Fin juin 2012, la direction de PSA (Peugeot-Citroën) annonçait la fermeture de son usine à Aulnay-sous-Bois et le licenciement collectif de 8.000 travailleurs. Est-ce une information ? De quoi et sur qui ? Ah... il faut sans doute commencer par là.
En 1959, le philosophe Ernst Bloch a dit une petite chose qui mérite d’être constamment gardée à l’esprit. Ce qu’il a offert, là, c’est une paire de lunettes. Les lunettes, comme on sait, permettent à qui voit moins bien de recouvrer ses facultés de vision. Tout le monde n’en a pas besoin. Mais tout le monde, pour voir clair dans ce qui se passe autour de lui, utilise un filtre. On le croit personnel, il est en réalité social. On voit le monde de telle ou telle manière parce que le milieu familial, le milieu scolaire, le milieu du "bon sens" et des "convenances" dans la vie adulte invitent à le voir ainsi. Il est rare, et difficile, de prendre du recul par rapport à cet héritage.
Pour tenter de comprendre ce qui se passe à Aulnay-sous-Bois, ou ailleurs, les lunettes filtrantes de Bloch sont précieuses. Voici ce qu’il disait, en parlant de l’incapacité des bourgeois de s’approprier "l’acide lucidité" d’une lecture matérialiste et marxiste du monde. On va mettre cela en caractères gras :
Le fait qu’ils "ne comprennent pas", écrit Bloch, "ne veulent pas comprendre en raison d’un intérêt essentiellement bourgeois, ne peuvent pas le comprendre par ignorance, ne nous apprend absolument rien sur le marxisme
Marxisme
Théorie et doctrine économique, politique et sociétale, fondée par les penseurs allemands Marx et Engels, appelant à la création d’une société plus juste, le communisme ; selon eux, la lutte de classes menée par les travailleurs permettrait de sortir du capitalisme et concrétiserait le besoin de développement technique et social de l’humanité.
(en anglais : marxism)
lui-même mais uniquement sur leur propre tendance restauratrice." [1]
Dit autrement, ce qui au quotidien, par la radio ou par la presse, nous informe sur le monde nous apprend en réalité (quasi) rien sur lui – mais bien, et uniquement, sur la "tendance" dont ces organes d’information se font les porte-parole : tendance qu’on qualifiera de "restauratrice" en ce sens qu’elle vise à préserver l’ordre social et, donc, ne pas remettre en cause les rapports entre dominants et dominés, gouvernants et gouvernés, employeurs et employés, etc. Chacun à sa place !
Un problème de stratégie ?
Peugeot, dont la plupart n’en savent que ce qu’en disent les médias, illustre assez bien cela. Y a-t-il beaucoup d’ouvriers pour lire De Standaard, quotidien flamand de coloration chrétienne et conservatrice ? A supposer qu’ils le fassent, voici ce qu’ils en apprendront : le problème de Peugeot, raconte un "expert" rameuté pour la cause, est que le constructeur français "a raté le train de la mondialisation" [2]. C’est une rengaine assez usée. Elle consiste à dire que, sur un marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
européen décrit comme saturé, Peugeot a trop attendu pour se positionner, à l’instar des Allemands, sur le créneau de la voiture haut de gamme à l’exportation vers les pays dits émergents. Amusant. Car si le point de vue est exact, ce ne sont pas les 8.000 travailleurs du plan de restructuration (3.000 à Aulnay, à liquider, et 5.000 ailleurs) qu’il faudrait licencier – ils ne sont pour rien dans cette erreur de "stratégie" – mais toute la direction, voire aussi les propriétaires, dès lors à exproprier. C’est une suggestion que la presse se garde bien de faire. Elle n’est pas là pour décrire la réalité, Bloch l’a bien souligné, elle donne uniquement à voir ses propres "tendances".
La stratégie – et la rengaine – paraissent d’autant plus foireuses que, à entendre Frédéric Bricnet (bureau d’études Syndex), cité par le Canard enchaîné, Peugeot a en réalité centré sa production dans chacun de ses segments sur des "modèles sophistiqués" susceptibles de "damer le pion aux Allemands" et que... "le bide a été total" [3]. Est-ce que les ouvriers lisent le Canard enchaîné ? Ils auraient intérêt. L’hebdomadaire satyrique fait partie des rares organes de presse qui refusent de prendre des vessies pour des lanternes. Mais, donc, bide total. Raison de plus pour licencier direction et propriétaires.
Un problème de seuil de rentabilité ?
Avec les petits schémas chiffrés des "surcapacités structurelles", on a une autre rengaine. Les usines en Europe tournent en moyenne, apprend-on, à 65% des capacités de production et des constructeurs comme Peugeot, Renault et Fiat se "situent en dessous du niveau de flottaison". Naufrage assuré, donc. Car il faudrait en effet, à suivre le raisonnement, arriver à production utilisant entre 75 et 80% des capacités pour que le "seuil de rentabilité" soit atteint et que l’affaire marche. Là, c’est dans le journal Les Échos, daté du 16 juillet. Dans le journal Le Soir, daté du 13 juillet, la moyenne européenne monte de trois crans, à 68%, et le seuil de rentabilité, péremptoirement, à 80%. Inutile de chercher comment ils arrivent à ces chiffres. Ce qui expliquerait que, dans l’industrie automobile, le business peut se maintenir à flot à la condition qu’il tourne à 75 ou 80%, très exactement (pas 74 ni 81%, pas 60 ou 90%), voilà qu’il faut prendre comme une donnée divine, une vérité qui va soi. Des "experts" ont calculé et... circulez, il n’y a rien à voir.
Il y a lieu de s’y arrêter un peu. A suivre cette logique, en effet, le problème ne serait pas tant de produire une quantité de voitures dont la vente sera vraisemblablement assurée mais, plutôt, de faire fonctionner les usines – comme un but en soi – au niveau de rendement maximal qui est le leur. Et peu importe si telle gamme de voitures est un "bide total"... C’est un tantinet absurde. Cela revient à supposer que la capacité de production d’un bide est plus importante que ses caractéristiques propres, qui sont celles d’un bide, invendable.
Il y a plus significatif. Lors des mobilisations contre le plan Peugeot, Michael Galais, délégué CGT de l’usine Peugeot de Rennes (1.400 suppressions d’emplois prévues), aura ce commentaire : "Comment est-ce qu’ils peuvent dire qu’on est trop nombreux, alors que déjà maintenant, on court pour faire trois, quatre, cinq voire six postes ! Tous les jours, il y a des accidents de travail." [4] Dit autrement, la rengaine des surcapacités et du seuil de rentabilité peut, du point de vue des travailleurs, être considérée avec des lunettes complètement différentes : faire tourner l’usine à, mettons, 50% des capacités, peut s’avérer une excellente piste pour améliorer les conditions de travail, bosser moins vite, vivre avec moins de stress...
Un problème de coût salarial ?
Le plus drôle de l’affaire est fourni par la direction de Peugeot. Elle ne parle pas de surcapacité ou de seuil de rentabilité. Pas un mot là-dessus. Pour Philippe Varin, PDG de Peugeot, le problème numéro un est... de réduire les charges salariales. L’impératif, pour lui, est de "restaurer nos marges".
Et, là, tout simple : "Il faut baisser les charges qui pèsent sur le travail de manière massive." [5] Pour la bonne mesure, on mentionnera ici que même le journal financier français, Les Échos, qui rapporte ces propos, prend cette sortie avec des pincettes en rappelant que le coût horaire, dans l’automobile, reste en France inférieur de 29% à celui de l’Allemagne.
On ajoutera que, d’après des calculs effectués par la CGT, les salaires et cotisations sociales ne représentent que 6 à 10% dans une usine d’assemblage comme celle d’Aulnay-sous-Bois et, comme précise Philippe Portier, responsable du secteur automobile à la CFDT, que "même si on diminuait le coût salarial
Coût salarial
Montant de la rémunération réelle et totale versée par le patron ou l’entreprise aux travailleurs actifs. Le terme « coût » est en fait impropre et est considéré uniquement du point de vue de la firme. Il comprend deux éléments : le salaire direct ou salaire poche et le salaire indirect ou différé. Le premier est ce que le travailleur reçoit en propre, sur son compte ou en liquide. Le second comprend les cotisations à la Sécurité sociale (ouvrières et patronales) et le précompte professionnel (voir ce terme). C’est ce que le travailleur reçoit lorsqu’il est en période, momentanée ou non, d’inactivité. En réalité, cet argent sert à payer les inactifs du moment. Mais si le travailleur tombe lui-même dans cette situation, il sera financé par ceux qui restent en activité à cet instant. C’est le principe de solidarité. Le salaire différé fait donc bien partie de la rémunération totale du travailleur.
(en anglais : total labour cost ou, de façon globale, compensation of employees)
de 20%, le prix de revient ne baisserait, lui, que de 1%." [6]
Maintenant, d’évidence, supprimer une usine et 8.000 travailleurs devrait conduire à améliorer les "marges", surtout si la stratégie maison a opté pour la production d’un grand nombre de "bides" qui se vendent mal. Mais cela ressemble à une fuite en avant.
Un problème de riposte ouvrière ?
Dans un entretien accordé à L’Humanité [7], la députée communiste Marie-George Buffet avance quelques contre-propositions qui méritent considération. Elle prône tout d’abord que la gauche, majoritaire à l’Assemblée nationale, légifère dans le sens d’une interdiction des licenciements collectifs pour motifs économiques dès lors que l’entreprise concernée réalise des bénéfices et distribue des dividendes à ses actionnaires. Ce qui est le cas de Peugeot. Cette idée avait été avancée par la Front de la gauche lors de la précédente législature, sous Fillon-Sarkozy. Il suffit de l’exhumer.
Ensuite, estime-t-elle, il faut accorder des nouveaux droits aux salariés. Ils doivent obtenir un droit de regard et d’influence sur les décisions de la direction, notamment en termes d’alternatives. Une telle loi, dit-elle, "doit donner au salariés un pouvoir de suspension face à l’annonce d’un plan social." Le patron qui décide seul, c’est fini : on discute. C’est une piste intéressante, parsemée de chausse-trappe, certes, mais intéressante.
Enfin, de manière plus problématique, elle juge que le rôle de l’État est d’œuvrer à un "redressement du secteur" et, particulièrement, par une "relance de la demande intérieure". Relancer la demande intérieure est du langage économique qui signifie tout bonnement que les salaires doivent être augmentés et, donc, que les travailleurs obtiennent une plus large part des richesses qu’ils ont eux-mêmes créées. A la plupart, cela paraîtra logique, simple mesure de justice sociale. Mais cela devient problématique dès lors que la revendication est couplée avec les ennuis du secteur automobile. Quoi ! Les gens doivent gagner plus juste pour acheter plus de bagnoles ? Il faudrait "relancer" les salaires pour redresser Peugeot ?
Un problème de système économique ?
Voilà qui nous ramène aux surcapacités – et ce qui se cache derrière cette notion. Au mois de février 2012, le journal Le Monde rendait compte des auditions que le Sénat français avait organisé sur les problèmes du secteur [8]. L’image qui en ressortait était contrastée. En effet, au même moment, apprenait ce journal, Renault inaugurait sa nouvelle usine à Tanger (Maroc), un site outillé pour produire 400.000 véhicules par an "destinés essentiellement au marché européen" – sans qu’il soit fait usage, ici, du terme de surcapacité pour stigmatiser l’initiative. (Pas plus, d’ailleurs, qu’au sujet de l’installation par Toyota d’une usine entièrement neuve à Valenciennes au moins de juin 2000, avec une capacité de 150.000 véhicules par an : il ne sera pas question d’un quelconque problème de "surproduction
Surproduction
Situation où la production excède la consommation ou encore où les capacités de production dépassent largement ce qui peut être acheté par les consommateurs ou clients (on parle alors aussi de surcapacités).
(en anglais : overproduction)
" dans le papier commémoratif que le journal Les Échos va lui consacrer [9].)
Les patrons et "experts" cités par Le Monde n’auront cependant que ce mot à la bouche. Il y a en Europe, dit Carlos Tavares de Renault, "entre 3 et 11 millions de surcapacité". Yann Lacroix, expert chez Euler Hermès, fait montre d’une même inquiétude : "Entre 2007 et 2011, le marché européen s’est contracté de manière importante. En quatre ans, le nombre de voitures vendues a chuté de 16 à 13,5 millions." Crise aidant, naturellement.
L’image contrastée, pour résumer, raconte ceci. Primo, que ce n’est pas tant un problème de surcapacité qu’un problème de baisse des ventes due à la crise, donc, un phénomène conjoncturel et non structurel. Secundo, qu’il y a, structurellement cette fois, délocalisation
Délocalisation
Transfert de production vers un autre pays. Certains distinguent la délocalisation au sens strict qui consiste à déplacer des usines ailleurs pour approvisionner l’ancien marché de consommation situé dans la contrée d’origine et la délocalisation au sens large qui généralise ce déplacement à tout transfert de production.
(en anglais : offshoring).
importante de la production (complète comme avec Renault ou partielle comme avec les constructeurs allemands qui font faire ailleurs des composants) qui exacerbe une concurrence sur les prix – et les salaires : ce n’est, à nouveau, pas tant la surcapacité induite par cette nouvelle division du travail qui fait problème que l’affaiblissement de la position concurrentielle des usines européennes. Dont on dira qu’elles sont en surnombre (surcapacité !), mais seulement elles, jamais celles du Maroc, de Slovénie, de Turquie ou d’autres pays à bas salaires.
Reste la question de fond. Faut-il pour sauver le secteur le "redresser" ? C’est-à-dire faire en sorte que les gens puissent en acheter plus. La production de véhicules en Europe, indique Le Monde, déjà cité, a chuté de 11% entre 2007 et 2011, passant de 23,1 millions d’unités à 20,5 millions. Mais, 20,5 millions, n’est-ce pas déjà trop ? Le chiffre est abstrait et défie l’imagination ; on peut cependant faire l’effort : placés pare-choc contre pare-choc, ces 20,5 millions représentent, chaque année, une nouvelle file de voitures d’environ 60 kilomètres. Qui vont encombrer les villes, dénaturer les paysages, asphalter l’espace public, casser les oreilles de tout le monde. Si on s’organise correctement, cela pourrait très bien fonctionner en réduisant drastiquement la production. La faire chuter à 10 millions, mettons, voire cinq, pourquoi non ?
Évidemment, cela pose la question de la propriété privée des moyens de production. Tant qu’elle subsistera, "on" ne pourra pas réorganiser le secteur – par exemple en instituant une durée du travail d’une demi-journée, voire d’un tiers, à salaire inchangé, ou presque. Tout le monde y gagnerait, sauf les propriétaires, actionnaires, spéculateurs et compagnie.
On a commencé avec Ernst Bloch, on va finir avec lui. Dans l’ouvrage cité, il a cette autre phrase qui mérite aussi d’être imprimée en caractères gras :
"L’inadéquation entre les forces productives depuis longtemps socialisées et les formes d’appropriation du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
privé : cette contradiction fondamentale, inhérente à la société capitaliste évoluée, peut être, il est vrai, occultée de manière éphémère par des hausses soudaines de conjoncture
Conjoncture
Période de temps économique relativement courte (quelques mois). La conjoncture s’oppose à la structure qui dure plusieurs années. Le conjoncturel est volatil, le structurel fondamental.
(en anglais : current trend)
entre les crises ou par des théories charlatanesques, ce qui n’empêche qu’elle est toujours là, et seul le marxisme est à la fois le détective et le libérateur, la solution théorique et pratique de la plus périmée de toutes les contradictions." [10]
Il écrivait cela en 1959. Peugeot, Aulnay-sous-Bois, c’est, tout bien examiné [11], la "plus périmée de toutes contradictions".