Dans le maquis du marché débridé : il y a un pilote (expérimenté, SVP) dans l’avion ?

La pression idéologique qu’exerce sur les travailleurs le discours économique patronal depuis les années quatre-vingt s’appuie sur deux contrevérités.

La première, qui a justifié les privatisations et le retrait de l’Etat de la sphère économique, est que l’entreprise privée est la plus noble conquête de l’homme, qu’elle seule est le moteur efficace de la croissance et de la prospérité des nations.

La seconde contrevérité, qui participe du même mouvement destiné à concentrer le pouvoir économique entre les mains désentravées de l’initiative privée, invite chacun à jurer fidélité au culte du marché libre et sa main invisible, présentés comme les meilleurs garants d’une allocation optimale des ressources.

Bien sûr, cela ne tient pas la route.

La main invisible est, pour les tenants de l’idéologie néolibérale une forme de déité matérialiste qui leur sert à conquérir les âmes. Elle a remplacé le rôle de l’idole antique. Malheureusement, elle est plus proche du Moloch phénicien qui engloutissait ses propres enfants que d’Athéna, la déesse de la raison chez les anciens grecs, louée à juste titre par Homère dans Ulysse. Décidément, les thuriféraires de la soi-disant rationalité économique libérale se sont mis aujourd’hui à genoux devant les nouveaux marchands du temple ; et ils ne reculent devant rien pour assouvir leur soif de prosélytisme doctrinal.

Les ratés monumentaux du secteur privé offrent également assez de matière pour remplir une bibliothèque de "livres noirs" du capitalisme. (Mais on notera, en passant, qu’ils bénéficient d’un privilège qui n’est jamais accordé aux entreprises publiques : lorsque celles-ci ont des ratés, on y voit aussitôt la faillite de l’immixtion étatique que seule une privatisation pourrait remédier. L’inverse n’est pas vrai : personne ne demandera la nationalisation d’une entreprise privée qui s’est lamentablement plantée. La propagande patronale est passée par là.)

Chacun a en mémoire les fiascos d’Enron, de WorldCom ou de Parmalat. Ils n’ont rien d’exceptionnels. Ils illustrent plutôt, de manière caricaturale, le fonctionnement normal du secteur privé.

Voir le cas de General Motors, au bord de la faillite, dont la presse spécialisée dénonce le mauvais management et, pas moins, la lourdeur de sa "bureaucratie" [1] (piquante puisqu’en général adressée aux gros machins d’Etat) qui sera également formulée à propos de Hewlett Packard.

Voir encore le palmarès du "capitaine d’industrie" Al Dunlap qui a réussi le tour de force de couler les entreprises qu’il avait été chargé de sauver : Scott Paper (papier hygiénique) et Sunbeam (appareils ménagers), deux icônes du marché anglo-saxon [2].

Bien dirigées, les entreprises ? C’est probablement pour cette raison que, en 2004, 17% des dirigeants d’entreprise européens ont été remplacés et 42% d’entre eux virés comme des bons à rien [3].

Soit dit en passant : évidemment, quand ils sont virés, les dirigeants de ces compagnies s’arrangent toujours pour toucher de larges indemnités de licenciement, quand ils ne s’octroient pas de plantureuses participations aux bénéfices les mettant à l’abri du besoin. On comprend qu’ils soient souvent demandeurs de missions à durée déterminée. Il est vraisemblable que, vu les avantages accordés en cas de licenciement, nous serions tous demandeurs de ce type de "flexibilité".

Très performantes, les entreprises ? C’est probablement pour cette raison que, comme le révèle une étude récente sur le sort des initiatives privées dans le secteur des technologies de l’information, seulement un tiers (29%) de ces projets n’ont pas échoué [4]. Terminons ce bref survol avec Dexia (ex-Crédit communal) qui, entre 2000 et 2001, a jeté 8 milliards d’euros par la fenêtre pour des acquisitions foireuses [5]...

Même chose pour les vertus du marché et de la libre concurrence. On n’entrera pas ici dans la théorie du modèle de la concurrence pure et parfaite sinon pour rappeler qu’elle fonde toutes les constructions théoriques du discours économique patronal et que, comme l’a par exemple démontré l’économiste socialiste Joan Robinson, ce modèle "n’a aucun lien avec la réalité économique" [6]. Du vent. De la propagande.

Que dit-elle à ce propos dans son ouvrage "Hérésies économiques" ? Pour elle, la théorie d’un marché de concurrence pure et parfaite est une hypothèse fallacieuse. Elle en fait la démonstration de la manière suivante : un groupe de vendeurs d’une certaine marchandise peut augmenter le gain de chacun des membres du groupe en agissant de concert. Elle continue sur la lancée de ce raisonnement. Pour l’ancienne élève de Cambridge, même dans une économie mondialisée, chaque pays peut tirer avantage et renverser les termes de l’échange en sa faveur en restreignant l’offre de son produit et en réduisant sa demande du produit des autres pays. Ce qui fait que, en poursuivant son propre intérêt, chaque pays essaiera de gagner aux dépens du reste du monde. [7]

Où se trouve enfin la libre concurrence quand tel grand pays peut imposer sa volonté économique aux autres ? Rien n’est nouveau sous le soleil, et les Anglais, parce qu’ils se voyaient refuser la pénétration économique de la Chine au cours de la première moitié du XIXe siècle, ont finalement imposé à l’empire du milieu la guerre de l’opium. Pour ce faire, les sujets de la reine Victoria commencèrent à introduire l’opium dans les ports chinois. Ils se firent bientôt une clientèle nombreuse, quoiqu’illicite, et l’affaire se révéla extrêmement profitable. La guerre de l’opium se termina en 1842 et, outre que la Grande-Bretagne recevait le comptoir de Hong-Kong, cinq grands ports chinois s’ouvraient au commerce et à l’établissement des étrangers, mettant fin au splendide isolement de la Chine. C’est en raison de cette subordination de ses intérêts nationaux à la prépondérance économique impérialiste occidentale, que la Chine fut longtemps surnommée (notamment par l’ennemi héréditaire nippon) "l’homme malade de l’Asie". Cette appellation peu flatteuse allait perdurer jusqu’à la fin de la guerre civile.

Ce modèle, cette fable de la concurrence pure est en réalité démentie par une simple lecture des journaux. La concurrence est l’exception plutôt que la règle.

La règle, c’est : concentration et monopoles. La filière du tabac est dominée par six groupes mondiaux [8]. Les cinq premières banques contrôlent 80% du marché en Belgique [9]. Il subsiste aujourd’hui, pour faire illusion, 58 marques d’automobiles mais les cinq premiers groupes se partagent 75% du marché mondial (90% si on ajoute les cinq groupes suivants) [10]. Quelques grands groupes contrôlent également le secteur de la grande distribution, Carrefour, Tesco, etc. [11] Vu de manière panoramique, cela donne : "Les Etats du Nord et leurs sociétés transnationales contrôlent 82% du commerce du monde." [12] Pour conclure, la libre concurrence, foutaise. Sur le quotidien des travailleurs, sur leur combat au long terme, cela a des conséquences. On n’en retiendra qu’une ici.

C’est le caractère insoutenable du capitalisme. La concentration et les monopoles ne font qu’accentuer, jusqu’à la caricature, le fait qu’il est dans la nature même du capitalisme, comme Marx l’a souligné, de "accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot d’ordre de l’économie politique proclamant la mission historique de la période bourgeoise" [13]. Produire pour produire, sans tenir compte des besoins humains (l’offre créera la demande, règle d’or du système capitaliste), sans tenir compte des limites du marché : on peut difficilement imaginer une organisation plus irrationnelle de la société et, pourtant, c’est ainsi que cela fonctionne. Surproduction, surexploitation, course surréaliste au profit, puisque tel est le but suprême que s’est assigné le système capitaliste.

Système, il faut insister là-dessus. Car, individuellement, les patrons y sont tout autant soumis, ils doivent se prêter à la surenchère (produire toujours plus pour moins cher) sous peine de périr. "L’ennemi", pour utiliser ce langage guerrier, n’est pas le patron, mais le système.

Conséquence, donc : ne pas perdre de vue que l’objectif doit être une économie rationnelle, planifiée (remettre à l’agenda ce concept sera un des grands défis) et adaptée aux besoins de la population.

 


Pour citer cet article :
Erik Rydberg et Sacha Michaux, "18 fiches pour explorer l’économie. Quinzième fiche : le marché est (foireusement) monopolistique", Gresea, septembre 2005. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1707



Notes

[1] Financial Times, 23 avril 2005.] – une critique[[Financial Times, 23 juin 2005.

[2Financial Times, 24 mai 2005.

[3The Economist, 19 mai 2005.

[4The Economist, 11 juin 2005.

[5Le Canard Enchaîné, 27 juillet 2005.

[6"L’économie hérétique de Joan Robinson", Sophie Boutillier et Dimitri Uzunidis, revue L’économie politique (Alternatives économiques), n°7, 2000.

[7“Hérésies économiques”, Joan Robinson, Agora, 1971, p. 15.

[8Financial Times, 27 avril 2005.

[9The Economist, 21 mai 2005.

[10The Economist, 10 septembre 2005.

[11Financial Times, 30 septembre 2005.

[12"Les nouveaux maîtres du monde", Jean Ziegler, Fayard, 2002, p. 199.

[13Le Capital, Livre premier, in Œuvres, vol. 1, La Pléiade, p. 1099.