ensuite comment le « conseil » contamine jusqu’au secteur associatif, en prenant l’exemple des ONG de développement.

Dans un quatrième article, Cédric Leterme (Gresea) propose une analyse de l’intérieur en interrogeant le travail de consultant.

Le cinquième article est consacré à un mouvement de résistance contre l’impératif d’« excellence » prôné par la consultance. Pierre Lannoy (Uni-versité Libre de Bruxelles) revient sur la transformation progressive de l’enseignement et de la recherche en Belgique, mais aussi sur le mouvement pour une désexcellence auquel il participe avec d’autres collègues de l’Université Libre de Bruxelles. Ces chercheur·es, ces enseignant·es, ces étudiant·es démontrent que la « consultocratie » n’est pas la fin de l’histoire, que des résistances existent et qu’une reconquête du savoir est possible.

Enfin, en dialogue avec cet édito, nous essayerons, dans le dernier article, de dégager la rationalité qui sous-tend cette stratégie du conseil en posant la question : « de quoi la consultance est-elle la manufacture ? ».


Article paru dans Gresea Échos n°113, "La consultance : du chronomètre au Post-it", mars 2023.

Pour citer cet article : Bruno Bauraind, "SWOT pour un, SWOT pour tous", Gresea, mars 2023.


Source illu : I went to cambridge_thedailyenglishshow.com_CCBY2.0_Flickr

Notes

[1Surnom de McKinsey.

[2« Le nouveau gouvernement belge puise dans le vivier du conseil », Consultor [En ligne], 3 octobre 2020.

[3Depuis la faillite de Arthur Andersen, le Big 5 est devenu Big 4 et est composé de KPMG, PricewaterhouseCoopers (PwC), Deloitte et Ernst & Young.

[4Aron, M. et Michel-Aguirre, C., Les infiltrés. Comment les cabinets de conseil ont pris le contrôle de l’État, Paris, Allary Editions, 2022, 204 pages.

[5L’Echo du 16 janvier 2023.

[6Ce concept réélaboré par Marx est emprunté ici à Isabelle Garo. Garo, I., Communisme et stratégie, Paris, Les éditions Amsterdam, 2019, 336 pages.

[7« Réforme de l’impôt des sociétés : un pas en avant, deux pas en arrière », 30e évènement d’Éconosphères, 20 octobre 2017.

[8Analyse qui permet d’identifier les forces, les faiblesses, les opportunités et les menaces qui pèsent sur un projet, une politique, un comité de quartier et je ne sais quoi d’autre…