New York, le 22 septembre 2024. Le secrétaire général de l’ONU ONU Organisation des Nations Unies : Institution internationale créée en 1945 pour remplacer la Société des Nations et composée théoriquement de tous les pays reconnus internationalement (193 à ce jour). Officiellement, il faut signer la Charte de l’ONU pour en faire partie. L’institution représente en quelque sorte le gouvernement du monde où chaque État dispose d’une voix. Dans les faits, c’est le Conseil de sécurité qui dispose du véritable pouvoir. Il est composé de cinq membres permanents (États-Unis, Russie, Chine, France et Grande-Bretagne) qui détiennent un droit de veto sur toute décision et de dix membres élus pour une durée de deux ans. L’ONU est constituée par une série de départements ou de structures plus ou moins indépendantes pour traiter de matières spécifiques. Le FMI et la Banque mondiale, bien qu’associés à ce système, n’en font pas officiellement partie.
(En anglais : United Nations, UN)
, António Guterres, savoure le moment. L’assemblée générale vient en effet d’adopter par consensus le « Pacte pour le futur ». Un document qui ponctue un travail de plusieurs années destiné à donner un nouveau souffle au multilatéralisme onusien. « Je salue les trois accords historiques, qui marquent un tournant vers un multilatéralisme plus efficace, plus inclusif et fonctionnant plus en réseaux », déclare ainsi M. Guterres devant les chefs d’État réunis pour l’occasion. Les trois accords en question sont le Pacte pour le futur et ses deux annexes, la Déclaration sur les générations futures et le Pacte numérique mondial [1].

À l’heure où les technologies numériques ont atteint une importance et une centralité décisives dans l’ensemble des domaines qui structurent les relations internationales (sécurité, économie, culture, développement, etc.), le Pacte numérique mondial constitue « le premier cadre mondial pour la coopération numérique et la gouvernance de l’intelligence artificielle (IA) » . Dans ce dernier domaine, il vient notamment corriger une situation identifiée dans un rapport publié peu avant le sommet, dont la revue Nikkei Asia s’était fait l’écho : « Sur les 193 États membres de l’ONU, 118 n’ont participé à aucune initiative interrégionale de gouvernance de l’IA, comme les principes de l’OCDE OCDE Organisation de Coopération et de Développement Économiques : Association créée en 1960 pour continuer l’œuvre de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) chargée de suivre l’évolution du plan Marshall à partir de 1948, en élargissant le nombre de ses membres. A l’origine, l’OECE comprenait les pays européens de l’Ouest, les États-Unis et le Canada. On a voulu étendre ce groupe au Japon, à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui, l’OCDE compte 34 membres, considérés comme les pays les plus riches de la planète. Elle fonctionne comme un think tank d’obédience libérale, réalisant des études et analyses bien documentées en vue de promouvoir les idées du libre marché et de la libre concurrence.
(En anglais : Organisation for Economic Co-operation and Development, OECD)
en matière d’IA, les principes du G20 G20 Extension du G8 à d’autres pays de la planète, considérés comme importants par leur taille et leur poids politique et économique. Il s’agit de 19 pays (Afrique du Sud, Allemagne, Arabie Saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Russie et Turquie) et de l’Union européenne. Créé en septembre 1999, ce groupe a pris une importance croissante avec la crise économique, étant donné qu’il apparaît que celle-ci ne peut plus être résolue par les pays du G8 seuls.
(En anglais : G20)
en matière d’IA et la dernière déclaration ministérielle de Séoul
 », tandis qu’à l’inverse, « l’Allemagne, le Canada, les États-Unis, la France, l’Italie, le Japon et le Royaume-Uni ont participé à toutes les principales initiatives internationales de gouvernance de l’IA citées dans le rapport » .

Le Pacte visait donc à remédier à cette situation et, plus largement, selon le portail de l’ONU qui lui est dédié, à « promouvoir un avenir numérique ouvert, libre et sûr pour tout le monde, centré sur l’être humain, ancré dans les droits humains universels et permettant d’atteindre les objectifs de développement durable ». Pour ce faire, de nombreuses consultations ont été menées entre les différentes « parties prenantes », à commencer par les États membres, bien sûr, mais aussi le secteur privé, les communautés techniques et scientifiques ou encore les ONG et la société civile. Tout ceci a débouché sur un document final d’une petite vingtaine de pages, qui énonce une série d’objectifs et de principes fondamentaux, ainsi que des « engagements à actions » devant permettre de les traduire dans la pratique. Il se termine par une section consacrée au « Suivi et examen de la mise en œuvre ».

 Un texte ambitieux…

Parmi les grands principes qui structurent le texte, on retrouve la promotion de la connectivité universelle, des droits humains en ligne, de l’inclusion et de l’équité numérique, d’un environnement numérique sûr et sécurisé ou encore du rôle des technologies numériques en faveur du développement durable. En termes d’objectifs et d’actions, cela se traduit par des engagements à contribuer au développement des infrastructures numériques dans les pays en développement, à mettre en place de nouveaux modes de gouvernance pour les technologies émergentes (à l’image de la proposition de création d’un panel scientifique international sur l’IA pour l’évaluation des risques et des opportunités) ou encore à lutter contre la désinformation en ligne.

Enfin, bien que (ou parce que) le Pacte n’est pas juridiquement contraignant, la dernière section propose des pistes pour assurer sa mise en œuvre et son suivi. Parmi celles-ci, l’engagement à convoquer une réunion de haut niveau lors de la quatre-vingt-deuxième session de l’assemblée générale de l’ONU et, entre-temps, la tâche confiée au secrétaire général de « présenter aux États et aux autres parties prenantes, pour examen, un plan de mise en œuvre du Pacte, qui tienne compte des contributions du système des Nations Unies et des autres parties concernées, et d’en rendre compte, avant l’examen à 20 ans du Sommet mondial sur la société de l’information ».

 … malgré les tensions géopolitiques

Étant donné les nombreuses tensions qui traversent aujourd’hui les relations internationales, le fait même que ces accords aient pu être adoptés par consensus constitue un petit événement en soi. Il faut toutefois préciser que ce consensus a failli voler en éclat, lorsqu’un groupe de six pays emmenés par la Russie ont proposé un amendement de dernière minute, indiquant que l’ONU « doit être guidée par un processus décisionnel intergouvernemental » et que « son système ne doit pas intervenir dans des questions qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État » . Une manière de dénoncer ce que le représentant russe a qualifié de « despotisme » de la part de l’ONU et des facilitateurs des négociations (l’Allemagne et la Namibie), qui, selon lui, auraient uniquement inclus ce qui leur était dicté par les pays occidentaux tout en ignorant les demandes de la Russie.

La manœuvre a finalement échoué après que la République démocratique du Congo (qui représentait 54 pays africains) a proposé une motion de « non-action Action Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
 » sur l’amendement russe, motion qui a reçu 143 votes pour, 7 contre et 15 abstentions, ouvrant dès lors la voie à une adoption « par consensus » du Pacte et de ses annexes. L’incident révèle toutefois les fractures bien réelles qui sous-tendaient ces négociations, y compris dans le domaine du numérique, où cette opposition entre une approche intergouvernementale stricte (défendue traditionnellement par la Russie et la Chine, mais aussi par de nombreux pays en développement) et une approche « parties prenantes » ou multipartite (multistakeholderism), plus en phase avec les intérêts Intérêts Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
des pays du Nord, cristallise les tensions depuis plusieurs décennies (voir La rem n°69-70, p.5).

L’échec russe ne signifie pas pour autant le triomphe de cette seconde approche, loin s’en faut. En effet, de nombreux acteurs de la société civile internationale se sont inquiétés d’un processus de négociation « conduit sous la seule impulsion des gouvernements et du bureau de l’envoyé du Secrétaire général des Nations unies pour la Technologie », dans lequel « les consultations plus larges des parties prenantes ont été chorégraphiées pour donner l’impression d’être inclusives, alors qu’en réalité, l’inclusion n’a été qu’une réflexion après coup » . Au niveau du texte lui-même, d’autres ont fait remarquer que « la société civile, le monde universitaire, le secteur privé, la communauté technique et les communautés de base concernées (à la fois celles qui sont marginalisées et les "bénéficiaires" de ce type de processus) ne sont pas inclus de manière significative dans les consultations relatives à la conception ou au fonctionnement des nouveaux organes et mécanismes proposés, ni dans le suivi ou la mise en œuvre du Pacte, ce qui pose problème » .

 Un modèle « idéal » menacé ?

De quoi faire craindre un recul du modèle multipartite de gouvernance du numérique en vigueur jusqu’ici au sein de l’ONU, notamment dans le cadre du Forum de gouvernance de l’internet et plus largement du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) dont il était issu (voir La rem n°69-70, p.5). Un héritage vis-à-vis duquel le Pacte numérique mondial se montre d’ailleurs ambigu, notamment en proposant de centraliser désormais les discussions relatives à la gouvernance du numérique à New York, à travers la coordination du bureau de l’envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU pour les questions technologiques. Pour M. Komaitis, le constat est clair : « Il n’y a peut-être pas beaucoup de gagnants dans ce Pacte, mais la Chine, et le bureau de l’envoyé pour la Technologie, en font partie. » Non pas que la Chine ait réussi à obtenir tout ce qu’elle voulait dans ces négociations, mais, selon lui, le fait que « l’envoyé pour la Technologie a dirigé un processus moins collaboratif et moins ouvert comparé au SMSI » aurait indirectement fait le jeu de Pékin dans sa volonté de « promouvoir une structure de gouvernance stato-centrée et top-down », en particulier au sein du G77 .

Il serait toutefois trompeur de présenter ces évolutions comme une rupture face à une situation qui aurait été idéale jusque-là. Une position que l’on retrouvait pourtant dans une lettre ouverte adressée à l’ONU en juillet dernier par des experts et certains fondateurs du web (parmi lesquels Tim Berners-Lee lui-même ou encore M. Komaitis), dans laquelle on pouvait lire que, face aux menaces de centralisation et de contrôle étatique sur le numérique, il fallait s’assurer que « les propositions en matière de gouvernance numérique restent cohérentes avec la pratique extrêmement fructueuse de la gouvernance de l’internet par les parties prenantes, qui nous a permis d’avoir l’internet d’aujourd’hui  » (c’est nous qui soulignons). Certes, selon les signataires, « l’engagement des gouvernements dans la gouvernance numérique et de l’internet est nécessaire pour faire face aux nombreux abus de ce système mondial, mais il est de notre responsabilité commune de maintenir le modèle de gouvernance de l’internet ascendant, collaboratif et inclusif qui a servi le monde au cours du dernier demi-siècle » .

In fine, le Pacte continue bel et bien de présenter explicitement le multipartisme comme l’approche de référence pour la gouvernance du numérique en lien avec les acquis du SMSI. Mais, surtout, on peut difficilement ignorer le fait que le fonctionnement et la gouvernance du numérique sont d’ores et déjà extraordinairement centralisés… entre les mains d’une poignée d’acteurs, pour l’essentiel privés et issus des pays riches. Un constat formulé dans une autre lettre ouverte, publiée en réponse à la première, par une coalition d’ONG cette fois principalement issues du Sud. Pour celles-ci, « le "modèle ascendant, collaboratif et inclusif de gouvernance de l’internet qui a servi le monde au cours du dernier demi-siècle", auquel il est fait référence dans la lettre, est une aspiration plutôt qu’une description des réalités actuelles. Dans la pratique, la gouvernance de l’internet n’a jamais été totalement inclusive ni suffisamment représentative ». Les signataires poursuivent en affirmant qu’« il est éminemment clair que la vision cyberlibertaire d’antan est à l’origine de la myriade de problèmes auxquels est confrontée aujourd’hui la gouvernance numérique mondiale ». Dès lors, selon eux, « la présence des gouvernements dans l’espace numérique n’est pas seulement nécessaire pour lutter contre les préjudices ou les abus. Ils ont un rôle positif à jouer dans la réalisation de toute une série de droits humains pour des sociétés numériques inclusives, équitables et florissantes » .

 Des lignes de fractures multiples

On le voit, les tensions qui ont entouré les négociations et le contenu du Pacte numérique mondial recouvrent donc plusieurs axes qui contribuent parfois à brouiller les lignes : États vs parties prenantes ; centralisation vs décentralisation ; intérêts privés vs intérêts publics ; pays riches vs pays en développement. Une chose est sûre, les prochains mois seront cruciaux pour savoir dans quelle direction les équilibres tendent. Premier rendez-vous d’importance : les 20 ans du SMSI organisés en 2025 qui permettront d’y voir plus clair sur la façon dont celui-ci s’articule avec le nouveau Pacte. De nombreuses organisations de la société civile souhaitent notamment que l’on y réaffirme encore plus clairement l’inscription du Pacte dans la lignée du SMSI (et non l’inverse), même si certaines insistent aussi, en parallèle, sur le fait que « les processus numériques multipartites doivent tenir compte des asymétries de pouvoir entre les parties prenantes, ainsi que de la diversité de leur nature et de leur rôle » .

Plus largement, les deux expertes et militantes indiennes Anita Gurumurthy et Nandini Chami résument bien le sentiment de nombreuses associations actives dans la justice numérique par rapport au Pacte et à son suivi : « Le Pacte est le fruit d’une lutte d’idées menée sur fond de guerre et de pénurie. Nous aurions certainement pu obtenir de meilleures garanties en matière de droits humains pour les personnes les plus marginalisées dans la société numérique, et un nouveau cadre audacieux fidèle à l’idéal du Secrétaire général d’un avenir commun et d’un avenir des communs pour la gouvernance des données. Mais pour l’instant, même si nous reprenons nos luttes pour un avenir numérique émancipateur, le Pacte, avec toutes ses imperfections, est là, et l’une de nos priorités au sein de la société civile consiste à élaborer une stratégie coordonnée pour donner suite à son mandat. »
Affaire à suivre, donc…


Cet article a paru dans la Revue européenne des médias et du numérique, n°72, hiver 2024-2025.


Notes

[1Voir la présentation du Pacte numérique global ainsi que l’accès aux textes complets sur un.org/fr/summit-of-the-future/global-digital-compact