Depuis 1992, les objectifs climatiques sont négociés lors des COP. Après trois décennies de discussions, les résultats ne sont clairement pas à la hauteur. Retour sur l’histoire de la formulation des objectifs climatiques – entre science et politique – et sur le rôle des modèles climatiques et des promesses technologiques dans leur définition.
La première conférence internationale sur l’environnement se tient à Stockholm en 1972, sous l’égide des Nations unies, et donne naissance au Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE). Lors de ce premier sommet de la Terre, les dirigeants politiques mondiaux décident de se réunir tous les dix ans pour faire le bilan environnemental de la planète. Le rapport Meadows [1] au club de Rome sur les limites à la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
a déjà fait l’objet d’une communication en 1971 et sera publié fin 1972, marquant un intérêt croissant pour la question. Dix ans plus tard, le deuxième sommet de la Terre (Nairobi, 1982) ne débouche sur aucune décision et se trouve marqué par le désintérêt des États-Unis de Reagan, qui avait envoyé sa fille comme déléguée.
En 1992, au sommet de la Terre de Rio de Janeiro, trois conventions sont signées par une centaine de pays : la Convention des Nations unies sur la désertification, la Convention sur la biodiversité et la Convention sur le climat (Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique ou CNUCC). Dans son article 2, la CNUCC se donne comme « objectif ultime » de « stabiliser la concentration de gaz à effets de serre dans l’atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique ». Cette convention marque le début d’un cycle de négociations multilatérales sur le changement climatique.
COP : de la prise de conscience internationale à l’échec de Copenhague
La première COP – la conférence des parties, les pays signataires de la CNUCC – se tient à Berlin en 1995. Mais ce n’est qu’en 1997, lors de la troisième COP, qu’un premier accord est conclu : le protocole de Kyoto. Trente-sept pays, la plupart industrialisés, s’engagent à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre [2] (GES) de 5% par rapport au niveau de 1990. Le protocole entre en application en 2005, après sa ratification par 175 pays [3]. Il introduit des mécanismes de marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
, en transformant les émissions de GES en actifs échangeables. Il s’agit alors de réduire les émissions « là où ceci est le plus efficace économiquement », sans imposer l’arrêt d’aucune activité polluante. L’accord, négocié sur base des avertissements scientifiques, aboutit à un compromis politique largement influencé par les intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
des industriels des pays riches.
Les COP5, 6 (Bonn) et 7 (Marrakech) sont consacrées à la négociation des modalités de l’accord de Kyoto. Les États-Unis de G.W. Bush – alors premiers émetteurs de GES – se placent comme observateurs lors de la COP6 bis de Bonn (2001) et font officiellement défection lors de la COP7, menaçant la légitimité du protocole. Finalement, au terme de négociations qui n’auront satisfait personne, la solution des permis d’émissions échangeables [4] portée par les États-Unis est retenue, bien que ces derniers ne participent pas à l’accord. L’Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
(UE
UE
Ou Union Européenne : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
) joue alors le rôle de locomotive pour faire aboutir le protocole de Kyoto. Le compromis obtenu diffère de l’écotaxe initialement imaginée, et portée par la Commission européenne depuis les années 1990. Comme le signalent Aykut et Dahan [5], « il y a une ironie certaine au fait que les concessions faites par l’Union européenne après le départ des États-Unis répondent à une grande partie des préoccupations que les négociateurs américains avaient exprimées auparavant. Ainsi, des règles généreuses ont été définies pour les réductions d’émissions résultant des activités forestières et de gestion des sols, afin de faciliter l’adhésion au processus du Japon, du Canada et de la Russie ». L’Union européenne, peu favorable au système d’échange de quotas de carbone lors des négociations et préférant l’instrument fiscal (écotaxe), se rallie finalement à l’idée après la défection des États-Unis. Il s’agit de trouver un compromis pour sauver le protocole de Kyoto. Outre l’urgence climatique, l’autre enjeu pour l’UE est d’affirmer son leadership sur les négociations climatiques et ainsi rehausser sa légitimité politique – tant en son sein que sur la scène internationale.
Les COP8 à 12, de 2002 à 2006, sont consacrées aux transferts de technologies et aux aides à l’adaptation [6] aux effets du changement climatique pour les pays vulnérables. Elles ne débouchent sur aucun progrès marquant. La COP13 (Bali) de 2007 est dédiée à la prolongation de l’accord de Kyoto. Pour la première fois, un objectif de long terme est mentionné. La stabilisation à +2°C d’augmentation des températures moyennes par rapport à l’ère préindustrielle est évoquée, tout comme le seuil de 450 ppm (la concentration de CO2 dans l’atmosphère), sans qu’aucun engagement contraignant ne soit proposé. Nous sommes donc passés d’un objectif de réduction des émissions (Kyoto) à l’idée d’un maintien de la concentration de CO2 sous un certain seuil (après Bali).
L’échec de Copenhague
En 2009, la COP15 de Copenhague vise un nouvel accord international après celui de Kyoto. Les négociations patinent et sont stoppées au bout d’une semaine de pourparlers. Un accord est présenté par un petit groupe de pays, mais n’est pas entériné par la COP, qui se contente d’en « prendre note ». L’accord de Copenhague, principalement rédigé par les États-Unis et les BRICS [7], n’a donc aucune valeur juridique. Celui-ci inclut la référence aux 2°C d’augmentation des températures moyennes et invite à mettre en œuvre le mécanisme REDD+ (règles et conditions de financement, évaluation technique, système national de suivi…) sur les émissions liées à la déforestation. Là encore, aucun engagement contraignant ; la Chine et les États-Unis refusant tout contrôle extérieur. Le fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
vert pour le climat, censé mobiliser 100 milliards de dollars par an pour les actions de lutte contre le changement climatique dans les pays du Sud est annoncé.
La COP15 marque le passage de négociations sur des accords multilatéraux avec des objectifs assignés à chaque pays (approche dite bottom-down ), à une logique où les engagements sont volontaires et basés sur les plans nationaux ( bottom-up ). Un certain nombre de pays, à commencer par les États-Unis d’Obama, considèrent comme illusoire la volonté d’imposer des objectifs ciblés pour tous les pays avec une échéance et des plafonds d’émissions à respecter [8]. La fin des engagements globaux, pour lesquels l’UE servait de modèle à taille réduite, marque aussi le début du déclin de son leadership sur les négociations climatiques globales. Les maigres résultats de la mise en œuvre du marché européen du carbone participent aussi à l’effritement de rôle de leader.
L’après Copenhague annonce l’apparition d’un nouvel outil, après le contrôle des émissions (COP3) et celui de maintenir la concentration en GES dans l’atmosphère (COP13) : le budget carbone. Nous connaissons dès lors la quantité globale de carbone à extraire pour ne pas dépasser un certain niveau de concentration de GES dans l’atmosphère et de hausse des températures, mettant ainsi en évidence une limite physique. Au même moment, et comme certaines émissions seront très difficiles à abandonner – dans l’agriculture, la sidérurgie ou les cimenteries par exemple – l’idée du « pompage du carbone » est avancée, avec l’espoir de pouvoir extraire du CO2 de l’atmosphère d’ici la fin du siècle. Ayant au départ pour but de fixer des limites physiques, le budget carbone a finalement abouti à admettre l’idée d’un dépassement des émissions et à une certaine flexibilité dans les mesures à prendre.
L’après-Copenhague peut être vu comme une période de régression dans les négociations sur le climat. Ce sentiment provient autant des résultats décevants de la COP15 que des expectatives des ONG vis-à-vis de cet évènement, déjà présenté comme « le sommet de la dernière chance ».
De Cancun à Glasgow
Après l’échec de la COP15, les États parties s’accordent finalement sur le seuil de 2°C à Cancun (COP16, 2010). Le GIEC n’avait jamais formellement recommandé ce seuil. Il est pourtant entériné en 2010, résultat d’une coproduction politique et scientifique. Les « politiques » voulaient un « objectif clair », tandis que les « scientifiques » préféraient parler de concentration de GES. Le seuil de 2°C est finalement retenu. Comme le rappelle Thomas Stocker, coprésident du GIEC, l’idée des 2°C « est pragmatique et simple à comprendre et à communiquer. Des éléments importants quand la science s’invite chez les décideurs politiques » [9]. Les pays en développement, organisés en coalitions (groupe des PMA, AOSIS, BASIC…) [10] et emmenés par la présidence du pays organisateur, le Mexique, ont joué un rôle important lors de la COP16. Ils avaient à cœur de maintenir le processus en vie après la débâcle de Copenhague, et ont réussi à pousser certains sujets dans les négociations : fonds vert pour le climat, question de l’adaptation, transferts de technologies, construction de capacités dans les pays les moins développés [11]…
En 2011, la COP17 de Durban aboutit à la décision de tous les participants d’adopter un nouvel accord en 2015. La COP18 de Doha se fixe pour objectif de prolonger les accords de Kyoto qui arrivent à échéance. En 2011, le Canada s’était retiré du protocole, ses émissions ayant augmenté de 28%, loin de l’engagement à les réduire de 8% par rapport à 1990 ; idem pour le Japon et la Russie qui refusent de prendre part à Kyoto II (2012-2020). Le protocole est finalement prolongé, mais avec un nombre restreint de pays.
Après l’échec de Copenhague, les pays insulaires, les moins industrialisés et plusieurs pays en développement s’associent pour porter l’objectif de maintien des températures à 1,5°C par rapport à l’ère préindustrielle et celui de concentration de gaz à effet de serre à 350 ppm. En 2015, le GIEC expliquera que le seuil de 2°C semble insuffisant pour les pays vulnérables, notamment les îles du Pacifique ou de l’océan Indien déjà touchées par la montée des eaux. Les ONG plaident pour une limite et un objectif d’1,5°C. Cet objectif prend alors de plus en plus de place dans les débats scientifiques et politiques.
La COP19 de Varsovie apporte un cadre pour le mécanisme REDD+. Lors de la COP20 de Lima en 2014, l’approche des contributions déterminées au niveau national est formellement adoptée. Les objectifs ne sont plus formulés globalement, mais individuellement par chaque pays. En 2015, la COP21 aboutit à l’accord de Paris. Les États parties à la CNUCC s’accordent sur l’objectif de maintenir la hausse des températures à un niveau inférieur au seuil des 2°C, de préférence à 1,5°C par rapport à l’ère préindustrielle.
Cet objectif de 1,5°C satisfait une majorité de pays [12]. Les pays pauvres peuvent espérer que la reconnaissance de ce seuil permettra la mise en œuvre de mécanismes de réparation en cas de dépassement. Les pays développés ont de leur côté obtenu la signature des pays pauvres sans s’engager à des compensations financières ou à des aides pour les pays les plus impactés par le changement climatique.
Du côté des scientifiques, les réactions sont partagées entre colère et stupéfaction. Pour certains, l’objectif de 1,5°C pourrait servir de levier pour mettre en œuvre des actions politiques. D’autres critiquent l’objectif, le trouvant irréalisable, voire même dangereux [13]. Ils pointent les promesses illusoires et les risques liés aux technologies de séquestration du carbone, taxées de « pensées magiques » ou de « science-fiction ». L’objectif de 1,5°C doit donc d’abord se comprendre comme le fruit d’un accord politique, plus que d’un consensus scientifique.
Tandis que les objectifs fixés depuis les années 1990 n’ont jamais été atteints, les ambitions affichées lors des sommets successifs sont de plus en plus importantes, mais aussi de plus en plus irréalistes selon de nombreux observateurs. Suite à la COP21 de Paris, les États parties demandent au GIEC de rédiger un rapport sur l’objectif de 1,5°C. Là encore, les scientifiques sont mitigés : certains considèrent qu’il s’agit d’une instrumentalisation par les politiques, d’autres d’une perte de temps − sachant qu’il est bien plus probable que l’on atteigne +3°C plutôt que 1,5°C à la fin du 21e siècle − ou pire qu’il s’agit d’une forme d’hypocrisie d’entretenir de fausses promesses pour le public et les pays les plus vulnérables. Beaucoup d’entre eux acceptent pourtant de participer au « rapport 1,5°C », dans l’espoir – toujours – de faire bouger les lignes politiques.
Les COP qui suivent – notamment la COP24 (Katowice) et la COP25 (Madrid) – sont consacrées à la mise en œuvre de l’accord de Paris, mais n’aboutissent à aucun progrès remarquable. En tenant compte des plans nationaux de l’ensemble des pays et en faisant l’hypothèse que chacun respecte les objectifs fixés – ce qui ne s’est pour l’instant jamais produit –, les émissions totales de GES risquent de croitre de 26% après 2030 [14] – alors qu’elles devraient diminuer et être nulles au milieu du siècle.
Objectifs climatiques : consensus scientifique ou politique ?
La COP26 de Glasgow, bien qu’ayant permis quelques avancées, se place dans la lignée des précédentes, figée par les intérêts divergents entre pays développés et en développement. Les premiers demandent aux seconds des efforts qu’ils ne sont pas prêts à consentir eux-mêmes, refusent de reconnaitre leur responsabilité historique dans les émissions de GES et d’offrir l’assistance nécessaire aux pays du Sud pour se passer des énergies fossiles et financer leur transition. Pour la Chine ou l’Inde, il n’est pas question de voir leur développement ralenti par les pays du Nord qui ont profité des énergies fossiles depuis plus de deux siècles.
L’accord de Glasgow aboutit néanmoins à quelques progrès, largement insuffisants au regard des enjeux [15]. La définition des normes pour l’application de l’accord de Paris, notamment de l’article 6, a été au centre des discussions (voir article 2). Pour la première fois, au bout de près de 30 ans de négociations, les énergies fossiles sont évoquées dans un accord international sur le climat. Les États parties à la CNUCC se sont entendus sur le fait de réviser les plans nationaux tous les ans si nécessaire. Un accord sur les émissions de méthane (Global Methane Pledge) a été signé par une centaine de pays en marge du sommet, représentant 46% des émissions mondiales [16]. La COP26 a également abouti à un accord en demi-teinte pour diminuer progressivement l’usage du charbon… n’utilisant pas de techniques de capture et de stockage du carbone. Un accord [17] non contraignant a été signé par une petite trentaine de pays à propos du secteur aérien. Il invite les pays à mettre en œuvre des technologies pour réduire les émissions et à participer au programme CORSIA (Carbon Offsetting and Reduction Scheme for International Aviation), reposant largement sur les systèmes de compensation carbone. Là encore, les résultats ne sont pas à la hauteur. Les positions divergentes au sein de la COP conduisent à nouveau à un compromis politique relativement éloigné des avertissements scientifiques.
L’histoire des négociations climatiques révèle la difficulté d’aboutir à un consensus entre des pays et régions aux intérêts économiques et géopolitiques divergents. Cette histoire montre aussi l’incapacité, ou le manque de volonté des États à tenir leurs engagements. Au cours des dernières décennies, plus les objectifs environnementaux ont été ambitieux, moins ils ont été tenus. La détermination des objectifs en termes d’augmentation des températures (+2°C, +1,5°C) a trouvé grâce aux yeux des politiques, car elle permet de ne pas fixer d’horizon temporel précis. Elle présente aussi l’avantage de laisser la porte ouverte à une multitude de scénarios, notamment ceux qui incluent un dépassement temporaire des émissions de GES (overshooting) assortis de la promesse de l’absorption de carbone par la suite. Finalement, les objectifs climatiques auront autant résulté de mises en garde des scientifiques que de compromis politiques, ces derniers ayant généralement pesé le plus lourd.
Coévolution entre modèles, promesses technologiques et objectifs climatiques
Le solutionnisme technologique est un autre élément pour comprendre la manière de formuler les objectifs climatiques et aussi l’inaction observée. Dans un article publié en 2020 [18], McLaren & Markusson, deux chercheurs britanniques, retracent l’évolution des objectifs climatiques sous le prisme des modélisations scientifiques et des promesses technologiques.
Les deux chercheurs identifient 5 phases – de la « stabilisation du climat » aux « cibles spécifiques en termes de température » – en s’intéressant, en parallèle, à l’évolution des méthodes de modélisation et aux scénarios climatiques, mais également aux promesses technologiques – du nucléaire aux techniques de captation et de stockage du carbone. Les exemples mis en avant sont principalement tirés des politiques britanniques, mais largement extrapolables aux autres pays développés et aux négociations internationales. Passons-les en revue.
La première phase débute en 1992 avec le sommet de Rio, qui se fixe pour objectif de stabiliser les concentrations de CO2 dans l’atmosphère. À la même période, les premiers modèles d’évaluation intégrée [19] (nous parlerons de « modèles climatiques » dans la suite de cet article) sont développés pour anticiper l’impact des émissions de GES, mais également le cout économique des mesures prises. Ces modèles ont servi de base pour les scénarios du GIEC depuis le début des années 1990. À ce moment, l’ensemencement en fer des océans (pour stimuler la croissance du phytoplancton qui absorbe le CO2) est avancé, de même que le développement du nucléaire. Un exemple de politique en faveur du climat pour cette période : les obligations pour le financement des énergies non fossiles (renouvelables, mais aussi nucléaires) proposées au Royaume-Uni.
La seconde phase commence en 1997 avec le protocole de Kyoto. L’objectif climatique est désormais de parvenir à un pourcentage de réduction des émissions à une date donnée. Les modèles climatiques sont alors très influencés par les techniques permettant de réduire les émissions à partir des ressources fossiles existantes (promesses d’efficacité énergétique dans l’utilisation des ressources fossiles ou de carburant alternatifs à base de fossiles), généralement en lien avec les politiques de libéralisation Libéralisation Action qui consiste à ouvrir un marché à la concurrence d’autres acteurs (étrangers ou autres) autrefois interdits d’accès à ce secteur. des marchés de l’énergie en vogue à cette période. Notons aussi les premières mentions des techniques de capture et de stockage du carbone (CCS) [20] qui vont être incluses dans les modèles climatiques pour optimiser le cout des mesures. La conséquence de l’intégration de ces futures technologies dans les modèles climatiques a été de ralentir la transition vers des énergies non fossiles en montrant que les solutions techniques sont moins couteuses pour l’économie que de renoncer progressivement au charbon et au pétrole. Là encore, le progrès technique promis semble avoir joué un rôle dans la formulation des objectifs. Finalement, Kyoto aboutit à la mise en avant des marchés du carbone et des échanges de titres-carbone comme solution politique au problème climatique, misant sur l’idée que marchés et technologies permettront d’aboutir à une solution optimale.
La troisième phase débute à la COP15 de Copenhague en 2009. On voit apparaître les premiers scénarios incluant les bioénergies avec capture et stockage du carbone [21] (BECCS – bioenergy with carbone capture et storage). Comme pour les CCS dans la période précédente, les BECCS s’intègrent à de nouveaux modèles climatiques propulsés par des ordinateurs à la puissance de calcul toujours croissante. À nouveau, cette annonce technologique permet de formuler la promesse d’une réduction des GES à un « cout optimal », ralentissant le rythme de la transition, mais laissant entrevoir la possibilité de rendre les émissions négatives à une date future. Si les annonces de réduction des émissions sont maintenues, elles sont peu à peu supplantées par la cible de 450 ppm de CO2 dans l’atmosphère, avec une large contribution des techniques de capture et de stockage du carbone. La capture des émissions issues de combustibles fossiles demeure la principale promesse technique pour la période. Leurs résultats demeurent insignifiants jusqu’ici pour réduire les concentrations de CO2 dans l’atmosphère. Là encore, les annonces technologiques auront surtout servi d’arguments pour freiner le rythme de la transition.
La quatrième phase décrite par McLaren & Markusson est marquée par l’apparition d’un nouveau concept, celui des budgets cumulatifs. Introduits à Durban et Doha (2011 et 2012), ils vont à nouveau conduire à modifier la formulation des politiques climatiques alors même que les cibles de concentration de CO2 (450 ppm) ne sont pas encore universellement intégrées dans les objectifs et les modèles climatiques. Le principe du budget carbone est de fixer une quantité d’émission maximum, délimitant clairement une limite à ne pas franchir. Paradoxalement, les techniques de capture du carbone et l’idée d’émissions négatives, perçues comme des moyens de passer outre les budgets cumulatifs, vont voir leur importance se renforcer dans les modèles et politiques climatiques. Après 20 ans de négociations internationales et la quasi-absence de résultats, l’introduction de l’idée d’émissions négatives est le moyen trouvé pour justifier la croissance continue des émissions de carbone dans l’atmosphère, tout en présentant des modèles climatiques qui maintiennent les concentrations de CO2 au niveau désiré. La subtilité étant d’annoncer que les émissions en excès seront retirées dans le futur. Les engagements climatiques et surtout les actions mises en œuvre peuvent à nouveau être repoussés. Les dépassements d’émissions pourront être corrigés, et même planifiés, calculés dans des budgets-carbone de long terme.
La cinquième phase décrite par les deux auteurs britanniques est liée à la COP21 et à l’accord de Paris de 2015. Les budgets carbone [22] n’auront, à nouveau, pas eu le temps de s’imposer qu’une nouvelle formulation des objectifs climatiques est proposée, cette fois en termes de seuil de température à ne pas dépasser. Formulée pour la première fois dans les années 1970, l’idée d’un seuil de 2°C revient sur le devant de la scène depuis la COP15 de Copenhague. Il faut dire que les modèles climatiques, toujours plus sophistiqués, prétendent pouvoir quantifier la probabilité d’atteindre tel ou tel objectif en termes de température (par exemple : probabilité de x % de limiter la hausse à 2°C selon tel ou tel scénario). L’idée d’un seuil de 1,5°C comme limite dangereuse pour le changement climatique est portée par les pays du Sud, peu rassurés par les nouveaux modèles climatiques. Cet objectif étant encore plus difficile à atteindre, il dépend toujours plus des émissions négatives. Ces dernières permettent à nouveau de repousser les objectifs de réduction à court terme, en intégrant dans les scénarios, la possibilité de dépasser certains seuils de température (donc d’émissions) grâce à des technologies de capture encore imaginaires ou par l’absorption naturelle du CO2 via l’océan ou les forêts.
Depuis l’accord de Paris et jusqu’à la COP26 tenue à Glasgow à la fin 2021, de nombreux objectifs proposés par les États et les entreprises sont énoncés en termes de « zéro-émissions nettes » ou de neutralité carbone. Ces objectifs reposent, implicitement ou explicitement, sur le déploiement de technologies d’émissions négatives. Le « net-zero » − la neutralité carbone − est inscrit dans l’accord de Glasgow, de même que l’appel à développer les technologies (énergies renouvelables et bas carbone), notamment celles visant à capter le carbone issu de la combustion de charbon, dont l’utilisation n’a toujours pas été bannie...
Prévarication coupable
L’étude de l’histoire de la formulation des objectifs climatiques et des modalités de leur implémentation depuis près de 30 ans nous amène à plusieurs constats. Le premier, désormais largement connu, est celui de l’incapacité des dirigeants politiques mondiaux à mener une politique coordonnée pour contrer le réchauffement climatique. Ceci peut notamment s’expliquer par les divergences d’intérêts entre pays développés et en développement, ou par l’obstruction des principaux pays émetteurs – pays occidentaux et Chine en tête. Même lorsque des objectifs ont été fixés, ceux-ci n’ont jamais été respectés. D’autres pistes d’explication à ces échecs peuvent se trouver dans la forme des négociations (approche multilatérale vs plans nationaux) ou dans des facteurs sociologiques liés au profil des personnes conduisant les négociations. Dahan et Aykut expliquent par exemple que les négociateurs sont avant tout des juristes et des diplomates, rompus aux exercices textuels de forme, mais ayant peu de familiarité avec les questions proprement techniques ou de quantifications, voire même avec l’économie et les technologies. Les scientifiques, climatologues, ingénieurs, économistes jouent un rôle non négligeable d’influence et contribuent, en amont, à la formulation des objectifs. Ils ne jouent par contre aucun rôle déterminant dans la dynamique d’une COP ordinaire quant à la rédaction des textes finaux. Les historiens français parlent de fabrique de la lenteur [23] à ce propos.
Une autre piste d’explication pour comprendre l’inaction climatique des dernières décennies est à rechercher dans les promesses technologiques et les modèles de prévision climatiques. McLaren et Markusson décrivent la manière dont les promesses technologiques, intégrées dans les modèles climatiques, ont servi de prétexte pour sans cesse revoir à la baisse les actions visant à réduire les émissions de GES. Les auteurs britanniques parlent de leur côté de technologies de prévarication. Le terme de « prévarication » était initialement utilisé dans les milieux religieux, et désignait le manquement à ses devoirs, à ses obligations, à son mandat par un membre du clergé. Ici la prévarication – pas nécessairement intentionnelle – désigne l’inaction de dirigeants politiques qui n’assument pas le mandat dont ils ont la charge, à savoir de mettre en œuvre des politiques ne nous conduisant pas à la catastrophe climatique généralisée.
Quel que soit le type d’explication retenu, nous aboutissons au constat que les pistes visant une transformation économique et sociale sont sans cesse mises sous le tapis et que les modes de production destructeurs de notre environnement ne sont jamais remis en cause. Il s’agit toujours de ne pas brider l’activité des entreprises, et de soigneusement sélectionner les pistes les plus optimales en termes de couts économiques, peu importe si elles reposent sur des technologies n’existant pas encore ou si elles semblent complètement irréalistes. En attendant, la planète se réchauffe.
Pour citer cet article, Gelin, R., "Objectifs climatiques : une histoire de promesses non tenues", in Gresea Échos n°110, "Neutralité carbone – Fuite en avant climatique", Gresea, 2022.
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Photo : UNclimatechange_Family photo during Leader Event of COP 21CMP 11 - Paris Climate Change Conference_CCBY2.0