Si demain, l’Afrique de l’Ouest et du Centre ouvre largement ses portes aux cultures transgéniques, tout porte à croire que ce ne seront pas les opérateurs africains, mais les multinationales du secteur qui seront aux commandes pour en assurer l’approvisionnement. Or cette situation n’est pas sans conséquence pour les paysans, les travailleurs agricoles et les économies nationales des pays concernés.
Fin 2008, seuls trois pays d’Afrique (un seul pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre) se sont lancés dans la production commerciale de cultures transgéniques, le Burkina Faso étant le dernier en date [1]. Il faut dire que la perspective d’une diffusion à grande échelle des cultures transgéniques suscite une vive polémique. L’une des critiques concerne le contrôle du processus de développement, de brevetage et de commercialisation des OGM. Si l’Afrique ouvre largement ses portes aux cultures génétiquement manipulées, le monde agricole dépendra des multinationales du secteur pour se les procurer, affirment les opposants. Comme l’a monté une autre analyse du Gresea, complémentaire au présent article, cette critique est fondée. L’offre semencière transgénique est très concentrée, au bénéfice d’une minorité de géants industriels, dont Monsanto et Syngenta. Et compte tenu, entre autres, des moyens financiers colossaux nécessaires au développement, au brevetage et à la commercialisation d’OGM, croire que les pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre pourront avoir la maîtrise de la filière paraît bien illusoire [2].
Une question essentielle est de savoir quelles seront les implications socio-économiques d’une telle situation pour les producteurs et les travailleurs agricoles, les économies nationales et les populations locales si demain, l’Afrique ouvre massivement ses portes aux OGM. On peut à cet égard identifier un certain nombre de risques.
Primo, le risque d’une forte dépendance
Compte tenu de la forte concentration de l’offre semencière transgénique et de la progression constante des surfaces dédiées aux cultures OGM [3], il est probable que les paysans deviendront de plus en plus dépendants d’une minorité de transnationales pour se procurer les semences. Il faut dire que les multinationales n’économisent pas leurs efforts pour encourager les agriculteurs à cultiver leurs semences. La stratégie marketing de Monsanto est un modèle du genre. Elle s’appuie sur une politique de communication proactive de proximité, multipliant les occasions de promouvoir ses OGM à l’échelle locale, dans les pays en développement. Selon Greenpeace, en Inde, par exemple, la multinationale
Multinationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
recourt notamment aux moyens suivants : organisation de réunions et de fêtes dans les villages, publicités dans les journaux locaux, ’cooptation’ d’agriculteurs influents au sein du village pour encourager plus efficacement les paysans à utiliser les semences transgéniques, distribution de brochures présentant des expériences heureuses d’utilisation des cultures transgéniques, distribution de lots de semences gratuits ou moins chers aux agriculteurs [4]…
Clairement, le risque existe qu’à terme, les paysans africains n’aient plus vraiment le choix de cultiver ou non des OGM. De fait, que pourront-ils faire d’autre si le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
semencier au sens large (OGM et cultures traditionnelles incluses) se trouve en Afrique contrôlé par quelques multinationales du transgénique ?
Secundo, le risque de "criminalisation"
Monsanto contrôle la quasi-totalité du marché du coton transgénique [5]. Dans les pays où le coton Bt est commercialisé, l’agriculteur doit signer avec la firme un "contrat d’utilisation de technologie" s’il veut le cultiver légalement. Ce texte l’engage à respecter un ensemble de dispositions, dont celles reprises dans le "guide d’utilisation de technologie", document complémentaire au contrat. Si les dispositions peuvent varier d’un pays à l’autre, certaines sont presque systématiques. En l’occurrence, les agriculteurs ne peuvent pas conserver des semences pour les replanter, ou en fournir à des tiers, individus ou sociétés, à des fins de production, de recherches ou de commercialisation. Ils sont obligés de s’acquitter d’amendes auprès de Monsanto en cas de violation des clauses du contrat, et en général de verser à l’entreprise des "frais de technologie", liés aux brevets qu’elle possède sur son coton transgénique. Ils sont également obligés de collaborer avec les inspecteurs mandatés par la multinationale pour vérifier le respect effectif des clauses.
L’agriculteur qui ne respecte pas le contrat d’utilisation de technologie en conservant et en replantant une partie des semences viole-t-il pour autant la loi ? Pas nécessairement : la clause de renoncement au réensemencement contredit parfois la législation du pays où le contrat est d’application. En Argentine, par exemple, si les contrats que les cultivateurs de coton Bt signent avec Mandiyu (coentreprise privée entre Monsanto, D&PL et Ciagro) interdisent à ces agriculteurs de conserver des semences pour la campagne suivante, la loi les y autorise au contraire [6]. En fait, c’est le régime des droits de propriété intellectuelle
Propriété intellectuelle
Ensemble des droits exclusifs accordés sur les créations intellectuelles liées à un auteur, dont un acteur économique (souvent une entreprise) se fait le représentant.
(en anglais : intellectual property)
(DPI) du pays dans lequel une plante transgénique est cultivée qui fait ou non du réensemencement une pratique illégale. A cet égard, le critère essentiel est la possession ou non par la multinationale d’un brevet
Brevet
Titre de propriété intellectuelle qui confère à son propriétaire le droit d’interdire à un tiers d’exploiter le résultat économique de l’invention tirée de ce titre pour une durée limitée (souvent 20 ans).
(en anglais : patent)
sur la variété transgénique qu’elle commercialise [7].
Dans les pays où Monsanto détient des brevets valides sur ses variétés transgéniques, la multinationale est en mesure de poursuivre devant les tribunaux les agriculteurs qu’elle suspecte de violer ses droits de propriété. Un cas fréquent aux États-Unis. Dans ce pays, Monsanto commandite chaque année à des firmes d’enquêteurs privées en moyenne 500 enquêtes sur des agriculteurs potentiellement fraudeurs à ses yeux. Un département de 75 employés et un budget d’environ 10 millions de dollars sont spécifiquement dédiés à cette tâche. Et pour être sûr de ne passer à côté d’aucune infraction, Monsanto fait la publicité d’une ligne de téléphone gratuite permettant aux fermiers de dénoncer, en toute confidentialité, les éventuels fraudeurs. Lorsque l’enquête conclut à la culpabilité de l’agriculteur, Monsanto propose à ce dernier un arrangement à l’amiable, qui prévoit le versement d’une amende. Selon le Center for Food and Safety (CFS), bon nombre des agriculteurs concernés acceptent les arrangements proposés. Quand l’agriculteur refuse, Monsanto entame une poursuite judiciaire. Les cultivateurs qui en arrivent à ce stade risquent gros. De lourdes sanctions financières, d’une part, bien plus importantes que celles proposées dans les arrangements et qui conduisent parfois l’agriculteur à une faillite pure et simple de l’exploitation agricole. D’autre part, les cultivateurs peuvent également se voir interdire de cultiver ou de vendre à l’avenir des produits de la multinationale. D’après le CFS, entre février 1998 et mars 2004, Monsanto a intenté 90 procès pour violation du contrat d’utilisation de technologie ou de ses brevets sur les semences génétiquement modifiées. Des procès qui, au total, avaient concerné ou concernaient encore 147 agriculteurs et 39 petites compagnies agricoles ou commerciales. Sur l’ensemble des procès dont les jugements ont été rendus en 2005 ou au cours des années antérieures et ont été favorables à Monsanto, la multinationale a gagné plus de 15 millions de dollars [8].
Cette ‘criminalisation’ exerce une forte pression sur les agriculteurs. Ceux qui ne cultivent pas de semences transgéniques sont néanmoins toujours susceptibles de voir leurs champs accidentellement contaminés par des OGM (phénomène d’ "hybridation" ou "mélange"), faisant d’eux des fraudeurs. Du coup, les agriculteurs peuvent être incités à adopter les cultures transgéniques, non par choix volontaire, mais contraints et forcés. Au Canada, craignant de se retrouver un jour ou l’autre juridiquement fraudeurs, de nombreux agriculteurs ont ainsi décidé d’acheter les semences de Monsanto et de signer le contrat d’utilisation qui en découle.
A l’heure qu’il est, peu nombreux sont les pays où Monsanto détient des brevets valides sur ses variétés transgéniques. Elle n’est donc pas vraiment en mesure de poursuivre en justice les agriculteurs suspectés de fraudes. En fait, il n’y a pour l’instant qu’aux Etats-Unis et au Canada où la multinationale est réellement en position de le faire, ce dont elle ne se prive pas. Dans les pays en développement, les conditions légales ne sont pas suffisamment solides pour cela. De plus, les cultures transgéniques suscitent une telle polémique dans de nombreux pays qu’elle n’a pas spécialement avantage à poursuivre les "fraudeurs" présumés. Pour l’instant, le risque de ‘criminalisation’ des paysans africains est donc très faible. Mais il n’en constitue pas moins un motif sérieux de préoccupation sur le long terme.
Tertio, le risque de semences bien plus coûteuses
Protégées par des brevets ouvrant la porte au versement de royalties à leurs détenteurs (même si ceux-ci n’exigent pas nécessairement tout de suite ces droits d’auteur), les semences transgéniques coûtent globalement plus cher aux agriculteurs que les semences traditionnelles. Cela dit, le surcoût est très variable, dans la mesure où il dépend des politiques commerciales locales. Selon Science & Décision [9], les semences de coton OGM coûtent deux fois plus cher que les variétés traditionnelles en Chine, trois fois plus cher au Mexique et six fois plus cher en Argentine. En revanche, en 2005, les semences de soja OGM ne coûtaient « que » 30 % en plus en Argentine et 43 % en plus aux États-Unis [10].
Si les gouvernements de pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre décidaient d’ouvrir massivement leurs portes au coton transgénique, impossible de dire avec exactitude à quel prix l’agriculteur devrait au final se les procurer. Peut-être ce prix serait-il assez raisonnable dans les premiers temps, afin d’encourager davantage d’agriculteurs à utiliser ces semences transgéniques. Mais à supposer que ce soit le cas, les choses sont toujours susceptibles de changer, particulièrement lorsque s’installe une forte dépendance entre l’agriculteur et le fournisseur en semences. D’autant qu’à l’heure actuelle, dans les pays d’Afrique de l’Ouest, les semences sont fournies gratuitement aux agriculteurs [11].
En Inde, le coût élevé des OGM contribue, avec d’autres facteurs, à une spirale d’endettement infernale pour de nombreux agriculteurs. Si infernale que selon des estimations officielles du gouvernement (probablement en dessous de la réalité), environ 150.000 agriculteurs se seraient suicidés entre 1997 et 2005 pour échapper à cette situation intenable [12].
Quarto, le risque d’une moindre efficacité agronomique
Comme l’a bien mis en évidence un séminaire à Ouagadougou (Burkina Faso) en septembre 2008, auquel le Gresea intervenait, les variétés végétales locales sont a priori infiniment mieux adaptées aux conditions écologiques locales que des variétés importées. Par conséquent, les variétés transgéniques ne peuvent avoir de réel sens agronomique que si elles sont dérivées de variétés indigènes. C’est dire combien l’efficacité de celles des multinationales risque d’être limitée. A moins, bien sûr, que les multinationales ne décident de multiplier considérablement leurs activités de R&D pour prendre davantage en compte cette contrainte agronomique. Mais même si elles le faisaient, leur catalogue de variétés ne pourrait en aucun cas couvrir la diversité extrême de tous les écosystèmes existants. Qui plus est et surtout, les multinationales n’ont objectivement pas intérêt, sur le plan économique, à multiplier de la sorte leurs investissements en R&D, déjà très coûteux. Commercialiser à très large échelle un nombre restreint de variétés fait bien plus sens en termes de rentabilité. Quoi qu’il en soit, la moindre efficacité agronomique probable résultant d’une adoption à large échelle des cultures transgéniques en Afrique, pourrait induire des baisses de rendement pour l’agriculteur. Au final, ses revenus pourraient en pâtir, toutes choses égales par ailleurs.
En guise de conclusion provisoire…
Finalement, les gouvernements d’Afrique de l’Ouest et du Centre auraient intérêt à ne pas trop se presser pour adopter les OGM. S’ils veulent éviter les risques qui viennent d’être mis en évidence, deux options s’offrent a priori à eux.
La première consiste à refuser purement et simplement de se lancer dans l’aventure du transgénique, en adoptant corollairement un moratoire, et cela aussi longtemps que toutes les conditions ne seront pas réunies pour garantir au mieux à l’Afrique une maîtrise du processus de développement, de brevetage et de commercialisation des biotechnologies végétales.
La seconde consisterait à mettre en place dès maintenant une politique forte de régulation susceptible de garantir cette maîtrise. Mais dans ce cas, quelle politique ?
En complément à cette analyse, nous conseillons aux lectrices et lecteurs la lecture de cette autre analyse du Gresea : "Des OGM ’ Made in Africa ’ sont-ils possibles pour l’Afrique ? Contribution au débat sur l’introduction des cultures transgéniques sur le continent africain". Cette dernière aborde la question de la capacité ou non des pays africains à contrôler le processus de développement, de brevetage et de commercialisation des semences transgéniques en cas d’adoption à large échelle des OGM sur le continent africain.