6e et dernier volet pour tenter de boucler la boucle. Alliances ouvrières transnationales ? Elles ont le désavantage, à surmonter, du grand écart, sectoriel et géographique : à une extrême, en fer de lance, les secteurs et organisations riches d’une longue histoire syndicale et, à l’autre, le nouveau "lumpenproletariat" des rivages à bas salaires. Ajouter la pièce manquante au puzzle : l’enjeu salarial et, last but not least, le rôle de l’État, grand absent…
Conclure une série d’analyses rassemblant des initiatives aussi différentes que celles présentées lors du colloque Gresea-GRAID [1] ? Pas simple.
Comparer les luttes syndicales transnationales dans la métallurgie, un secteur toujours stratégique et structurant de l’économie mondiale, avec celles du textile ou des centres d’appels dont la faiblesse des salaires reste le déterminant essentiel de la localisation des investissements, peut conduire à des propos réducteurs.
Dans ces secteurs, le rapport de force ou les moyens financiers des acteurs syndicaux ne sont évidemment pas les mêmes. Néanmoins, plusieurs éléments nous semblent essentiels dans la compréhension de ce qu’est aujourd’hui « le syndicalisme d’entreprise multinationale
Multinationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
». Plusieurs questions également qui représentent autant de défis futurs pour la construction d’un véritable contre-pouvoir syndical au sein des entreprises multinationales.
Un syndicalisme sans Histoire des luttes
Si, le syndicalisme se constitue à l’échelle internationale dès la fin du 19e siècle, le syndicalisme d’entreprise multinationale est né en parallèle du mouvement d’intensification des investissements directs étrangers au cours des années 1970. Un peu moins de 50 années d’histoire qui sont principalement étudiées sous la loupe des institutions. La littérature sur les Conseils de groupes mondiaux, les Comités d’entreprises européens ou les accords-cadres internationaux ne manquent pas. Souvent très techniques, ces analyses du syndicalisme d’entreprise multinationale comme institution font cependant souvent l’économie de l’étude des luttes de dimension transnationales qui ont permis aux travailleurs de créer les conditions de la mise en place de ces institutions. Qui aujourd’hui, parmi les syndicalistes européens, se souvient de la lutte des "Saint-Gobains" ou des "Philips" durant les années 1970 ? Plus proche de nous, comment, dans le mouvement syndical, sont évaluées les mobilisations transnationales coordonnées mises en place dans les secteurs de l’automobile, du transport, de la chimie (la grève des raffineries) ou, plus spécifiquement, chez ArcelorMittal ou chez Alstom ? Autrement dit, le syndicalisme d’entreprise multinationale peut-il se constituer en tant que contre-pouvoir sur la scène internationale en se trouvant déconnecté des luttes et des mobilisations qui sont consubstantielles à sa construction ?
Secteurs forts vs secteurs faibles ?
Le colloque dont il est question dans ces lignes l’a, si besoin en était, à nouveau démontré : le syndicalisme d’entreprise multinationale ne peut être abordé sans être articulé aux secteurs d’activité. Dans ce contexte, les mégafusions à l’œuvre au sein des fédérations de branches internationales et européennes posent la question du rapport de force asymétrique existant entre les organisations syndicales issues des secteurs forts, riches d’une histoire syndicale longue comme la métallurgie par exemple, et de secteurs plus faibles où le taux de syndicalisation reste marginal (le textile en Asie ou les calls center en Afrique). Près de 50 ans après la décolonisation, cette asymétrie semble toujours se doubler d’une domination des syndicats occidentaux sur les agendas des fédérations syndicales internationales.
La création en 2011 d’un réseau syndical international dans les "calls centres" en marge de UNI Global union [2] répond d’ailleurs pour partie au fait que cette fédération syndicale internationale a, jusqu’ ici, fait peu de cas des conditions de travail de ce que Frédéric Madelin désigne comme un nouveau « lumpenprolétariat » de la mondialisation. Une seconde question se pose dans ce contexte : comment les fédérations sectorielles internationales peuvent-elles intégrer les enjeux liés aux « nouveaux précaires » de la mondialisation ? Les enjeux posés par ces secteurs d’activité sont en outre parfois différents de ceux qui ont constitué le substrat des revendications historiques du mouvement ouvrier.
Syndicats et associations : entre collaboration et ignorance
Lors du colloque, deux intervenants n’étaient pas issus directement du mouvement syndical. Si la Clean clothes campaign représentée par la coordinatrice belge ou l’association française React travaillent à la mise en réseau des organisations syndicales dans les pays du Sud, leurs relations avec les fédérations syndicales internationales oscillent parfois entre collaboration et ignorance.
Après plus de deux décennies d’existence, les campagnes de la Clean clothes Campaign sont, aujourd’hui, le plus souvent reconnues et intégrées par la fédération internationale des services (Uni). Par contre, IndustriALL, fédération des secteurs de la métallurgie, de la chimie et du textile, n’accorde pas encore toute la légitimité à ce réseau alliant consommateurs du Nord et travailleurs du Sud.
En ce qui concerne l’alliance des planteurs africains et asiatiques impulsée par le React au sein du groupe Bolloré, les fédérations syndicales internationales semblent complètement absentes de l’initiative. Cette relative ignorance peut s’expliquer par plusieurs facteurs.
Tout d’abord, comme exprimé ci-dessus, les réseaux dont il est question se sont constitués dans des "secteurs faibles" qui se trouvent parfois marginalisés dans les grandes fédérations syndicales internationales. En outre, une certaine méfiance du mouvement syndical à l’égard de ces réseaux multi-acteurs peut aussi s’expliquer par le fait de voir le syndicalisme être concurrencé par d’autres acteurs sur le cœur de son métier : l’amélioration des conditions de travail.
La sous-traitance : un enjeu transversal
S’il y a un enjeu qui transparaît de l’ensemble des initiatives d’alliances présentées lors du colloque, c’est celui de la prise en compte par les organisations de travailleur de la fragmentation des chaînes de production ou, pour le dire autrement, du recours par les entreprises multinationales à des sous-traitants et à des travailleurs contractuels.
La question de la sous-traitance
Sous-traitance
Segment amont de la filière de la production qui livre systématiquement à une même compagnie donneuse d’ordre et soumise à cette dernière en matière de détermination des prix, de la quantité et de la qualité fournie, ainsi que des délais de livraison.
(en anglais : subcontracting)
nous ramène aux origines de l’industrialisme en Europe où la relation salariale n’était pensée que sous le prisme du contrat de louage. C’est d’ailleurs, comme le rappelle Pauline Barreau de Lagerie [3], en écho au sweating shop du 19e siècle qui voyait, sur le plan local, des intermédiaires négocier des commandes et les confier ensuite à des travailleurs exploités à domicile, qu’apparaît au niveau international durant la seconde moitié du 20e siècle le terme de sweatshop. Ce dernier désigne les ateliers de labeur dans le textile asiatique soumis au diktat des marques de vêtements occidentales. Au tournant du 20e siècle, les syndicats européens ont contribué par leurs luttes à supprimer cette intermédiation de la relation salariale et par là permis l’émergence de système de négociation collective.
L’internationalisation des entreprises, accompagnée d’attaque contre le droit du travail national, a réintroduit à l’échelle mondiale la question de la location de main d’œuvre sous la désignation de sous-traitance ou de "contrat d’intérim".
En l’absence de droit international du travail, les alliances syndicales ne s’opposent pas radicalement à la sous-traitance. Elles cherchent plutôt à "responsabiliser" les donneurs d’ordre multinationaux vis-à-vis de leurs sous-traitants pour les ramener à une table de négociation. La forte fragmentation des entreprises multinationales ne permet cependant pas aux organisations syndicales de faire la transparence complète sur leurs réseaux de sous-traitance. Ces derniers sont de plus en plus fragmentés et leur frontière change constamment. C’est donc une part importante des travailleurs de la sous-traitance qui, dans certains secteurs comme le textile ou l’agro-industrie, reste en dehors de toute protection syndicale. Est-il possible dans ce contexte pour les organisations syndicales de défendre les éléments les plus précarisés de la main d’œuvre internationale sans remettre en cause l’existence même de la sous-traitance ?
Le salaire : un chaînon manquant ?
Peut-on construire un contre-pouvoir syndical multinational en dehors de la question salariale ? Il est simple de poser cette question à partir d’une salle de réunion bien à l’abri des contraintes internationales et du dumping social qui l’accompagne. Il est néanmoins marquant qu’à l’exception notable de la campagne asiatique pour un salaire vital portée par la Clean clothes campaign, les coordinations syndicales ou les réseaux de travailleurs transnationaux se construisent le plus souvent en dehors de toute revendication salariale.
Or, en Europe, le salaire s’est historiquement trouvé au centre de la constitution du syndicalisme à l’échelle des États-nations. Le syndicalisme d’entreprise multinationale porte aujourd’hui des revendications sur la santé et la sécurité au travail, parfois sur le temps de travail ou encore pour une gestion plus sociale des restructurations transnationales. Dans des entreprises financiarisées où la propriété et les modes de gestion répondent de plus en plus aux mêmes indicateurs de rentabilité du capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
, le salaire reste pourtant un élément essentiel du rapport de force entre le capital
Capital
et le travail.
Porter la question salariale à l’échelon transnational n’est cependant pas sans risques pour les travailleurs et leurs organisations qui se trouvent mis en concurrence. Des initiatives sectorielles existent en Europe, mais elles se heurtent trop souvent à l’absence d’un troisième acteur : l’État. En effet, pour qu’une revendication salariale soit porteuse de résultats à l’échelon transnational, les organisations syndicales ont, paradoxalement, besoin du levier d’un État qui réglemente l’activité des firmes et le dumping social.
La place de l’État dans l’économie mondiale ? Une dernière question… pour une prochaine série d’analyses…