L’engagement citoyen autour de la question migratoire ne date pas d’hier. Mais cet engagement, nécessaire, est aussi exposé au piège du paternalisme et de la complicité avec les politiques migratoires qu’il conteste. Entretien avec Natalia Hirtz, chercheuse et formatrice au Gresea.

Julie Luong. À partir de quand la question migratoire a-t-elle suscité une mobilisation citoyenne ?

Natalia Hirtz. On pourrait dire que ça remonte aux années 50, ce qui a notamment donné naissance au Ciré. En Belgique, beaucoup de missions publiques ont été confiées à des associations non étatiques. Ce n’est donc pas un hasard si, au moment où la question migratoire apparaît comme une question sociale, se créent les premières associations, sur base des collectifs d’aide aux migrants et aux migrantes. Rappelons que jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe était un continent de départ et pas d’arrivée. Mais avec la relance de l’après-guerre, on est allé chercher de la main-d’œuvre ailleurs, pour faire face aux conditions de travail et de logement insalubre que l’on sait. Il y a donc d’abord eu une politique de migration sélective puis, à partir des années 70, une politique de plus en plus claire de fermeture des frontières.

J.L. L’ouverture des premiers centres fermés à la fin des années 80 a été une autre étape importante dans la mobilisation citoyenne.

NH. Oui et au début des années 90, c’est devenu une polémique publique assumée. En 95, on avait déjà quatre centres fermés en Belgique. Des nouveaux collectifs notamment contre les expulsions se sont formés à ce moment-là. On voit donc que les mouvements citoyens émergent en parallèle de politiques de plus en plus hostiles. Cela s’est renforcé avec la mort de Semira Adamu en 1998, étouffée avec un coussin par deux policiers lors de sa tentative d’expulsion du territoire belge à Zaventem. À ce moment-là, les sans-papiers ont commencé à s’organiser de manière autonome. En 2005-2006, ils portent de plus en plus de mobilisations et forment en 2014 la Coordination des sans-papiers, devenant un véritable acteur politique. C’est aussi à ce moment qu’apparaissent les tensions avec les comités de soutien, notamment au sein de la Plateforme citoyenne formée à Bruxelles en 2015 au parc Maximilien.

J.L. Quels étaient les termes du conflit ?

NH.Les sans-papiers ont reproché à cette Plateforme de faire le jeu de la division entre les bons et les mauvais migrants, puisque les migrants qui faisaient une demande administrative pouvaient accéder au bâtiment mis à disposition par l’État, mais pas les sans-papiers. Ces tensions relèvent aussi de ce qui est perçu comme du paternalisme... alors qu’aujourd’hui, les sans-papiers connaissent souvent très bien et même mieux que les autres acteurs les stratégies et les rapports de force à l’œuvre dans ce genre de situation. Mais ce qui semble malsain est aussi le renforcement d’une politique migratoire meurtrière par un État qui donne par ailleurs de plus en plus de subsides aux associations pour mener à bien des missions sociales, ce qui est une manière d’externaliser le travail. C’est comme ça qu’on en arrive à fermer des lieux d’accueil tout en demandant aux citoyens d’accueillir eux-mêmes des migrants et de jouer aussi au psychologue, à l’assistant social, etc.

JL. Ce qui s’est passé lors de l’accueil des Ukrainiens...

NH. Oui et il y a déjà beaucoup de personnes qui ont accueilli des Ukrainiens et qui n’en peuvent plus parce que l’État n’a rien mis à leur disposition. Par ailleurs, il faut quand même se rendre compte qu’après avoir fait un procès en 2017 à des citoyennes et des citoyens pour avoir accueilli des migrants, on leur demande aujourd’hui d’accueillir... mais seulement des Ukrainiens et des Ukrainiennes. Il y a donc une institutionnalisation des actions par ailleurs criminalisées, parce que cela permet de gérer la question sociale. Vous avez évidemment moins de tensions et de conflits si les citoyens et des citoyennes accueillent qu’en laissant des personnes dans un parc, dans des conditions insalubres.

JL. Voulez-vous dire que cette « bonne volonté citoyenne » fait le jeu des politiques qu’elle conteste ?

NH. C’est complexe. La réponse citoyenne est nécessaire. Comme est nécessaire le travail de l’associatif, mais il faut être conscient en même temps que ce travail devrait être fait par un fonctionnaire. Il faut à la fois l’engagement et la conscience de ce qui se passe.


Interview de Natalia Hirtz réalisée par Julie Long parue dans Si Mineur 4/2, "Les enfants migrants au quotidien", 2022.


Crédit photo : Collectif Krasnyi.