Les forums sociaux sont passés par là… C’est à Londres, puis à Nairobi (2007) que la chose prend forme : pour résister à la mise en concurrence des travailleurs des call centres tunisiens de la transnationale Transnationale Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : transanational)
française Teleperformance, des syndicalistes (Sud PTT, CGT & UGTT) prennent langue, et s’associe au réseau Rezisti, en actionnant le comité d’entreprise européen ad hoc : tâtonnements rebelles…

Cent cinquante ans après la première internationale ouvrière, l’Association internationale des Travailleurs, Ali Ourak, secrétaire général du syndicat UGTT pour les centres d’appels du groupe Teleperformance en Tunisie et Frédéric Madelin du syndicat SUD (France) témoignent de leur expérience dans la création d’un réseau méditerranéen des centres d’appels

Le secteur des centres d’appels connait depuis quelques années une recrudescence d’actions de grève et de mobilisations diverses. Travailleurs précarisés et peu syndiqués, les salariés des "call centres" commencent à faire parler ici comme ailleurs de leurs conditions de travail : contrôle extrême de l’organisation du travail, mise sous tension permanente, perspectives salariales particulièrement limitées avec pour conséquences sur la santé des travailleurs des dépressions nerveuses, troubles du sommeil, troubles musculo-squelettiques, troubles ophtalmiques, etc.

Face à cette réalité, plusieurs organisations syndicales, principalement issues des deux rives de la Méditerranée, ont décidé de se rassembler pour échanger leurs expériences et créer un rapport de force en faveur des travailleurs face à l’internationalisation des méthodes de management et au chantage à la délocalisation Délocalisation Transfert de production vers un autre pays. Certains distinguent la délocalisation au sens strict qui consiste à déplacer des usines ailleurs pour approvisionner l’ancien marché de consommation situé dans la contrée d’origine et la délocalisation au sens large qui généralise ce déplacement à tout transfert de production.
(en anglais : offshoring).
.

 Face à la contrainte internationale

Né vers le milieu des années 1990 en Europe, la croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
du secteur des centres d’appels connaît une nette accélération pendant les années 2000. Aux États-Unis, le marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
est, dès ses débuts, beaucoup plus développé qu’en Europe, et connaîtra des délocalisations de plus grande ampleur. On observe toutefois depuis quelques années un retour des centres d’appels aux États-Unis due à la dérégulation Dérégulation Action gouvernementale consistant à supprimer des législations réglementaires, permettant aux pouvoirs publics d’exercer un contrôle, une surveillance des activités d’un secteur, d’un segment, voire de toute une économie.
(en anglais : deregulation).
du marché du travail américain.

En Europe, selon Frédéric Madelin, il existe une grande différence entre les pays nordiques, surtout anglo-saxons, et les pays au sud du continent où le contact humain garde plus d’importance et où les centres d’appels se sont un peu moins développés.

Les années 2000 marquent le début des délocalisations pour le marché francophone. Ainsi, en l’espace de quelques années, le secteur passe d’une période de création d’entreprises à leur délocalisation. Cette évolution géographique rapide du secteur des centres d’appels peut notamment être expliquée par la diffusion mondiale des nouvelles technologies de l’information. Néanmoins, cela ne s’est pas fait en un jour puisqu’il a fallu dépasser certaines contraintes, essentiellement le niveau technique (niveau des flux, serveurs, supports informatiques etc.) et la barrière linguistique. Les entreprises états-uniennes ont ainsi commencé par délocaliser en Inde alors que la France s’est plutôt dirigée vers le Maroc qui avait fait le pari du secteur en investissant au niveau du support technique et ensuite la Tunisie. Aujourd’hui, le secteur se déplace à nouveau, cette fois vers l’Afrique de l’Ouest. Il existe aussi, depuis quelques années, des délocalisations intra-européennes. Les entreprises de call centers s’installent dans des pays tels que la Roumanie, la Grèce, l’Espagne ou le Portugal. Des travailleurs français sont dès lors invités à apprendre le grec pour travailler à partir de la Grèce pour le marché français, à un salaire particulièrement bas.

La mise en concurrence des travailleurs qu’implique cette volatilité géographique des entreprises est la raison essentielle qui a conduit à la création de ce réseau syndical. Selon les intervenants, le fonctionnement des entreprises de centres d’appels rend indispensable la mise en réseau des travailleurs du secteur dans les différents pays. Un marché comme celui d’Orange reçoit un million d’appels par jour qui peuvent être pris indistinctement par la France, la Tunisie ou le Maroc. Le premier qui se libère prend l’appel !

Lorsque les travailleurs français entrent en grève, les appels sont transférés vers un autre pays, ce qui affaibli l’action syndicale. L’internationalisme devient dès lors une nécessité, même s’il s’agit souvent, pour les salariés, d’un concept abstrait.

 Naissance d’un réseau

Au début des années 2000, l’internationalisme du secteur des centres d’appels se heurte notamment au manque de liberté syndicale dans les autres pays et au manque d’intérêt que porte la fédération internationale UNI pour ce secteur « secondaire » dans la chaîne de valeur. Mais les forums sociaux offrent l’occasion de créer des liens entre syndicalistes de terrain de plusieurs pays. Très rapidement, la mise en œuvre d’actions de solidarité concrètes prend le pas sur l’analyse des constats au sein du réseau. Au forum social de Londres, puis à celui de Nairobi en 2007, plusieurs débats sont organisés avec des syndicats d’Inde, des États-Unis, d’Angleterre. S’il en ressort qu’il existe un réel intérêt entre Philippins, Américains et Indiens de travailler ensemble, il semble par contre évident que les syndicats du marché francophone ont tout d’abord intérêt à se réunir entre eux. Les pays francophones font en effet face à un double problème, celui de la langue et la différence du type de marché. Il subsiste par ailleurs un désaccord profond entre les syndicats états-uniens et français. Pour les premiers, l’objectif, très pragmatique, est de ramener les centres d’appels en terres américaines, ce qui n’est pas du tout la position française.

A travers le comité d’entreprise européen et le groupe mondial, il existait depuis longtemps au sein de l’entreprise France Telecom un réel syndicalisme international qui avait su au fil des années tisser des liens et accomplir un travail syndical qui avait abouti à certaines victoires. Profitant de la présence syndicale au sein des télécoms et de l’importance de ces derniers dans les centres d’appels, l’idée est dès lors lancée en concert avec les syndicats français SUD PTT et la CGT, la CC-OO et la CGT espagnoles, et l’UGTT tunisienne de créer en Tunisie en septembre 2011 un réseau international des centres d’appels.

L’année suivante, le salon des centres d’appels européen est organisé à Paris. Selon les travailleurs, il s’agit du "salon de la délocalisation" puisque s’y réunissent surtout les patrons du secteur. C’est l’occasion pour organiser, en marge du salon parisien, le premier colloque du réseau international des centres d’appels début avril 2012. Près de 250 participants venus de Tunisie, du Maroc, de Belgique, des Pays-Bas, d’Italie, d’Espagne mais aussi de Madagascar, du Sénégal, d’Argentine ou encore d’Afrique du Sud s’y rencontrent. L’UNI et ses membres sont invités, mais également des syndicats de base non affiliés à la fédération internationale, le but étant de réunir des personnes de toute obédience, même sans mandat syndical. Le salarié de Teleperformance France peut ainsi rencontrer le travailleur de Teleperformance Tunisie et discuter et comparer leurs conditions de travail respectives. On prend conscience que les méthodes de "managment" sont les mêmes. Conçues et développées au Mexique elles étaient utilisées au Brésil avant d’être reprises en France et plus tard en Tunisie. Il en va de même en ce qui concerne les problèmes psychosociaux dont souffrent les travailleurs, même si le rapport au suicide par exemple et la manière de réagir au mal-être au travail en général n’est pas le même entre un pays comme la France et un autre comme le Sénégal.

Un autre but du réseau international est de déconstruire certaines idées reçues comme celle du travail soi-disant de moindre qualité en Tunisie ou au Sénégal ou encore l’idée selon laquelle les travailleurs français sont a fortiori des nantis par rapport à ceux du Sud. Si l’organisation du travail est la même, les travailleurs tunisiens bénéficient parfois de meilleures conditions de travail, d’une meilleure mutuelle ou de plus de temps de pause que les travailleurs français. Ceci s’explique par le niveau des coûts de production nettement inférieur en Afrique. L’entreprise peut alors contrebalancer ce différentiel salarial en offrant quelques avantages aux salariés tunisiens par rapport aux français. Par ailleurs, le mètre carré est beaucoup moins cher en Tunisie, l’entreprise y est exonérée d’impôt et perçoit des aides d’État. Enfin, l’entreprise a tout intérêt à ce que les salariés ne se révoltent pas trop, d’autant plus que trouver des personnes qui maitrisent la langue française n’est pas si évident dans un pays comme la Tunisie ou le Maroc.

Afin notamment que les relations entre les travailleurs des centres d’appels ne se limitent pas à des discussions, une manifestation est également organisée pour conclure le colloque. Elle porte sur l’amélioration des conditions de travail et des conditions salariales dans le secteur, mais aussi et avant tout sur la liberté syndicale.

 Teleperformance, une référence dans la lutte

Leader du secteur, l’entreprise française de centres d’appels internationale Teleperformance est un des théâtres de cette nouvelle dynamique internationaliste. Implantée dans une cinquantaine de pays, elle travaille en sous-traitance Sous-traitance Segment amont de la filière de la production qui livre systématiquement à une même compagnie donneuse d’ordre et soumise à cette dernière en matière de détermination des prix, de la quantité et de la qualité fournie, ainsi que des délais de livraison.
(en anglais : subcontracting)
pour des firmes comme Mobistar, Orange ou encore SFR [1]. Pour ses travailleurs, de nombreuses questions restaient sans réponses. Quel est au juste le chiffre d’affaires de l’entreprise en France ? Le marché du Maghreb est-il englobé dans ce chiffre d’affaires ? Les bénéfices du Maghreb sont-ils transférés en France, au Luxembourg ou ailleurs ? Une fermeture en France est-elle le résultat d’une baisse d’activité ou d’une stratégie managériale de délocalisation ? Si les réponses à ces questions ne changent rien à la réalité du travail des salariés, celles-ci prennent toute leur importance dans le cadre d’un travail syndical local.

Comme suite au colloque, une visite du syndicat SUD est programmée en Tunisie dans un centre d’appel de Teleperformance ainsi qu’une réunion avec la direction générale d’Orange Tunisie. Celle-ci débouche sur certaines conquêtes syndicales comme la mise en place d’un bureau syndical et d’une infirmerie. Chez Teleperformance Tunisie, par contre, la situation se dégrade à partir du moment où la direction prend connaissance de l’existence du réseau et du danger qu’il représente. Premier centre d’appel de Tunisie, Teleperformance est également le premier à avoir eu une délégation syndicale. En Tunisie, elle emploie plus de vingt mille salariés, qui dans leur grande majorité ont fait des études supérieures (Bac+3 au minimum) Durant l’année 2013, les travailleurs tunisiens enchaînent les grèves pour obtenir des hausses de salaires et de meilleures conditions de travail. Outre le harcèlement moral, les mutations forcées, ou encore les licenciements abusifs, les travailleurs dénonceront l’obligation qu’ils ont de franciser leur prénom durant les heures de travail et de travailler les jours fériés correspondant aux fêtes musulmanes.

Enfin, à l’occasion du forum social en Tunisie, une journée de mobilisation s’organise le 26 mars 2013 devant le siège de Teleperformance et aboutit à un accord avec l’entreprise au bout de 55 jours de lutte.

 UNI or not UNI

Selon les intervenants, les organisations syndicales comme la fédération UNI Global Union à laquelle l’UGTT est affiliée ou encore la CES (confédération européenne des syndicats) ont leur rôle à jouer, notamment comme lobby Lobby Groupement créé dans le but de pouvoir influencer des décisions prises habituellement par les pouvoirs publics au profit d’intérêts particuliers et généralement privés. La plupart des lobbies sont mis en place à l’initiative des grandes firmes et des secteurs industriels.
(en anglais : lobby)
ou comme source de contacts et d’informations. Leur structure, qui peut parfois amener certaines lourdeurs, a l’avantage d’être permanente et de disposer de moyens tant humains que financiers. Toutefois, il est à déplorer qu’elles ont une tendance à ne pas reconnaître les structures parallèles. Selon Ali Ourak, le syndicat UGTT en Tunisie serait ainsi mis sous pression de la part de la fédération UNI Global Union qui pousse à mettre en place un réseau au sein de la structure plutôt qu’en parallèle. On ne peut par contre que se réjouir que le réseau ait eu pour effet de sensibiliser quelque peu l’UNI à l’égard du secteur des centres d’appels. La fédération n’a par exemple jamais fait en sorte de mettre en place un comité d’entreprise européen au sein de l’entreprise Teleperformance alors qu’elle en a largement les moyens. Partant, le syndicat SUD, non affilié à la fédération, s’est lancé dans l’initiative alors qu’il s’agit pour eux d’un lourd coût.

Le réseau international des centres d’appels est un exemple réussi de coordination internationale de travailleurs construit à la marge de la fédération internationale UNI Global Union. Il s’appuie exclusivement sur les forces de la base syndicale et résiste jusqu’à présent aux tentatives externes d’institutionnalisation.

Enfin, on consultera utilement le site du réseau : www.rezisti.org/callcenter

P.-S.

Cette analyse a été publiée sous le titre "Vers une internationale des calls centres ?" dans le Gresea échos n°78 daté d’avril, mai et juin 2014 – disponible au Gresea au prix de 3€ (pour toute commande : gresea skynet.be ou par téléphone 32-(0)2-219.70.76 ou par voie postale : Gresea, 11 rue Royale, 1000 Bruxelles.

Notes

[1Teleperformance est le n° 1 mondial des prestations de télémarketing et de télé-services : 229 centres de contacts répartis dans 46 pays (soit 110 000 stations de travail). Parmi ses actionnaires, les banques ING, BNP Paribas, Norges Bank et HSBC – cfr http://www.zonebourse.com/TELEPERFORMANCE-4709/societe/