C’est assez rare pour être souligné, en ce 1er février 2019, le quotidien L’Écho s’intéresse à l’évasion fiscale en titrant « le fisc [belge] réclame 90 millions d’euros à des multinationales » . Le journal va même plus loin -et il faut s’en féliciter- en mettant en lumière une pratique d’évasion fiscale mal connue : le prix de transfert
Prix de transfert
Établissement de prix entre filiales d’un même groupe, pouvant être sous-évalués ou surévalués en fonction de l’endroit où se situe l’unité : paradis fiscal ou région appliquant une fiscalité sévère.
(en anglais : transfer prices).
(ou transfert pricing pour les initiés). Un prix de transfert est un mécanisme comptable qui permet de transférer des bénéfices (ou des pertes) d’une filiale à une autre au sein d’un même groupe multinational. Prenons un exemple simple. Une entreprise qui produit des chaises en Belgique pour le marché suisse. Les chaises, après avoir été assemblées dans la banlieue bruxelloise, seront acheminées par camion dans les points de vente suisses de l’entreprise. Mais le prix (de transfert), fixé unilatéralement par la multinationale
Multinationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
, auquel les chaises sont payées par les magasins suisses de l’entreprise est bien en dessous du prix (de marché) que les consommateurs suisses devront payer pour s’asseoir sur lesdites chaises. Résultat, la filiale belge qui produit les chaises, et qui doit donc rémunérer les travailleurs et acheter la matière première, ne fera pas de bénéfices sur la vente de sa production. Elle ne payera pas d’impôt sur le bénéfice des sociétés en Belgique. Par contre, les magasins suisses vont acquérir une production à bas prix pour la revendre beaucoup plus cher sur le marché. Résultat : les bénéfices qui devaient, en toute logique, être localisés en Belgique se trouvent déplacés (et plus faiblement imposés) en Suisse. Voilà pourquoi, des paradis fiscaux comme les îles Anglo-Normandes se retrouvent en tête des classements des plus grands exportateurs de bananes alors qu’il y pleut 10 mois par an…
Revenons à l’article de presse paru ce matin. Selon le journaliste, les prix de transfert sont désormais sous « surveillance » en Belgique. Il en veut pour preuve qu’en 2018, la cellule prix de transfert du ministère des Finances a investigué sur 132 dossiers et a réclamé près de 90 millions d’euros à des multinationales. Bigre ! L’impunité fiscale en Belgique, ce serait donc fini. Que quelques lignes plus tard, il faut même faire intervenir un fiscaliste renommé pour secourir les multinationales et expliquer que l’administration doit néanmoins faire attention à ne pas confronter les multinationales à une « double imposition économique et internationale ». Dans notre exemple, les chaises seraient imposées en Belgique et en Suisse… Faut pas pousser sinon, on tombe de la chaise. Pour éviter cela, notre fiscaliste encourage les multinationales à « discuter » auparavant avec la commission « ruling fiscal » de l’administration belge. Histoire de payer un petit forfait et d’échapper à ces inspecteurs malfaisants. Voilà les AB InBev, Coca-Cola, NMLK et consorts sauvés de l’enfer fiscal belge.
S’il est indéniable que l’administration fiscale prend de plus en plus en compte les pratiques d’optimisation fiscale, nous serons néanmoins moins dithyrambiques que le journal l’Écho. En effet, en 2014, rien qu’en Wallonie, 1.466 entreprises du secteur privé étaient sous le contrôle d’un donneur d’ordre étranger … Cette dépendance externe de l’économie wallonne ne cesse d’augmenter depuis. En d’autres termes, il y avait au moins 1.466 multinationales sur le sol wallon en 2014. Si on se contente de doubler ce chiffre pour estimer le nombre de filiales de multinationales actives en Belgique en 2018, on obtient une estimation très basse de 2.932 filiales d’entreprises multinationales. Si on s’en tient à notre estimation, l’année dernière, les inspecteurs de la cellule prix de transfert ont donc contrôlé environ 4% (132 sur 2.932) des entreprises en capacité de manipuler les prix de transfert en Belgique. Si en contrôlant 4% de ces entreprises, le fisc espère récupérer 90 millions d’euros, en contrôlant 100% des multinationales, il aurait pu faire rentrer, au minimum, 2,2 milliards d’euros dans les caisses de l’État pour 2018… Cette perte pour le budget de l’État n’a évidemment rien à voir avec les compétences des inspecteurs de la cellule prix de transfert. Par contre, elle interroge les pouvoirs publics belges et européens quant à leur volonté de mettre fin à l’impunité fiscale des multinationales… quoi qu’en pense le journal l’Écho.