Organisé du 10 au 11 février 2025, le Sommet de Paris constituait la troisième rencontre internationale consacrée à l’intelligence artificielle. À la différence des deux précédents, celui-ci s’est davantage penché sur les opportunités offertes par ces nouvelles technologies plutôt que sur les risques potentiels.

Photo : Wikimedia_CC0 1.0 Universal
Deux jours de février 2025, Paris est devenu « la capitale mondiale de l’intelligence artificielle (IA) ». La ville a, en effet, accueilli le Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle, coprésidé par la France et l’Inde, réunissant plusieurs dizaines de chefs d’État, des organisations internationales, des dirigeants d’entreprises, des universitaires et de nombreux représentants de la société civile. Troisième sommet international sur l’IA organisé après ceux de Bletchley Park (Grande-Bretagne) en 2023 et de Séoul en 2024, celui de Paris mettait officiellement en avant trois grands objectifs :
- ouvrir l’accès au plus grand nombre à une IA indépendante, sûre et fiable ;
- développer des IA plus frugales et respectueuses de l’environnement ;
- s’assurer que la gouvernance mondiale de l’IA soit à la fois efficace et inclusive.
À cette fin, les discussions se sont articulées autour de cinq thèmes majeurs :
- l’IA au service de l’intérêt public,
- l’avenir du travail,
- l’innovation et la culture,
- l’IA de confiance,
- la gouvernance mondiale de l’IA.
Parmi les principaux résultats du Sommet, on notera l’adoption d’une déclaration finale « sur une intelligence artificielle inclusive et durable pour les peuples et la planète » , signée par soixante pays. Ou encore le lancement de l’initiative publique-privée Current AI, réunissant des entreprises du numérique (AI Collaborative, Google et Salesforce), des fondations (John D. and Catherine T. MacArthur Foundation, Patrick J. McGovern Foundation et Ford Foundation) et des gouvernements, dont celui de la France, avec pour objectif de lever 2,5 milliards d’euros en cinq ans pour « remodeler le paysage actuel de l’IA en développant et en soutenant des initiatives à grande échelle qui servent l’intérêt général » . Toutefois, les principaux enseignements de ce Sommet se situent sans doute ailleurs.
« Plug, baby, plug »
Tout d’abord, à la différence des sommets de Bletchley Park et de Séoul, qui s’étaient surtout intéressés aux risques courus par l’essor de l’intelligence artificielle, cette année « la présidence française a choisi de mettre l’accent sur l’innovation et sur le rôle que l’Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
devrait jouer face aux deux géants de l’IA (États-Unis et Chine) » . Détournant le slogan de campagne de Donald Trump « Drill, baby, drill » , le président Macron a ainsi affirmé : « Ici, il n’y a pas besoin de forer. C’est plutôt "plug, baby, plug". » Pour Sam Altman (président-directeur général d’OpenAI), cela s’est notamment traduit par « une énergie très différente » des deux sommets précédents, une impression confirmée par ses homologues, selon lesquels : « Pendant les réunions privées, les chefs de gouvernement se concentraient davantage sur la manière d’obtenir la construction d’énormes centres de données dans leur pays, plutôt que sur les questions de sécurité. »
De quoi alimenter une confusion des genres et des objectifs réellement poursuivis par le Sommet de Paris, entre forum de gouvernance et… foire commerciale. Comme l’explique notamment l’experte américaine du numérique Burcu Kilic, même le président Macron « ne semblait pas particulièrement intéressé par la mise en place de garde-fous en matière d’IA ou par la réussite du règlement européen sur l’IA (AI Act). Il s’est plutôt attaché à présenter la France comme une destination de choix pour les investissements dans l’IA » . De la même manière, la présidente Ursula von der Leyen, de son côté, a loué « l’approche distinctive de l’Europe en matière d’IA », avant d’annoncer à son tour des dizaines de milliards de fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
publics européens bientôt disponibles pour soutenir des projets d’infrastructures dans ce domaine sur le continent.
Pourtant, jusqu’ici, « l’approche distinctive de l’Europe » consistait surtout à miser sur la régulation et sur « l’effet bruxellois » pour garantir une économie numérique équitable et respectueuse des droits humains (voir La rem n°61-62, p.100). Mais, à l’image du tournant plus large pris par la nouvelle Commission von der Leyen en faveur de la « compétitivité » , l’accent est désormais mis plutôt sur la « simplification », supposément pour éviter de faire fuir les investisseurs ou de nuire à l’innovation, à la plus grande satisfaction des entreprises et de leurs lobbys qui plaident en ce sens depuis des années . Mais aussi dans une volonté d’éviter d’alimenter les critiques du gouvernement des États-Unis vis-à-vis de réglementations européennes qu’il accuse de viser de manière discriminatoire les géants américains du numérique. Un reproche que l’on retrouvait déjà dans la précédente administration, mais que le gouvernement de Donald Trump a avancé davantage encore afin réaffirmer la primauté mondiale des États-Unis .
America First
C’est d’ailleurs probablement l’autre enseignement majeur du Sommet de Paris : le tournant résolument nationaliste, voire impérialiste, désormais ouvertement assumé par les États-Unis. Dans ce qui constituait son premier discours de politique étrangère en tant que nouveau vice-président des États-Unis, JD Vance a ainsi été très clair : « Les États-Unis d’Amérique sont à la pointe de l’IA, et notre administration entend bien le rester. » Dans la foulée, pour bien signifier que désormais c’était « America First », les États-Unis ont refusé (avec l’Angleterre) de signer la déclaration finale, pourtant assez vague et non contraignante. En même temps, le vice-président Vance a également appelé l’Europe à se garder de mettre en place (ou de faire respecter) des réglementations qui pénaliseraient « injustement » les entreprises américaines, tout en défendant une vision bipolaire du paysage numérique mondial actuel. Ainsi, selon Burcu Kilic, « comme le vice-président JD Vance l’a clairement indiqué, vous êtes soit avec nous, soit avec la Chine. Pour les Américains, il n’y a pas d’autres joueurs dans ce jeu, seulement des partenaires juniors qui dépendent de l’infrastructure, des puces et de l’informatique dématérialisée des États-Unis » .
Face à cette approche, l’Europe a donc cherché à se présenter comme une puissance numérique mondiale à part entière, notamment en se posant en garante d’un cadre multilatéral fondé sur des règles mutuellement bénéfiques. Néanmoins, comme le souligne l’expert de l’Atlantic Council, Mark Scott, « en réalité, Washington et Bruxelles partagent des objectifs similaires dans leurs approches rivales de l’intelligence artificielle » . Et de poursuivre ainsi : « Les deux côtés de l’Atlantique espèrent stimuler l’innovation locale et le développement économique en dépensant des centaines de milliards de dollars, sous forme de financements publics et privés, dans des infrastructures sous-jacentes telles que le calcul à haute performance, afin de donner à leurs entreprises nationales une longueur d’avance sur leurs rivales internationales. Les responsables politiques répondent aux demandes nationales de l’industrie désireuse de tirer parti de la technologie, ainsi qu’à la concurrence mondiale de régimes autoritaires tels que la Chine. »
C’est ainsi qu’en janvier 2025, Donald Trump annonçait solennellement le projet Stargate, emmené par un consortium
Consortium
Collaboration temporaire entre plusieurs entreprises à un projet ou programme dans le but d’obtenir un résultat.
(en anglais : consortium)
réunissant OpenAI, Soft Bank, MGX et Oracle, qui est censé mobiliser des centaines de milliards de dollars d’investissements dans des projets d’infrastructures d’IA aux États-Unis . En réponse, la Commission européenne a donc profité du Sommet de Paris pour dévoiler un plan d’investissements de 50 milliards d’euros de fonds européens en faveur de l’IA, dans le cadre d’un engagement plus large d’entreprises privées à investir 150 milliards d’euros dans l’IA au sein de l’Union européenne au cours des cinq prochaines années. De quoi relativiser les sommes avancées par l’initiative Current AI au service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
d’une « IA pour l’intérêt général », moins de 3 milliards sur la même période.
Cherche gouvernance numérique mondiale…
Si le Sommet de Paris a donc essentiellement confirmé la course actuelle aux armements dans le domaine de l’IA, ainsi que la volonté (naïve ?) de l’Europe de s’y tailler une place de choix, l’enjeu des formes que pourrait et devrait prendre la gouvernance mondiale de ces technologies reste, quant à lui, plus qu’incertain. À ce propos, comme le fait remarquer Burcu Kilic, « bien que l’Inde ait coorganisé le Sommet et que l’événement ait été placé sous le signe de l’inclusion, il y a eu finalement peu d’indications sur ce que cette course à l’IA signifie pour les pays du Sud. Il semble que l’on ne s’attende pas à ce que ces derniers jouent un rôle important dans le façonnement du paysage de l’IA, si ce n’est en l’adoptant à grande échelle pour servir de marchés aux entreprises dominantes » .
La question des rapports Nord-Sud est pourtant cruciale pour l’avenir de la gouvernance mondiale de l’IA – et du numérique en général. Elle figurait d’ailleurs en bonne place parmi les priorités du Pacte numérique mondial adopté en septembre dernier dans le cadre des Nations Unies (voir La rem n°72, p.5), et dont il s’agit désormais d’assurer la mise en œuvre et le suivi. Un suivi qui passe notamment par le processus d’évaluation des vingt ans du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI, voir La rem n°69-70, p.5), qui se proposait déjà, en 2005, d’œuvrer à « des sociétés de l’information et de la connaissance centrées sur les personnes, inclusives et axées sur le développement ». Or, comme le souligne une coalition d’ONG principalement issues du Sud global, cette vision n’a jamais semblé aussi inaccessible… et urgente en même temps . Malheureusement, le moins que l’on puisse dire, c’est que le Sommet de Paris n’aura finalement pas fait grand-chose pour nous en rapprocher.
Cet article a paru sur site de La Revue européenne des médias et du numérique, 73-74, printemps-été 2025.

