Le « neutre » au masculin est considéré suffisamment légitime pour représenter tous les migrants. Or, la question de la représentation est liée aux rapports de pouvoir. Quelles sont les conséquences de cette invisibilité des femmes ? À partir de l’exemple des Alpes-Maritimes, cet article analyse la multiplicité de la migration féminine et les effets sociaux de la criminalisation des demandeuses d’asile.
Depuis la décision européenne de suspendre les accords de Schengen en 2015, la mobilité des populations pauvres a gagné en visibilité à travers leur criminalisation. Cette décision politique de rétablir les contrôles aux frontières en Europe n’a pas fait diminuer le flux
Flux
Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow)
migratoire. Par contre, elle a mécaniquement augmenté le nombre des personnes clandestines sur le territoire de l’UE
UE
Ou Union Européenne : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
. C’est ainsi qu’à émergé dans les discours des pouvoirs politiques et médiatiques européens, le concept de « crise migratoire ». Comme les autres pays européens, la France est aussi frappée par cette « crise », c’est-à-dire par l’augmentation du nombre de clandestins étrangers sur son territoire.
Nous parlons au masculin, car dans la presse, dans les déclarations des pouvoirs publics en général, le « neutre » au masculin est considéré suffisamment légitime pour représenter tous les migrants. Cette représentation sociale est liée aux rapports de pouvoir. Les femmes en mobilité sont donc invisibles : leurs expériences, leurs trajectoires, leurs besoins, leurs revendications n’apparaissent pas dans le débat public.
Leur dispersion rend évidemment leur dénombrement difficile [1]. Nous savons néanmoins à travers de multiples travaux que la migration féminine, qui découle également de violences sexistes, n’est ni récente ni marginale. En France, au début du 20e siècle, les femmes en migration étaient proches de la parité (47 % en 1911). Au tournant du 21e siècle, elles deviennent majoritaires (51 % en 2008 et en 2016). [2] Malgré ces proportions, elles restent invisibles. [3]
Dans la littérature scientifique, depuis une vingtaine d’années, de nombreuses informations ont été collectées sur les femmes en mobilité [4] et un travail efficace de déconstruction du référent universel et des schémas de la mobilité internationale a été réalisé. [5] Ces travaux abordent la problématique des migrations dans une perspective de genre et adoptent une approche multisituée des migrations internationales [6]. Ils montrent ainsi comment les migrations contribuent à la reproduction de la hiérarchie des sexes et comment elles façonnent les trajectoires migratoires, en fonction de l’appartenance nationale, de l’âge, de la situation familiale et de la catégorie socioprofessionnelle [7]. Ces études ont également montré les multiples causes de la diversification des profils des migrantes et de l’autonomisation de leur migration. Nous apercevons ainsi qu’elles sont devenues, depuis les années 1980, les actrices sociales et économiques à part entière de leur migration. Même si, dans certains contextes, la mobilité féminine autonome fait l’objet à la fois d’une faible légitimité sociale, et d’une forte stigmatisation [8], elle continue de s’accroître.
Ce constat a suscité l’émergence d’une nouvelle notion : la « féminisation de la migration » [9]. Cette notion désigne le renforcement de la mobilité économique des femmes dans le monde, l’émergence de migrations de femmes célibataires et l’accroissement de la participation des femmes aux flux migratoires en tant qu’agents économiques autonomes, et non en tant que migrantes dépendantes. La féminisation de la migration est un processus dynamique et non linéaire. Il varie selon les systèmes de genre des régions d’origine et de destination [10]. Cette complexité du phénomène n’aide pas à renverser la vision de la migration comme étant majoritairement masculine. Néanmoins, elle nous fournit plusieurs pistes d’analyses accentuant les rôles complexes des différents acteurs sur le processus de la construction des frontières qui rendent invisibles les problèmes spécifiques des femmes demandeuses d’asile.
Le caractère multidimensionnel de ce processus nécessite cependant des études de terrains délimités, avant de procéder à une réflexion comparative et plus générale. C’est pourquoi nous avons mené une recherche dans les Alpes-Maritimes. Ce département frontalier entre la France et l’Italie est bouleversé par cette « crise migratoire » et par la rigueur des mesures sécuritaires et des politiques publiques anti-migration décidées ces dernières années. Notre étude de terrain, effectuée d’octobre 2016 à avril 2018, se fonde sur une observation participante ainsi que sur 78 entretiens avec des demandeuses d’asile, des militant.e.s de dizaines d’organisations et des représentant.e.s des pouvoirs publics. Cette étude nous autorise d’ores et déjà à confirmer les statistiques à l’échelle nationale : l’invisibilité des demandeuses d’asile n’est pas liée à leur faible nombre. Quelles sont dès lors les conséquences de cette invisibilité ? La présente note de recherche montre rapidement la multiplicité de la migration féminine, puis aborde les effets sociaux de la criminalisation des demandeuses d’asile à partir de l’exemple des Alpes-Maritimes.
Migration féminine dans les Alpes-Maritimes : multiplicité et clandestinité
Nous avons déjà souligné la multiplicité des formes que peut prendre la migration féminine, au niveau mondial, et la diversité des expériences migratoires qui en découlent. Les Alpes-Maritimes ne font pas exception. Même une observation rapide nous autorise à dire que la mobilité des femmes découle souvent autant de la pauvreté et de la violence politique que des violences sexistes [11].
Ce département frontalier, surtout la préfecture de Nice, est un espace de circulation. Situé à la frontière avec l’Italie, au bord de la mer méditerranée, reposant sur le tourisme, ce département héberge, depuis des siècles, différentes communautés transmigrantes. [12] Les mobilités passagères ou « saisonnières » qui s’inscrivent dans la longue durée contribuent à le caractériser. Les Alpes-Maritimes sont un territoire circulatoire transnational qui facilite, à travers les réseaux sociaux, économiques et politiques, les nouveaux passages ou les nouveaux établissements, pour les hommes ainsi que pour les femmes qui circulent, de plus en plus, de façon autonome.
Actuellement, dans ce département, le flux de force de travail
Force de travail
Capacité qu’a tout être humain de travailler. Dans le capitalisme, c’est la force de travail qui est achetée par les détenteurs de capitaux, non le travail lui-même, en échange d’un salaire. Elle devient une marchandise.
(en anglais : labor force)
et commercial est conforme à la « mondialisation des économies » [13] et à la division sexuelle et ethnique du travail à l’échelle internationale. Les Russes, Polonaises, Ukrainiennes, Roumaines, Bulgares, Albanaises, Chinoises, Magrébines, Subsahariennes et Arméniennes y viennent pour occuper des emplois, en général, socialement dévalorisés mais qui répondent à une demande de travail des sociétés européennes. Swanie Potot, à partir de son enquête de terrain sur la circulation migratoire au départ de la Roumanie vers Nice, montre comment ces migrants et migrantes s’investissent temporairement dans des emplois dévalués et marqués par le travail au noir en Occident, dans le but d’améliorer leur quotidien en Roumanie. [14] Comme le mettent en évidence d’autres travaux, les personnes ne se déplacent pas toujours pour s’installer, mais pour vivre dans de meilleures conditions que chez elles [15].
Après la fermeture des frontières européennes en 2015, la fragilité administrative vécue par un grand nombre de migrants a des effets plus lourds pour les femmes, notamment celles qui appartiennent aux classes populaires des pays pauvres et/ou en conflit. Les ressortissantes de l’UE continuent quant à elles à faire des allers-retours, sans s’installer, donc sans avoir recours à l’administration. Comme l’analyse S. Potot, la débrouillardise et la capacité à mobiliser un réseau social au-delà des frontières deviennent dès lors, pour plusieurs migrantes, une ressource permettant la survie. [16] Notre enquête de terrain a permis de constater que ce sont surtout les ressortissants des anciennes colonies qui trouvent une communauté déjà installée dans la région PACA (Provence-Alpes-Côte d’Azur) et qui, de ce fait, réussissent à se débrouiller en s’appuyant sur les réseaux existants. Mais une partie importante, qui ne possède pas cette opportunité, glisse vers la clandestinité. La migration pendulaire des non-ressortissantes de l’UE prend ainsi fin. Sans pouvoir faire d’aller-retour, elles restent, avec de faux papiers ou dans une situation de fragilité administrative. Celles qui fuient à la fois la pauvreté, la violence politique et les violences sexistes sont plus fragiles. Elles sont confrontées à une politique, une législation et des pratiques administratives qui rendent leur accès à l’aide plus difficile.
Malgré les législations protectrices consacrées par la communauté internationale, la criminalisation de la migration empêche, en Europe, l’accueil, la protection et les soins nécessaires aux femmes. Dans l’Hexagone, face à ce manque d’accueil, la plupart des femmes ne parviennent pas à déposer une demande d’asile officielle. Si elles constituent, en France, 51 % des flux migratoires en 2016, [17] dans la même année, il y a eu 21.079 femmes demandeuses d’asile, soit 33 % du total des demandes. Par ailleurs, le dépôt de la demande d’asile ne garantit pas la protection : parmi les 21.079 demandeuses d’asile citées, 6.500 ont reçu un avis favorable de la Cour National de Droit d’Asile (CNDA) [18] et 15.000 ont été déboutées en une année. Quant aux Alpes Maritimes, le taux des déboutées est supérieur : 73 % ont été déboutées par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Notre enquête de terrain montre les facteurs qui contribuent à façonner cette situation dans le département. Malgré les difficultés spécifiques auxquelles est confrontée cette population migrante, elle n’est guère prise en compte de manière spécifique à l’échelle locale. Nous pouvons expliquer cette invisibilité en appréhendant le processus de construction de ce « problème public », à l’épreuve d’une perspective de genre, mais aussi par une politique de fermeté des pouvoirs publics pour ce département. Nous avons rencontré, en un an, surtout à Nice, plus de 150 femmes demandeuses d’asile, vivant dans les rues et subissant des violences en France. [19] La plupart n’ont pas accès à un accompagnement juridique et ne connaissent pas la procédure administrative. Par conséquent, le manque de dispositif spécifique pour les femmes demandeuses d’asile les pousse dans une situation de non-droit.
Face à l’incapacité des pouvoirs publics de gérer la question à travers des instruments institutionnels, comme c’est le cas au niveau national, de nombreux collectifs ou des structures de solidarité ont émergé. Ces dernières réunissent plusieurs organisations dans le département, de différentes tailles, et de divers modes d’action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
. Ces structures endossent une grande partie du travail social afin d’assurer un accueil humain aux migrants en difficulté. « Il y a une consigne : pas d’hébergement, pas d’aide sociale, pas d’écoute non plus ». Cette phrase nous a été répétée plusieurs fois par les différents représentants de ces organisations. Les témoignages attestent de leur manque de ressources pour répondre aux besoins urgents des hommes et des femmes qui demandent l’asile. Même si, depuis 2016, les groupes féministes niçois ont manifesté à trois reprises pour attirer l’attention des pouvoirs publics sur cette question spécifique, il n’y a cependant pas eu de changement de politique dans la région. Par conséquent, à Nice, les femmes demandeuses d’asile sortent très difficilement de la clandestinité.
Les indésirables : esclaves modernes en Europe
La centralisation des richesses, le poids démesuré qu’a pris la finance face à l’économie réelle, la dérégulation
Dérégulation
Action gouvernementale consistant à supprimer des législations réglementaires, permettant aux pouvoirs publics d’exercer un contrôle, une surveillance des activités d’un secteur, d’un segment, voire de toute une économie.
(en anglais : deregulation).
des marchés, l’industrialisation forcée des campagnes, la concentration des entreprises et leur transnationalisation, ont permis de mettre à profit les inégalités qui existent à l’échelle mondiale. [20] La division sexuelle-ethnique-raciale du travail et la privatisation des services sociaux rendent plus vulnérables les groupes sociaux qui sont en bas de la hiérarchie sociale. En Europe occidentale, les étrangers sans-papiers ont leur place dans cette division. La politique de fermeture des frontières européennes a pour conséquence d’augmenter le nombre de « non-citoyens » [21]. Alain Maurice, en constatant que la migration de travailleurs clandestins n’est nullement un phénomène extérieur à l’économie des sociétés occidentales, souligne l’intérêt économique que présente le travailleur migrant sans-papiers du fait de sa fragilité administrative, c’est-à-dire de son illégalité [22]. Dans ce contexte, certaines catégories de femmes étrangères se retrouvent au plus bas de cette échelle. À l’intersection de plusieurs rapports de domination, les oppressions imbriquées dans les expériences vécues par les femmes en mobilité prennent des formes particulières.
À Nice, depuis quelques années, nous observons avec régularité la présence de migrantes dans les emplois informels. Quand elles sont jugées « indésirables » par les pays d’accueil européens, elles deviennent les cibles d’une machine d’exploitation capitaliste et de violences sexistes, en fonction de leur place dans la hiérarchie sociale. Notre étude a permis de voir comment, sur ce terrain, la non-liberté de circulation contribue au développement d’une économie clandestine qui recrute les femmes devenues clandestines. « Les travaux d’esclave, c’est facile à trouver » disait A.C., une Albanaise déboutée de 34 ans qui fait le ménage toute la journée dans plusieurs maisons à Nice, pour dix euros [23]. Plusieurs témoignages nous confirment l’offre importante et permanente d’emplois illégaux pour les femmes « indésirables ». Des emplois gérés le plus souvent par des réseaux criminels.
Plusieurs anciennes et nouvelles migrantes déboutées et celles qui n’ont même pas pu faire la demande officielle d’asile nous apprennent que les femmes qui fuient la pauvreté subissent en parallèle la privation des opportunités sociales et les violences sexistes. Elles se trouvent enfermées dans une situation de non-droit, sans accompagnement, sans hébergement, ni alimentation. Elles sont alors recrutées par les réseaux transnationaux de « services » considérés comme féminins. Les résultats de notre enquête confirment l’analyse de M. Morokvasic, qui souligne, au niveau mondial, le développement d’une global care chain, pour les « nannies », les « sex workers », etc. [24]. Nice qui était, depuis longtemps, l’un des espaces de passages de ces « nannies » et des « sex workers » saisonnières, est devenue leur prison, à la suite de la fermeture des frontières. Si une partie des indésirables déboutées arrivent à rester en dehors de ces réseaux et à trouver « facilement » du travail de services domestiques grâce aux liens sociaux qu’elles ont tissés après leur arrivée à Nice, une partie importante nous a confié qu’elles « travaillent tranquilles avec les faux papiers ». Papiers qui sont détenus en général par ces réseaux.
Andréa Réa, en questionnant la responsabilité de l’État dans ce processus d’exploitation des migrants, explique comment la fragilité administrative contraint les migrants à la discrétion [25]. Avec la nouvelle Loi « Asile et Immigration » présentée par le gouvernement français en 2018, nous pouvons affirmer que ces réseaux se renforceront, car la fragilité administrative contraindra de plus en plus ces femmes « indésirables » à la discrétion. Car, la réduction des délais d’instruction de la demande d’asile rendra particulièrement difficile l’expression des femmes victimes de violences spécifiques. Elles auront le plus grand mal à démontrer le besoin de protection à partir d’un récit inavouable, tant il est incroyable et difficile à prouver. Cette difficulté augmentera le nombre de femmes criminalisées et soumises aux économies souterraines mafieuses, en France en général et dans la région frontalière franco-italienne spécifiquement.
Les femmes indésirables, désirées par l’économie clandestine, sont de plus en plus dénuées de leur humanité, au 21e siècle, au cœur de l’Europe occidentale !
Cet article a paru dans le Gresea Échos n°100, décembre 2019. Pour commander ce numéro, remplissez le formulaire
Pour citer cet article : Pinar Selek, "Multiples frontières pour les femmes. Le cas de la frontière franco-italienne ", Gresea ; février 2021, disponible à l’adresse : https://gresea.be/Multiples-frontieres-pour-les-femmes-Le-cas-de-la-frontiere-franco-italienne
Illustration : Alicia Motta Mower.