Souvent considérée comme le parangon du modèle low cost, Ryanair est bien plus que cela. Elle a contribué à modifier les pratiques commerciales, mais aussi sociales dans le secteur aérien. Retour sur l’histoire d’un laboratoire du néolibéralisme.
La compagnie aérienne Ryanair est créée en 1985 par la famille Ryan. À l’époque, la société ne possède qu’un seul appareil bimoteur qui dessert une première route entre l’aéroport de Waterford (sud-est de l’Irlande) et de Gatwick (Londres). L’année suivante, Ryanair acquiert un second avion et, surtout, la compagnie propose un billet aller-retour entre Dublin et l’aéroport de Luton (Londres) pour 99 livres sterling, soit la moitié du prix pratiqué par les deux compagnies concurrentes (la compagnie nationale irlandaise Aer Lingus et British Airways) [1].
Trente-cinq ans plus tard, Ryanair possède, selon son site, une flotte de 475 Boeing et en a commandé 210 en 2019 pour assurer son développement futur. Elle emploie 19.000 « professionnels hautement qualifiés », chiffre qui a plus que doublé depuis 2012. Active dans 40 pays, elle compte 82 bases et effectue quelque 2.400 vols quotidiens. En 2019 toujours, elle a transporté plus de 152 millions de passagers et le taux d’occupation de ses avions excède les 90%. Avant la pandémie de la covid-19, elle espérait augmenter son trafic annuel à 200 millions de passagers.
En 2019, Ryanair Holdings plc est désormais la société mère d’un groupe multinational composé d’autres compagnies aériennes filialisées telles que Buzz, Lauda, Malta Air et Ryanair DAC [2].
Sur la dernière décennie, le chiffre d’affaires
Chiffre d’affaires
Montant total des ventes d’une firme sur les opérations concernant principalement les activités centrales de celle-ci (donc hors vente immobilière et financière pour des entreprises qui n’opèrent pas traditionnellement sur ces marchés).
(en anglais : revenues ou net sales)
(les ventes) de Ryanair n’a cessé de croître (graphique 1) et le taux de profit
Taux de profit
Rapport entre le bénéfice et le capital investi ; il y a différentes manières de le calculer (bénéfice net par rapport aux fonds propres de l’entreprise ; bénéfice d’exploitation sur les actifs fixes ; et les marxistes estiment le rapport entre la plus-value créée et le capital investi).
(en anglais : profit rate).
de la compagnie est supérieur à celui d’EasyJet, son principal concurrent. La rentabilité des capitaux investis par les actionnaires dans Ryanair est en moyenne de 23,3% sur la dernière décennie. Comme le montre le graphique 2, à l’exception de l’année 2013, Ryanair est un placement
Placement
Acquisition de titres en vue d’une opération plutôt à court terme et de faible envergure, n’impliquant pas un contrôle sur l’entité qui a émis ces titres. On considère généralement un achat de moins de 10% des parts de capital d’une firme (notamment à l’étranger) comme un placement et non comme un investissement (à moins qu’il y ait un lien ou des liens supplémentaires avec cette entreprise).
(en anglais : placement)
plus rentable qu’EasyJet. Depuis 1997 et son entrée en bourse
Bourse
Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
à Dublin et à New York, les performances commerciales et financières de la compagnie ont progressivement attiré les principaux fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
financiers internationaux. En 2019, le fonds d’investissement
Fonds d'investissement
Société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
Société Générale et les banques d’affaires HSBC et Rothschild étaient les principaux actionnaires de la compagnie irlandaise aux côtés de son président Michael O ’Leary. Ce dernier dispose d’un pouvoir important au sein de la compagnie. Il est tout d’abord le grand patron exécutif du groupe. En 2018, lors d’une année pourtant perturbée par des grèves, il a été réélu à son poste d’administrateur délégué par 98,5% des actionnaires [3] ! En aout 2019, son pouvoir se voit renforcé lorsqu’il est nommé à la tête du holding
Holding
Société financière qui possède des participations dans diverses firmes aux activités différentes.
(en anglais : holding)
. Il dirige, depuis lors, toutes les filiales du groupe. C’est Eddie Wilson, ex-directeur des ressources humaines, qui occupe désormais le poste d’administrateur délégué [4]. Outre ses fonctions exécutives, O ’Leary est également un des propriétaires incontournables du groupe avec plus de 4% du capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
(graphique 3).
Source : Gresea, Ryanair.
Source : Gresea, Ryanair.
Source : Gresea, Ryanair.
Comment, en seulement trente-cinq années, Ryanair est-il devenu le plus grand groupe aérien d’Europe, une des 10 plus grandes compagnies mondiales en termes de passagers transportés et un investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
très rentable pour les investisseurs institutionnels ?
Le prix du billet est sans conteste un élément d’explication. Il est néanmoins important de comprendre ce qui détermine ce prix. Comme nous le verrons, le concept « low cost » rassemble sous un même modèle économique des compagnies aériennes cultivant chacune des singularités et disposant de stratégies parfois très différentes. Ryanair n’est pas seulement le parangon européen du low cost, il en est également l’exemple le plus agressif. C’est pourquoi, dans son ouvrage de référence consacré au sujet, l’économiste Emmanuel Combe décrit la stratégie de la compagnie irlandaise comme relevant de « l’ultra low cost » [5].
Cet article interrogera tout d’abord l’environnement politique et économique qui a permis l’émergence et le succès de Ryanair : la néolibéralisation de l’économie européenne. Ensuite, nous reviendrons sur les caractéristiques du modèle économique low cost et son adaptation radicale par la compagnie irlandaise. Pour finir, nous comparerons Ryanair avec EasyJet et Vueling, deux compagnies concurrentes dans le secteur aérien à bas prix afin de déterminer ce qui différencie la première de ses concurrentes.
(Néo)libéralisation Libéralisation Action qui consiste à ouvrir un marché à la concurrence d’autres acteurs (étrangers ou autres) autrefois interdits d’accès à ce secteur. et entreprise low cost
Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, il est difficile de séparer la stratégie low cost mise en place chez Ryanair de son promoteur : Michael O’Leary. En 1987, deux ans après sa création, la compagnie irlandaise connaît de réelles difficultés financières. Elle accumule plus de 16 millions de livres sterling de perte [6]. En 1990, c’est même la continuité de la compagnie qui est clairement posée. À cette époque, O’Leary est le conseiller financier personnel de Tony Ryan, le fondateur de la compagnie. Après une formation en comptabilité, il a fait ses classes chez Stokes Kennedy Crowley qui deviendra plus tard KPMG. Cette formation lui permet de maitriser les subtilités de la fiscalité irlandaise. En 1991, Ryan se retire de la gestion exécutive de son entreprise et nomme Michael O’Leary au poste d’administrateur délégué adjoint. Ce dernier est alors envoyé aux États-Unis au sein de la Southwest Airlines pour étudier cette compagnie aérienne low cost.
Le low cost a connu sa première application au sortir de la Seconde Guerre mondiale dans la distribution alimentaire avec Aldi en Allemagne. Mais, c’est dans les années 1970 qu’il va réaliser son développement le plus fulgurant dans le secteur aérien aux États-Unis. Si un grand nombre de compagnies américaines vont échouer à mettre en place ce modèle économique, ce ne sera pas le cas de la Southwest Airlines. Lancée en 1971 par Herbert Kelleher, cette compagnie qui assure des vols intérieurs n’est, à l’origine, pas une low cost. Comme Ryanair, c’est sous la menace de la faillite que la Southwest va transformer son modèle économique en proposant le même programme de vol avec un avion en moins. Le succès est au rendez-vous. Avant la pandémie, Southwest desservait 96 destinations aux États-Unis avec une flotte de 730 appareils, ce qui en fait, toujours aujourd’hui, la plus grande compagnie low cost du monde [7].
Comme le fera plus tard Ryanair en Europe, la compagnie étatsunienne profite de la déréglementation
Déréglementation
Action gouvernementale consistant à supprimer des législations réglementaires, permettant aux pouvoirs publics d’exercer un contrôle, une surveillance des activités d’un secteur, d’un segment, voire de toute une économie.
(en anglais : deregulation).
du ciel américain en 1978 pour s’assurer une croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
rapide. Le succès d’un modèle économique tel que le low cost doit en effet être mis en perspective par rapport à l’environnement économique et politique dans lequel il s’enracine.
Ryanair est avant toute chose un enfant du projet politique néolibéral européen tel qu’il s’est développé grâce aux politiques de privatisation et de dérégulation
Dérégulation
Action gouvernementale consistant à supprimer des législations réglementaires, permettant aux pouvoirs publics d’exercer un contrôle, une surveillance des activités d’un secteur, d’un segment, voire de toute une économie.
(en anglais : deregulation).
initiées dans les États membres à partir des années 1980. Sans la libéralisation du ciel européen, sans les multiples réformes du droit du travail dans les États membres, sans la concurrence fiscale intra-européenne, Ryanair ne serait pas devenue, en seulement 35 ans, la plus grande compagnie européenne en termes de passagers transportés. Et ce, peu importe « l’ingéniosité » du management de la firme irlandaise.
Comme toute doctrine politique, le néolibéralisme
Néolibéralisme
Doctrine économique consistant à remettre au goût du jour les théories libérales « pures ». Elle consiste surtout à réduire le rôle de l’État dans l’économie, à diminuer la fiscalité surtout pour les plus riches, à ouvrir les secteurs à la « libre concurrence », à laisser le marché s’autoréguler, donc à déréglementer, à baisser les dépenses sociales. Elle a été impulsée par Friedrich von Hayek et Milton Friedman. Mais elle a pris de l’ampleur au moment des gouvernements de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis.
(en anglais : neoliberalism)
est un concept multidimensionnel dont les contours restent assez mal définis malgré les nombreuses recherches multidisciplinaires qui lui sont consacrées depuis plusieurs décennies. Pour Pierre Dardot et Christian Laval, le néolibéralisme constituerait la rationalité contemporaine du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
qui s’appuie sur une action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
vigoureuse de l’État pour créer le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
et faire de l’entreprise un modèle de gouvernement [8]. Pour Giovanni Arrighi : « Le néolibéralisme est une variante des doctrines " favorables au capital
Capital
" qui tendent à devenir dominantes dans les phases financières d’expansion du capitalisme. Comme ses variantes antérieures, le néolibéralisme tend à l’établissement d’un environnement favorisant l’accumulation
Accumulation
Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
du capital par le biais du prêt, de l’emprunt et de la spéculation
Spéculation
Action qui consiste à évaluer les variations futures de marchandises ou de produits financiers et à miser son capital en conséquence ; la spéculation consiste à repérer avant tous les autres des situations où des prix doivent monter ou descendre et d’acheter quand les cours sont bas et de vendre quand les cours sont élevés.
(en anglais : speculation)
financière, plutôt que par l’investissement dans le commerce et la production. » [9] À partir des années 1980, certains économistes utilisent le concept de néolibéralisme pour nommer la phase contemporaine du mode de production capitaliste caractérisé par le monétarisme
Monétarisme
Théorie économique affirmant que tout phénomène est par essence monétaire. Elle qualifie comme nuisible l’action de l’État pour tenter d’améliorer la situation économique du pays, car perturbant les lois « naturelles » du marché. Elle devrait donc être proscrite. Milton Friedman est son plus célèbre représentant.
(en anglais : monetarism)
et le rôle prépondérant de l’accumulation financière. François Chesnais, par exemple, parle de la « mondialisation du capital » [10] dont l’un des traits majeurs est la place prise par la finance qui permet une captation croissante et une concentration de la valeur produite entre les mains d’une bourgeoisie cosmopolite par le truchement de formes organisationnelles spécifiques que sont les fonds financiers (fonds de pension, de placement, etc.). Michalet observait de la même manière une troisième étape du processus historique de mondialisation qu’il nomme la globalisation financière [11].
Le néolibéralisme ne désigne cependant pas seulement un renforcement de la pression du capital financier
Capital financier
Ensemble d’avoirs concernant des actifs financiers (titres, prêts...). On désigne aussi les formes juridiques capitalistes qui accumulent des avoirs financiers de capital financier par opposition à un capital industriel ou capital réel. Soit toutes les sociétés financières. Dans la théorie marxiste, on identifie le capital financier à la « fusion entre le capital industriel et bancaire », c’est-à-dire les firmes qui ont des participations ou des investissements à la fois dans le domaine bancaire (ou financier) et industriel.
(en anglais : financial capital).
sur tous les rapports sociaux, c’est avant tout un concept qui décrit la transformation de l’État. Pour Laval et Dardot dans le monde francophone ou encore David Harvey dans le monde anglo-saxon, l’État néolibéral est, contrairement aux idées reçues, interventionniste. Il a pour mission de poser un cadre institutionnel, politique et idéologique qui favorise la liberté du capital et assure un climat favorable aux affaires. Cette mission s’incarne dans des politiques économiques et sociales telles que la libéralisation des marchés de capitaux et de l’investissement direct à l’étranger
Investissement direct à l’étranger
Acquisition d’une entreprise ou création d’une filiale à l’étranger. Officiellement, lorsqu’une société achète 10% au moins d’une compagnie, on appelle cela un IDE (investissement direct à l’étranger). Lorsque c’est moins de 10%, c’est considéré comme un placement à l’étranger.
(en anglais : foreign direct investment)
, des programmes de privatisation, l’assouplissement des droits du travail, la diminution de la pression fiscale sur les classes les plus riches ou encore des coupes budgétaires dans les programmes sociaux. Harvey rappelle cependant que la « néolibéralisation » est un phénomène géographique non linéaire et mobile fait de flux
Flux
Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow)
et de reflux et que « les États qui ont pris un tournant néolibéral ne l’ont fait que partiellement avec, ici, l’introduction d’une plus grande flexibilité sur le marché du travail, là, une dérégulation de la finance et l’adoption du monétarisme, ailleurs encore, un mouvement vers la privatisation des secteurs publics. » [12]
La libéralisation du ciel européen
En une décennie, les règles qui régissaient le transport aérien en Europe ont été complètement modifiées. Jusqu’en 1987, la réglementation du marché du transport de passagers repose sur un principe simple : « une ligne égale une compagnie ». Cette règle protège de facto les monopoles. Dix ans plus tard, en avril 1997, époque à laquelle la libéralisation du transport aérien européen est considérée comme achevée, « toute compagnie européenne homologuée peut proposer des vols sur n’importe quelle liaison, aussi bien entre deux pays, qu’au sein de chaque pays membre, à des prix qui doivent résulter en principe du libre jeu des forces concurrentielles du marché. » [13] Comme aux États-Unis, cette ouverture à la concurrence va renforcer deux tendances dans le secteur : l’émergence de transporteurs à bas prix de dimension européenne (Ryanair, EasyJet, Air One) et une succession de vagues de fusions et acquisitions entre les entreprises qui aboutiront à la constitution de grands groupes multinationaux [14]. L’ouverture à la concurrence du secteur va se révéler fatale pour nombre de compagnies nationales historiques. En Belgique, la faillite de la Sabena en 2001 est un exemple des effets de la libéralisation du secteur aérien européen.
Forte de la libéralisation du ciel européen, Ryanair investit dès 1996 dans des appareils supplémentaires. La compagnie irlandaise achète huit Boeing 737-200 d’occasion. Elle entre en bourse à Dublin et à New York en 1997. Ryanair ouvre alors son capital à de nouveaux investisseurs à hauteur de 50 millions de livres sterling. Elle contracte également un prêt auprès de l’Export-Import Bank. En mars 1998, cet argent frais lui permet l’acquisition de 25 nouveaux Boeing 737-800 et de prendre une option
Option
Contrat où un acquéreur possède le droit d’acheter (option dite « call ») ou de vendre (option dite « put ») un produit sous-jacent (titre, monnaie, matières premières, indice...) à un prix fixe à une date donnée, moyennant l’octroi une commission au vendeur. C’est un produit dérivé.
(en anglais : option).
sur 20 appareils supplémentaires [15]. Pour Michael O’Leary, directeur adjoint de la compagnie à l’époque, l’objectif est clair : « cette nouvelle flotte doit permettre à Ryanair de concurrencer de front et de battre toute concurrence à bas prix venant des grandes compagnies aériennes européennes » [16]. Dès 1997, comme l’autorise désormais la libéralisation du ciel européen, Ryanair entre en concurrence avec les autres compagnies européennes. Elle lance successivement des routes vers Beauvais en France, Charleroi en Belgique, suivront Stockholm, puis Oslo. À la fin de l’année 1998, Ryanair dessert également Carcassonne, Pise ou Venise.
Plutôt que d’affronter la concurrence sur les grandes plateformes aéroportuaires européennes, Ryanair va faire le choix des aéroports secondaires. Ces petits aéroports régionaux doivent permettre de desservir des centres urbains plus importants et plus touristiques situés à proximité : Charleroi pour Bruxelles, Beauvais pour Paris, Skavsta pour Stockholm, ou Trévise pour Venise, etc. Le choix des aéroports secondaires doit aussi permettre d’augmenter les rotations des avions à partir d’aéroports peu engorgés ce qui, comme nous le verrons plus loin, est un principe du modèle low cost. Mais, cette stratégie de localisation n’a pas pour seule conséquence l’augmentation du nombre de décollages ou d’atterrissages sur les aéroports secondaires, elle va progressivement mettre les autorités publiques locales sous la dépendance de Ryanair. Une autre conséquence de la (néo)libéralisation du ciel européen.
La dépendance des aéroports secondaires : le cas de Charleroi
En Belgique, la gestion aéroportuaire est régionalisée depuis 1989. La Région wallonne exerce la tutelle sur les aéroports de Liège et de Charleroi. Dans ces deux régions, l’emploi est fortement touché par les fermetures des charbonnages, suivies des restructurations de l’industrie sidérurgique. Le gouvernement wallon décide dès lors de miser sur le développement aéroportuaire pour redéployer l’activité économique dans les deux anciens bassins industriels. Afin d’éviter une nouvelle concurrence entre Liège et Charleroi, l’exécutif spécialise les deux aéroports : à Liège, le transport de fret ; à Charleroi, le transport de passagers. Le 9 juillet 1991, la société anonyme Brussels South Charleroi Airport (BSCA) voit le jour à l’initiative de Sambreinvest [17]. À la même époque, les pouvoirs publics wallons accordent un montant annuel de 6,2 millions d’euros aux aéroports afin de moderniser leurs infrastructures et attirer des opérateurs internationaux (Ryanair à Charleroi et TNT à Liège).
En 1997, Ryanair lance sa première ligne reliant Dublin à Charleroi. Le succès est au rendez-vous. 200.000 passagers passent par le petit aéroport régional contre 85.000 l’année précédente [18]. Dès cette époque, certains syndicalistes dénoncent, sans grand succès, les conditions de travail du personnel, mais aussi le coût social et environnemental exorbitant du transport aérien de passagers de courte distance. Selon un permanent syndical de l’époque : « Lorsqu’on évoquait ces dangers pour l’environnement ou pour le droit du travail, les décideurs politiques et certains syndicalistes regardaient leurs pieds » [19].
À cette époque, l’objectif des pouvoirs publics est d’attirer une base (un hub) d’une compagnie aérienne à Charleroi afin d’accélérer le développement de l’aéroport et créer de l’emploi. Dans le secteur aérien, une base est un aéroport où les avions sont stationnés lorsqu’ils ne volent pas et où le personnel navigant prend ses fonctions. Selon la Région wallonne, plusieurs compagnies à bas prix vont être approchées (EasyJet, Virgin, Debonair), mais seule Ryanair aurait accepté, toujours selon le gouvernement wallon, d’investir dans une infrastructure aussi sommaire et peu connue du grand public que ne l’était l’aéroport de Charleroi [20]. En novembre 2001, deux contrats sont signés entre Ryanair et les pouvoirs publics wallons en vue d’installer la première base continentale de la compagnie à Charleroi pour une durée de 15 ans. Le premier lie Brussel South Charleroi Airport (BSCA), la société gestionnaire de l’aéroport à capitaux majoritairement publics, avec la compagnie irlandaise. BSCA s’engage dans ce contrat à cofinancer les opérations de publicité de la compagnie aérienne à hauteur de 50% au travers d’une joint-venture nommée Promocy. L’aéroport prend également l’engagement de subventionner les nouvelles routes ouvertes par Ryanair à partir de Charleroi, le recrutement et l’entrainement des pilotes ainsi que les frais d’hôtel du personnel de bord. La compagnie irlandaise obtient également un tarif préférentiel pour l’assistance en escale (handling) [21]. Dans la plupart des aéroports, ce sont des entreprises sous-traitantes privées qui effectuent ces tâches. À Charleroi, le handling est de la compétence de BSCA qui va accorder un tarif d’un euro par passager à Ryanair alors qu’à l’époque, le tarif par passager de cette assistance au sol varie selon les aéroports entre huit et treize euros. Au total, selon les estimations de Julien de Beys, ce sont au minimum 21,5 millions d’euros qui ont été accordés entre 2001 et 2004 par la société publique gestionnaire de l’aéroport à la compagnie irlandaise pour que celle-ci s’installe à Charleroi. Le second contrat va lier Ryanair à la Région wallonne, également jusque 2016. Dans celui-ci, la Région va accorder à la compagnie des rabais sur les redevances aéroportuaires pour un montant de 1,8 million d’euros. Elle s’engage également à indemniser Ryanair si la compagnie réalise des pertes ou voit son bénéfice diminuer à cause d’un changement législatif décidé par la Région [22]. Le 13 décembre 2002, la Commission européenne entame une enquête sur ces « faveurs » consenties par les pouvoirs publics wallons à la compagnie irlandaise. En 2004, elle requalifie les avantages octroyés à la compagnie en aides d’État et condamne Ryanair à en rembourser certaines pour un montant de quatre millions d’euros [23]. La Commission européenne limite également la durée de vie de Promocy, la société de promotion conjointe, à cinq ans au lieu de quinze. Si Promocy sera finalement dissoute le 31 mars 2006 [24], la Cour de justice européenne, saisie par Ryanair, annulera cependant en 2008, la condamnation de Ryanair pour les présumées aides d’Etat pour « manque de motivations » [25]. Par la suite, le dossier a été rouvert, consolidé et élargi à d’autres formes d’aides. Désormais, il concerne cependant principalement les subventions accordées par la Région wallonne à l’aéroport de Charleroi. En 2005, une seconde enquête est diligentée cette fois par la justice belge. Elle porte également sur des soupçons d’aides d’État illégales entre l’aéroport et la compagnie aérienne. Le 30 janvier 2017, la chambre du conseil de Charleroi clôturait l’affaire sans pouvoir confirmer ces soupçons.
Si pour la plupart elles n’ont pas été jugées illégales par les justices belges et européennes, ces « faveurs » accordées par les pouvoirs publics à la compagnie irlandaise n’en démontrent pas moins la forte dépendance économique dans laquelle se trouve l’aéroport de Charleroi par rapport à Ryanair. Selon Aubin et Lohest, « Le caractère collusif des accords passés entre pouvoirs publics, sociétés de gestion et opérateurs de transport [Ryanair dans ce cas] a ceci de particulier de cimenter cette dépendance au sein d’arrangements institutionnels très résistants au changement » [26]. En 2012, Ryanair et la Région wallonne prolongeaient leurs accords jusque 2022 [27]. Il est indéniable que Ryanair a permis à l’aéroport de Charleroi de se développer. En 2019, il accueillait plus de 8,2 millions de passagers [28] contre 85.000 avant l’arrivée de la compagnie low cost. La présence de Ryanair a tout aussi certainement eu un impact sur l’économie et l’emploi dans la région. En 2011, Ryanair estimait le nombre d’emplois indirects liés à son activité à Charleroi à près de 4.500, soit près de 1.000 emplois induits par million de voyageurs transportés [29]. Une méthode de calcul approximative et un chiffre invérifiable. Ce type de développement centré sur un seul opérateur a cependant un coût énorme pour la collectivité.
Entre avril et mars 2019, RDC aviation a réalisé une étude comparative de dix bases aéroportuaires européennes où Ryanair est largement majoritaire en termes d’activité. Selon cette étude, l’aéroport de Brussels South Charleroi (BSCA) est la seconde base la plus profitable (105 millions d’euros de bénéfices nets) pour la compagnie irlandaise juste derrière l’aéroport historique de Dublin. BSCA est surtout la base aéroportuaire où Ryanair dégage la plus grande marge bénéficiaire (27,6%), devant les aéroports espagnols et portugais. Comme le montre le tableau ci-dessous, ces chiffres s’expliquent surtout par les « coûts » très bas à Charleroi par rapport à d’autres bases aéroportuaires de la compagnie [30]. Ces coûts dépendent du prix du kérosène, du prix de l’avion et de son entretien, des frais de personnel, mais aussi des différentes taxes ou subventions aéroportuaires. Dans ce registre, il semble que l’aéroport de Charleroi et la Région wallonne continuent à consentir des efforts importants pour conserver Ryanair à Charleroi.
Tableau 1. Comparatif entre 10 bases de Ryanair
Aéroport | Chiffre d’affaires | Coût | Profit |
Dublin | 835,89 | 689,57 | 146,31 |
Bruxelles Sud Charleroi | 380,86 | 275,69 | 105,17 |
Alicante | 380,21 | 285,08 | 95,13 |
Palma de Majorque | 469,13 | 380,71 | 88,42 |
Milan - Orio Al Serio | 591,78 | 508,11 | 83,67 |
Londres - Stansted | 1122,55 | 1041,17 | 81,38 |
Porto | 288,26 | 215,15 | 73,12 |
Malaga | 388,91 | 323,29 | 65,62 |
Tenerife Sud | 247,47 | 187,62 | 59,85 |
Manchester international | 336,86 | 277,41 | 59,46 |
Source : Anna aéro, septembre 2020. Les chiffres s’entendent en millions d’euros.
Ce type de gestion aéroportuaire n’est cependant pas une spécificité wallonne. Depuis ses débuts, la croissance de Ryanair est dopée à l’argent public. Selon l’Association des compagnies aériennes européennes (AEA), sur l’exercice 2011-2012, Ryanair aurait reçu un montant de 793 millions d’euros « d’aides publiques » [31] alors que sur la même période, la compagnie réalisait un bénéfice net
Bénéfice net
Profit déclaré d’une société après avoir payé les intérêts sur les charges financières, comptabilisé les amortissements et réglé l’impôt des sociétés sur les bénéfices.
(en anglais : net income)
de 569 millions d’euros [32]. Au début de la décennie 2010, la Commission européenne menait des enquêtes sur les aides à l’aviation versées par les collectivités territoriales dans vingt aéroports en Europe (dont Charleroi). Tous étaient utilisés par Ryanair. Pour la majorité de ces aéroports, les sommes versées par les pouvoirs publics à la compagnie n’ont pas été notifiées à Bruxelles, qui n’a donc pas pu juger de leur conformité aux règles européennes [33]. Les longues batailles juridiques autour de la qualification juridique des « faveurs » reçues par Ryanair opposent finalement surtout les autorités régionales à la Commission européenne. En effet, les premières citées, constamment soumises au chantage à l’investissement et à l’emploi exercé par la compagnie irlandaise craignent, en cas de condamnation, de voir Ryanair aller s’implanter ailleurs.
La libéralisation du secteur aérien européen ainsi que la dépendance du développement aéroportuaire secondaire envers les compagnies low cost ne sont pas les seuls éléments du contexte économique et politique de ces dernières décennies qui ont favorisé le succès de Ryanair. Comme nous le verrons dans le second article, la compagnie irlandaise va, comme beaucoup d’autres entreprises dans différents secteurs économiques, profiter de l’élargissement de l’Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
aux pays de l’Est et de la déréglementation des droits du travail renforcée après la crise de 2008 en Europe de l’Ouest, pour recruter au sein d’une jeunesse européenne confrontée au chômage de masse et à la précarité de l’emploi.
Le succès de Ryanair est lié à un facteur externe : la néolibéralisation de l’économie européenne, plus particulièrement celle de son secteur aérien. Mais, il repose aussi, en interne, sur une mise en pratique radicale du modèle low cost.
Radicalement sans chichis !
Le modèle low cost aérien trouve son origine dans une simplification drastique du service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
offert aux clients couplée à une baisse, tout aussi drastique, des coûts de production.
Comme le montre le schéma ci-dessous emprunté à Emmanuel Combe (schéma 1), toutes les prestations secondaires (restauration à bord, journaux, choix du siège, bagages en soute, etc.) incluses dans un billet d’avion sont soit supprimées, soit, comme chez Ryanair, rendues payantes. La compagnie irlandaise tire 27% de son chiffre d’affaires de ces options payantes [34]. Dans son ouvrage datant de 2013, le pilote Christian Fletcher donne un exemple du différentiel qui peut exister entre le prix affiché d’un billet et le coût d’un voyage Beauvais-Marseille avec la compagnie irlandaise. Alors que le prix du billet aller-retour est affiché à 29,11 euros, la facture finale peut s’élever avec un bagage en soute, une assurance et le choix d’un siège à 116,5 euros [35], soit, quatre fois plus cher.
Schéma 1. Les prestations secondaires incluses dans un billet d’avion « classique »
Source : Combe, 2011.
Toujours dans une logique de simplification, les compagnies low cost organisent peu le transit pour leurs passagers. Ce sont ces derniers qui doivent s’occuper de gérer leur correspondance. C’est le contre-pied de la tendance suivie par les grandes compagnies traditionnelles qui, à partir de grandes plateformes aéroportuaires, assurent une multitude de correspondances possibles à leurs passagers.
Outre la simplification du service, le modèle low cost exige une forte baisse des coûts de production. L’inauguration en janvier 2000 de son site internet est un élément déterminant de cette chasse aux coûts. L’internet va en effet permettre à la compagnie irlandaise de se passer des commissions à verser aux agences de voyages et de faciliter la mise en place d’un système de prix et de promotion dynamique qui évolue en fonction du taux de remplissage des avions. Dans les compagnies à bas prix, le taux de remplissage moyen des avions est supérieur à 90%.
Mais dans une compagnie aérienne, c’est surtout l’acquisition et l’entretien des appareils qui constituent une dépense importante. Un des principes du low cost aérien repose sur l’utilisation d’un seul modèle d’avion, ce qui permet d’exercer une pression à la baisse sur le prix d’achat des avions en commandant d’importantes quantités d’appareils. En 2001, au lendemain des attentats du 11 septembre, dans un contexte économique difficile pour les avionneurs Boeing et Airbus, Ryanair va faire jouer à plein la concurrence pour obtenir du premier la livraison de 125 Boeing 737 (et 125 supplémentaires en option) à prix plancher. En plus d’obtenir des prix d’achat au rabais, l’usage d’un seul modèle d’avion permet à la compagnie de réduire les coûts d’entretien, de stockage des pièces détachées et de formation des équipages, de standardiser les services au sol et de remplacer à l’identique des appareils défectueux. Pour limiter les frais de maintenance et optimiser les frais de carburant, les appareils des compagnies low cost sont en moyenne plus jeunes que ceux des compagnies traditionnelles (7 ans chez Ryanair contre 13 ans chez Air France-KLM) [36].
Au même titre
Titre
Morceau de papier qui représente un avoir, soit de propriété (actions), soit de créance à long terme (obligations) ; le titre est échangeable sur un marché financier, comme une Bourse, à un cours boursier déterminé par l’offre et la demande ; il donne droit à un revenu (dividende ou intérêt).
(en anglais : financial security)
que le personnel navigant, l’avion ne rapporte de l’argent que lorsqu’il est en vol. C’est pourquoi les compagnies low cost comme Ryanair vont s’efforcer de limiter le temps d’escale, d’augmenter le nombre de liaisons effectuées par un avion et, également, d’augmenter le nombre de sièges disponibles à l’intérieur d’un appareil. Les Boeings de Ryanair volent de six heures de matin à minuit, le reste de la nuit est réservée à la maintenance. Un appareil peut assurer jusqu’à huit rotations par jour entre deux destinations. Le temps de l’escale est fixé à 25 minutes contre 45 minutes dans les compagnies dites « classiques » [37]. Cette intensification de l’usage des appareils nécessite, comme nous l’avons déjà abordé, d’utiliser en priorité des aéroports secondaires peu engorgés qui permettent de faire des demi-tours rapides, comme à Charleroi par exemple.
Enfin, chez Ryanair, tous les départements secondaires sont externalisés (marketing, maintenance, recrutement du personnel, etc.).
Toutes les compagnies low cost intègrent les différents principes énoncés ci-dessus. Mais Ryanair va le faire plus radicalement que les autres compagnies low cost. Elle s’implante quasi systématiquement dans des aéroports secondaires afin de réduire le temps d’escale et surtout d’être en position de force pour négocier avec les collectivités locales des subventions ou des réductions d’impôt. Elle ne communique que sur les « prix bas ». Elle mise d’abord sur un effet d’induction [38] : faire prendre l’avion à des gens qui n’en ont à priori pas les moyens.
La frontière qui sépare les compagnies low cost des compagnies traditionnelles s’est néanmoins estompée ces dernières années. Si des différences subsistent, certaines pratiques commerciales décrites par le schéma d’Emmanuel Combe datant de 2011 et présenté ci-dessus font désormais figure de norme pour une grande partie du secteur court-courrier (assurance, surcoût pour un bagage en soute, etc.). Les compagnies traditionnelles se sont adaptées à la concurrence des low cost soit en baissant leur prix, soit en différenciant leur offre, soit en transférant une partie de leurs activités vers un modèle low cost [39]. C’est pour cette raison que la plupart des grandes compagnies aériennes historiques ont créé ou racheté des filiales low cost telles que Transavia pour Air France, Germanwings, puis Eurowings pour Lufthansa et Vueling pour IAG (British Airways et Iberia). Enfin, les compagnies low cost comme EasyJet ont très tôt fait le chemin inverse en essayant de faire concurrence aux compagnies traditionnelles sur leurs segments de marché. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer l’installation, à partir de février 2014, d’une base Ryanair sur l’aéroport de Zaventem à Bruxelles (Brussels Airport). Si cette base est bien moins importante pour Ryanair que celle de Charleroi [40], elle montre que la compagnie irlandaise veut désormais faire concurrence à la compagnie belge Brussels Airlines sur son terrain.
S’il est vrai que le salaire variable, lié aux ventes réalisées dans l’avion par exemple, est souvent une part plus importante de la rémunération que dans les autres compagnies, les bas salaires ne sont, par contre, pas nécessairement une caractéristique du modèle low cost. Selon, Combe, les écarts de frais salariaux n’expliquent en moyenne que 3% de la différence de « coût » de production entre les compagnies low cost et les compagnies traditionnelles [41]. Chez Southwest, la plus grande compagnie à bas prix au monde, les salaires ne sont pas plus bas que dans les autres compagnies aériennes. Les salariés disposent même d’une couverture
Couverture
Opération financière consistant à se protéger contre un risque lié à l’incertitude des marchés futurs par l’achat de contrats d’assurance, d’actes de garantie ou de montages financiers.
(en anglais : hedge)
santé et le turnover est assez faible (4,5%) [42]. La Southwest est également la compagnie américaine où les syndicats sont les plus présents, la syndicalisation des salariés y est même encouragée par la direction [43].
Sur ce plan-là, Ryanair se démarque radicalement de la concurrence.
L’enjeu des salaires et de la productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
En 1998, une première grève éclate chez Ryanair à l’aéroport de Dublin. Elle oppose frontalement O’Leary aux bagagistes de la compagnie [44] qui veulent obtenir la liberté d’association et une hausse des salaires. Les grévistes soutenus par le syndicat irlandais SIPTU obtiendront, entre autres choses, une étude comparative du gouvernement irlandais sur les salaires dans leur secteur d’activité. Le rapport conclut qu’un bagagiste de Ryanair gagnait annuellement 5.000 livres sterling de moins que ceux des autres compagnies [45].
Ryanair et EasyJet dominent outrageusement le marché du transport aérien low cost en Europe. Elles appliquent des recettes assez similaires décrites ci-dessus. Mais, en termes de salaires, les différences se marquent. Comme le montre le graphique 4 ci-dessous, entre 2012 et 2019, le salaire moyen chez Ryanair est systématiquement plus bas que chez EasyJet. Sur cette période, un travailleur de Ryanair perçoit en moyenne un salaire annuel 30% plus bas que chez EasyJet. Par contre, les salaires moyens chez Vueling, la compagnie low cost du groupe IAG, sont assez comparables à ceux en vigueur chez Ryanair.
Source : www.mirador-multinationales.be
À des salaires souvent plus bas que la concurrence, Ryanair ajoute une exigence de productivité du travail plus haute. La productivité apparente du travail est un indicateur qui permet d’estimer la richesse
Richesse
Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
marchande produite en moyenne par chaque salarié du groupe. Le graphique 5 compare la productivité du travail chez Ryanair avec celle d’EasyJet et de Vueling. Comme pour les salaires, la différence est notable. Sur la période, un salarié Ryanair crée 17% de richesse marchande en plus qu’un salarié chez EasyJet et, surtout, 45% de plus que ce même salarié moyen chez Vueling.
Graphique 5 : Productivité du travail dans le secteur low cost (en euros)
Source : Gresea, Ryanair.
Dans les deux cas, le niveau d’exploitation du travail - des salaires plus bas ou une productivité plus haute - est plus important chez Ryanair que chez ses concurrentes. C’est ce que montre le graphique 6 sur la part salariale dans la valeur ajoutée
Valeur ajoutée
Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
de ces trois compagnies. Le pourcentage des salaires bruts dans la richesse marchande créée par le groupe est largement plus bas chez Ryanair que chez les deux autres compagnies low cost. En d’autres termes, un salarié de Ryanair produit plus de richesse que ceux de la concurrence. Et, en échange, il en reçoit une part moins importante. C’est une des explications de la rentabilité de la compagnie irlandaise (graphique 2).
Graphique 6 : Part salariale comparée dans le low cost européen
Source : Gresea, Ryanair.
Conclusion
Le modèle économique de Ryanair partage les mêmes caractéristiques que celui des autres compagnies aériennes low cost : simplifier à outrance le service offert aux clients et réduire les coûts tout au long de la chaîne de production. En cela, Ryanair se pose dans la droite lignée de son fondateur Tony Ryan qui, dès le début des années 1980 avant même la création de Ryanair, faisait du lobbying auprès du gouvernement irlandais pour obtenir l’autorisation de créer une compagnie aérienne capable de fournir un service « peu cher, sans chichis et efficace » [46]. Sous Michael O’Leary, Ryanair va, au fil des années, appliquer ces principes de manière radicale. Mais, ils ne suffisent pas à expliquer le succès de cette compagnie.
Il s’explique également par le choix de Ryanair de concentrer ses bases, souvent plus que ses concurrents, sur les aéroports secondaires. Cette pratique va lui permettre de devenir un interlocuteur privilégié, et souvent unique, des autorités publiques locales à la recherche d’opérateurs privés permettant le redéploiement économique de leur région. Il s’ensuit un chantage à l’investissement et à l’emploi qui, dans le cadre d’un rapport de force asymétrique, permet à la compagnie irlandaise de bénéficier d’une série d’aides publiques (souvent déguisées) qui participent largement à son succès. Enfin, en parallèle des pratiques en vigueur dans le low cost, Ryanair impose des conditions salariales très mauvaises à ses travailleurs. C’est ce qui le démarque des autres compagnies low cost. Pour ces différentes raisons, plus qu’une entreprise low cost, Ryanair est sans doute l’une des concrétisations les plus abouties en Europe de cette utopie capitaliste que l’économiste français Thomas Coutrot appelle « l’entreprise néolibérale ». [47]
Pour citer cet article : Bruno Bauraind et Jean Vandewattyne, "Ryanair ou l’utopie néolibérale", Gresea, décembre 2020.
Photo : Bram Donkers, Flickr.