Globalement, les organisations de travailleurs sont plutôt sur la défensive, rapport de forces oblige : la "conjoncture
Conjoncture
Période de temps économique relativement courte (quelques mois). La conjoncture s’oppose à la structure qui dure plusieurs années. Le conjoncturel est volatil, le structurel fondamental.
(en anglais : current trend)
" n’est pas à la prise de la Bastille. D’où des ripostes sur un mode plus pragmatique. Aboutir ici et maintenant à des améliorations à la marge – même si la "marge" est bien souvent une question de vie ou de mort : à preuve, l’effondrement de l’usine de Rana Plaza en 2013 au Bangladesh. La grande machinerie syndicale (fédérations mondiales) déploie ses propres moyens : ils sont faibles…
Organiser les ouvriers du "low cost", le sous-continent du textile globalisé sous tutelle de l’économie supermarché. Organiser, raffermir, exiger ensemble : voie royale à bandes multiples. En témoignent, Carole Crabbé et Delphine Latawie. Cela se passe en début d’après-midi, au quinzième étage de l’Institut de Sociologie de l’ULB, avenue Jeanne, à Bruxelles.
On a là une très belle vue, lorsqu’il fait beau, sur le campus et ses environs, le vieux bâtiment de la Faculté de Droit par exemple, dont la flèche fantasque évoque celle des églises. Le quinzième étage est aussi le dernier, plus haut, il n’y a que les toits : dans l’ascenseur, à côté du bouton, quelqu’un a griffonné "Paradis". Pourquoi pas ? C’est une agréable destination.
Le champ socioéconomique que les deux oratrices vont tenter de défricher est cependant tout sauf paradisiaque.
Sac à nœuds
Fleuron de l’industrialisme à ses débuts, le textile est un secteur qui a, plus que tout autre, entre-temps été complètement saboté, dans l’indifférence voire avec la complicité des décideurs politiques, tant nationaux qu’européens. Les usines de tissage et de confection ont été fermées les unes après les autres dans un tsunami de délocalisations et de sous-traitances destructeur d’emplois (60% détruits entre 1973 et 2004 rien qu’en Belgique). Sur ce champ de ruines, comment organiser travailleurs et citoyens – et, une relance du textile dans nos contrées paraissant à court terme illusoire, s’organiser pour encore réclamer quoi au juste ?
Carole Crabbé a projeté un diagramme (ci-contre) qui indique bien l’ampleur du micmac caractérisant aujourd’hui la chaîne de production mondiale dans le textile, et bien d’autres secteurs. En surplomb de ce sac à nœuds, les grandes "marques" occidentales, bien connues de tous, Zara, H&M, Mango, Benetton, etc. Elles ont droit de vie et de mort sur la cascade d’intermédiaires et d’ateliers qui, en bout de chaîne, s’échinent à la bonne exécution du carnet des commandes.
L’effondrement de l’usine de Rana Plaza en avril 2013 au Bangladesh, de triste mémoire (1.135 travailleurs morts sous les décombres, surtout des femmes), est venu rappeler que, derrière l’étiquette proprette, la pire des exploitations ensanglante nos vêtements d’usage courant. Comme l’a rappelé le journal Le Monde (22/4/14), une ouvrière de Rana Plaza doit se contenter d’un salaire mensuel de 50 euros – alors que ses "patrons", chez l’espagnol Zara (Inditex) et le suédois H&M, alignaient, pour l’exercice fiscal 2013, un bénéfice net de 2,38 milliards d’euros et 1,95 milliard d’euros respectivement. Ceci expliquant cela. Cette forme d’exploitation est source de superprofits. Ce ne sont ni les ouvriers (ouvrières) du Bangladesh, ni les consommateurs européens qui y gagnent. Le sac de nœuds cache cela plutôt bien.
Il le cache d’autant plus que le diagramme en induira plus d’un en erreur. Toutes les petites flèches qui mettent en évidence les liens de subordination entre les grandes marques et les entités qui soutiennent la chaîne (d’extraction) de valeur venant alimenter les bénéfices des premières résultent en effet d’un travail de détective quasi clandestin. On ne les trouvera pas dans les livres comptables des grandes firmes, ni dans les inventaires douaniers. Carole Crabbé dira avec quels efforts héroïques les travailleuses arracheront, lors d’un drame ou d’un conflit, les précieuses étiquettes cousues sur les vêtements pour détenir la preuve de l’identité des vrais responsables : le "fléchage" a cet arrière-plan-là, évocateur d’un travail de résistance en territoire occupé.
Enjeux colossaux
Carole Crabbé est coordinatrice de la plateforme AchAct, membre international de la Campagne Vêtements propres. Objectif : aboutir à des alliances visant à renforcer la lutte des travailleurs, pour leurs conditions de travail et pour la reconnaissance de leurs droits. Au Sud, c’est, en priorité, dit-elle, le droit d’association, droit "habilitant", ouvrant la porte à tous les autres. Le nom que s’est donné le réseau en Belgique indique bien sa visée, qui est de faire, avec l’appui des organisations syndicales, des consommateurs des "ach(ats) act(eurs)", l’idée étant, ajoute-t-elle, "de prendre en tenailles les grandes marques et les grands distributeurs" là où cela fait mal, dans leur porte-monnaie. En tenailles : les travailleurs, d’un côté, les consommateurs, de l’autre.
On retrouve ce principe chez John Ruskin qui, en 1859, soulignait avec quelque férocité que quiconque "achète ou tente d’acheter une marchandise
Marchandise
Tout bien ou service qui peut être acheté et vendu (sur un marché).
(en anglais : commodity ou good)
bon marché, donc un bien vendu à un prix qui ne saurait rémunérer le travail qui y est contenu" pose un acte qui revient "à voler le travail d’autrui". (Apprécié de Gandhi, de Proust et de Tolstoï, Ruskin a produit un petit traité d’économie politique qui, vers 1910, s’est vendu à plus de 100.000 exemplaires et a influencé l’œuvre législative des premiers gouvernements travaillistes. Il est aujourd’hui tombé dans l’oubli.)
Pour Ruskin, l’équité voudrait que toute marchandise s’échange à une valeur telle qu’à la quantité de travail représentée par le prix de vente corresponde une égale quantité de travail chez celui qui s’en acquitte par le prix d’achat. On est loin du compte.
Parmi les difficultés, peut-être la principale, il convient de citer, répression aidant, la faiblesse du mouvement syndical. Au Bangladesh, on compte quelque quatre millions de travailleurs (travailleuses) du textile – mais seuls environ 40.000 sont syndiqués. Le rapport de forces s’en ressent, dans les syndicats, il est de un à cent, le levier tient de la cuillère à café. Ajouter à cela, dit Carole Crabbé, une compétition extrême : si telle usine fait problème, si les travailleuses y poussent du col, le bon de commande sera instantanément transféré ailleurs. Il n’y a, à l’international, dit-elle, "aucun cadre réglementaire contraignant" auquel soumettre les sociétés transnationales.
Réinventer la solidarité
Dans une telle situation, dit-elle, il est nécessaire d’inventer de nouvelles formes de lutte, impliquant non seulement les syndicats mais aussi différentes composantes de la société organisée, qu’elles agissent sur le plan de la santé ou sur d’autres combats. Faire alliance est un "must".
Au Bangladesh, elle conduira notamment à la signature d’un protocole par lequel les grandes firmes (pas toutes : ni Gap, ni Walmart) s’engagent à financer des inspections de sécurité des bâtiments abritant les ouvrières – non sans effets pervers parfois comme rapporte Le Vif (18/4/2014) puisque, à la suite d’un premier contrôle de 80 usines en mars 2014, deux d’entre elles seront fermées sans autre forme de procès et 3.500 ouvrières licenciées sur-le-champ et sans indemnités. Le protocole n’avait pas "pensé" à cela. Dans cette forme d’action, l’ouvrage doit sans cesse être remis sur le métier.
Parmi les alliances "d’un nouveau type" qui font date, elle citera également celle, issue d’organisations asiatiques, prônant l’obtention d’un salaire dit vital. La stratégie des quelque 80 associations et syndicats asiatiques porteurs du projet consiste ici à riposter sur trois plans :
- Primo, en réfutant l’idée qu’il serait impossible de déterminer en quoi consisterait un salaire vital : les têtes pensantes de l’Asia Floor Wage Alliance (littéralement : Alliance asiatique pour un salaire plancher) ont sorti leurs calculettes et chiffré cela, au centime près. Le montant en est exprimé, nota bene, en parité de pouvoir d’achat de sorte qu’il corresponde au même panier de biens et de services quel que soit le pays concerné, et ce, insistons, pour que cesse la mise en concurrence mortifère entre les pays hôtes en matière salariale,
- Secundo, en faisant de la revendication une visée régionale, pour les mêmes raisons : faire cesser la concurrence salariale entre pays par "une revendication commune de l’ensemble des syndicats" et, donc, leur collaboration
- Tertio, en négociant non seulement avec les gouvernements et patrons locaux mais, directement, avec les grandes marques (huit d’entre elles font déjà référence au salaire vital)
C’est, comme dit Carole Crabbé, un "enjeu colossal". D’abord parce qu’il met en évidence – surtout pour le consommateur "lambda" des pays riches – la rapacité des grandes marques : concéder un salaire vital aux ouvriers et ouvrières des ateliers de labeur asiatiques ne représenterait, en effet, qu’un surcoût de 1% sur le prix de vente final. Une poussière, qu’elle soit prise dans les marges bénéficiaires des grandes marques ou dans le porte-monnaie du consommateur.
Le superprofit est du vol
L’autre diagramme projeté l’indique bien (voir ci-contre). C’est un découpage très parlant de la chaîne de valeur qui conditionne la réalisation et la commercialisation d’un t-shirt banal aujourd’hui. Dans son prix de vente de 29€, la "rémunération" du distributeur (grande surface) est de 17€, soit 59% du prix, à lui seul. Viennent ensuite la grande marque avec 3,61€ (12%) et le coût des matériaux à 3,40€ (12%), du transport à 2,19€ (8%), de l’intermédiaire à 1,20€ (4%), du patron local à 1,15€ (4%) et de ses frais administratifs à 0,27€ (0,9%).
Le salaire de l’ouvrière ? Il est en bout de piste : 18 centimes, soit 0,6% du prix de vente total.
Quasi rien. Quasi du vol, comme dirait John Ruskin. Et quasi limpide, politiquement, quand on y réfléchit un peu : devant ce tableau épuré et concis de l’économie politique contemporaine, on comprend mieux l’obsession du patronat en Europe pour réduire les salaires (ils doivent tendre vers les 18 centimes pour être "compétitifs") – et sur quelle base, à l’inverse, les bénéfices plantureux des grandes firmes reposent (doivent tendre plus haut, toujours plus haut).
L’autre aspect de l’enjeu colossal explique la réticence de certains syndicats, comme celui des travailleurs de l’industrie (IndustryAll, quelque 7 millions d’affiliés en Europe). Revendiquer un salaire minimum, "vital" dans la formulation française, "plancher" dans l’appellation anglaise du réseau asiatique, peut en effet paraître singulier. Et, singulièrement, dépolitisé : le salaire s’en trouve totalement déconnecté de la plus-value
Plus-value
En langage marxiste, il s’agit du travail non payé aux salariés par rapport à la valeur que ceux-ci produisent ; cela forme l’exploitation capitaliste ; dans le langage comptable et boursier, c’est la différence obtenue entre l’achat et la vente d’un titre ou d’un immeuble ; si la différence est négative, on parlera de moins-value.
(en anglais : surplus value).
dont le travail est pourtant la source principale. Du point de vue théorique, et syndical, c’est gênant. Que les grandes marques gagnent le double ou le triple, l’ouvrier et l’ouvrière resteront à leur même niveau "vital".
Du point de vue pragmatique, sur le terrain, comme le fera remarquer Carole Crabbé, les choses se passent tout autrement : le relèvement salarial revendiqué – et non obtenu ! – par les syndicats bangladeshis est en effet de loin inférieur au montant que l’obtention d’un salaire vital aurait entraîné. Les ouvrières, dit-elle, gagnaient 30 euros par mois ; les syndicats en revendiquaient 80, n’en obtenant que 50 – alors qu’un salaire vital supposait de leur en verser 250… La réalité, dit-elle, est celle-là : "Aujourd’hui, les syndicats, là-bas, n’osent pas revendiquer un salaire vital."
Rome n’a pas été bâti en un jour… Ou, pour citer Carole Crabbé : "La solidarité entre les travailleurs est à ré-inventer."
Alliances ès globosphères
Tout autre est le type d’alliance que Delphine Latawiec va esquisser. Elle est secrétaire permanente, en charge du commerce, à la CNE, la Centrale nationale des employés du syndicat chrétien CSC. Il s’agit, cette fois, d’une initiative d’UNI Commerce, la fédération mondiale des travailleurs du commerce de détail et de gros, qui compte quelque 4 millions d’affiliés.
Sont ainsi concernés les permanents et délégués affiliés d’UNI et ceux-là exclusivement serait-on tenté d’ajouter, soit une affaire plutôt institutionnelle (plus "traditionnelle", dira Delphine Latawiec) qui, cependant, ne manque pas d’innover.
Ces "alliances", dont la dénomination paraît hésitante (dans un cas, il sera ainsi question tantôt d’une "Alliance mondiale UNI IKEA", tantôt d’un "UNI IKEA alliance syndicale mondiale"), présentent en effet le double avantage de réunir des syndicalistes…
- d’une multiplicité de pays
- sur la base de l’unicité de l’entreprise faîtière.
Voilà qui revient à casser des frontières factices. Primo, celles érigées entre les nations. Et, secundo, celles qui cloisonnent entre-elles les entités subalternes du "sac à nœuds".
Syndicalisme transnational
Lancée en 2009, la formule des "alliances UNI" remplit pour l’heure une série de fonctions venant pallier la fragmentation du monde du travail devant un patronat qui est, lui, parfaitement unifié : là où le mouvement ouvrier offre l’image d’une tour de Babel dont chaque langue nationale fait obstacle à la compréhension réciproque, les quartiers généraux des sociétés transnationales ne connaissent qu’une langue, l’anglais abâtardi connu sous le nom de "globish". Tout est à l’avenant. Stratégies locales défensives chez les syndicats, globales et offensives dans les transnationales, armée de juristes et de "Chicago Boys" au service d’un but unique chez ces dernières et, dans les syndicats : ramer à contre-courant, avec les moyens du bord, qui ne sont pas nombreux et épuisent leurs forces vives.
Ces fonctions, par définition palliatives, rapport de forces défavorables oblige, obéissent à la loi du genre. Delphine Latawiec citera ainsi la mise en place de dispositifs internationaux d’assistance pour faciliter le dialogue social là où il était inexistant, l’envoi de renforts en matière d’appui technique, la conclusion de partenariats avec les Comités d’entreprise européens, la publication de communiqués pour alerter l’opinion, etc.
Parmi ces objectifs, il en est un qui mérite d’être mis en exergue. La volonté d’aboutir à des "accords d’entreprise mondiaux" court en effet tel un fil rouge dans le programme de ces alliances. Ces accords n’engagent pas à grand-chose mais, et c’est à souligner, constituent un levier puissant pour recréer une solidarité et un langage commun entre les travailleurs "fragmentés".
Il y a en même temps quelque ironie dans l’évolution. Au plan local – national –, le mouvement ouvrier syndical a progressivement réussi à placer la barre, non au niveau de l’entreprise (où le rapport de forces est souvent défavorable), mais à celui du pays entier. Ce sont, en Belgique, les accords dits interprofessionnels, qui ont force de loi dans le pays entier et constituent, pour les travailleurs, leur salaire et leurs conditions de travail, le meilleur rempart. Avec les accords d’entreprise mondiaux, on retourne donc pour ainsi dire à la case de départ – tout en esquissant la forme ultime qu’ils devraient prendre demain : des accords interprofessionnels européens, voire mondiaux.
Pour le redire, Rome n’a pas été bâti en jour. L’expérience du passé permet cependant, d’ores et déjà, de dire où et comment la construction doit être entamée .