Le relèvement des minima sociaux est une vieille exigence du mouvement social. C’est ainsi qu’en 1998 déjà, René Passet, Professeur émérite à l’Université Paris-I et membre du comité scientifique d’ATTAC-France [1], estimait que « s’il est une certitude, c’est que tout milliard versé aux populations les plus défavorisées viendrait alimenter cette demande (30 à 70 milliards représentent des augmentations de 0,6% à 1,46% de la consommation des ménages). Et cela, principalement en biens de première nécessité, stimulant donc la production nationale plutôt que l’importation ». En effet, il est établi que les « pauvres » ont tendance à consommer une plus grande partie de leurs revenus que les « riches ».

Ce constat bien évident, les économistes keynésiens l’ont conceptualisé sous le vocable de « propension à consommer ». Cette propension étant très grande pour les pauvres, on peut, en déduire, qu’étant fiable pour les riches, ces derniers préfèrent pour leur part épargner. Les tendances récentes en matière d’épargne et de consommation, en Belgique, montrent qu’il y a d’ailleurs urgence en la matière.

 Paupérisation [2] de masse

Urgence bien identifiée par le monde syndical. Dans une interview à « La Libre Belgique [3] », Claude Rollin, Secrétaire Général de la CSC, interpellait vigoureusement les décideurs politiques : « Depuis de nombreuses années, les allocations sociales augmentent moins rapidement que les salaires moyens. Beaucoup d’allocataires sociaux se retrouvent aujourd’hui dans la précarité. Cela fait 5 ans que nous réclamons une adaptation ».

Et les chiffres ont de quoi inquiéter : par exemple, « en 1980, l’allocation de chômage moyenne représentait 45 % du salaire moyen. En 2005, elle ne représente plus que 27% [4]. Ce qui explique qu’aujourd’hui, en Belgique, le taux de pauvreté est de 15% (est considérée comme pauvre toute personne bénéficiant de moins de 60% du revenu médian, soit un peu moins de 800€ [5] par mois). De fait, bien des allocataires sociaux perçoivent des revenus inférieurs à ce seuil. C’est notamment le cas des pensionnés. Pour cette catégorie, on relèvera que près de 25% des pensionnés belges peuvent être considérés comme pauvres.

A un niveau macro, cette dégradation se greffe naturellement sur une montée des inégalités.
Pour s’en convaincre, scruter les chiffres relatifs à la formation de l’épargne en Belgique peut s’avérer intéressant. Partant du principe que les riches sont beaucoup moins nombreux que les pauvres et qu’ils disposent de plus de capitaux de départ que le reste de la population, il est fort possible d’imaginer que le taux d’épargne moyen baisse tandis que la masse épargnée augmente quand même.

Et c’est typiquement ce qui se passe en Belgique pour l’instant. C’est ainsi que « le taux d’épargne des Belges est passé en dix ans de 20,1% à 12,8%. Cela étant dit, l’épargne des Belges n’a jamais été aussi importante [6] », la valeur des actifs financiers détenus par les Belges s’élevant à « 750 milliards d’euros, là aussi un nouveau record [7] (…). On a assisté au fil des années à un glissement vers de nouvelles formes d’épargne comme l’épargne-pension par exemple ». Les taux exorbitants (les spécialistes évoquent généralement une moyenne de 15%) imposés au tissu économique par les acteurs du marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
privé des pensions ne sont pas sans exercer de pressions sur le marché de l’emploi. Car les exigences en termes de rentabilité des formules privées de pension induisent un effet pervers menaçant le salariat car les compressions de coûts résultant invariablement « en des gels de salaires ou des suppressions d’effectifs.

On constate déjà qu’en France le poids sur le marché des actions des fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
de pension américains ou anglais a contraint les entreprises à licencier pour accroître leur rentabilité [8] ». En résulte un processus de paupérisation de masse passé sous silence dans les médias dominants. Ainsi, le pouvoir d’achat moyen des ménages a baissé en moyenne de 1,7% entre 1995 et 2005 [9]. Ce qui indique que les allocataires sociaux ne sont pas les seuls concernés par cette détérioration des conditions de vie. Comme en témoigne pleinement l’évolution du coefficient de Gini.

 Cœfficient de GINI et inégalités

La source la plus fréquemment utilisée par les économistes pour évaluer les inégalités est le coefficient de Gini. Plus ce coefficient est proche de 0, plus l’égalité prévaut entre les riches et les pauvres. Que constate-t-on pour la Belgique au cours des dernières années ? Que plus le temps passe, plus ce cœfficient chez nous se rapproche de 1 (signe a contrario d’accroissement des inégalités).

En 1985, il était de 0,344 avant impôts (0,267 après impôts). Près de 20 ans plus tard, on voit que ce coefficient est passé à 0,399 avant impôts (et 0,329 après taxation).

Si on compare les évolutions avant et après impôts, on constate que la dégradation de l’égalité avant impôts est moindre que celle qui prévaut après taxation. Avant impôts, on constate une progression de 16% (0,399/0,344) alors qu’après taxation, la progression des inégalités de 1985 à 2002 s’élève à 23,22% (0,329/0,267).

Tableau 1. Evolution de l’inégalité de revenu avant et après impôts d’après le coefficient de Gini, Belgique de 1985 à 2002

Année Avant impôts Après impôts
1985 0,344 0,267
1990 0,362 0,297
1995 0,365 0,297
1996 0,370 0,301
1997 0,373 0,304
1998 0,376 0,308
1999 0,383 0,312
2000 0,381 0,309
2001 0,392 0,319
2002 0,399 0,329

Source : INS, Statistiques financières citées dans : Deleeck (2001), De architectuur van de welvaartsstaat opnieuw bekeken (p. 309) (1980-1997) et calculs de OASEs basés sur INS, Niveau de vie cités dansOnderzoeksgroep Armoede en sociale uitsluiting : basisgegevens 2005.

La fonction redistributive de l’impôt est donc de moins en moins perceptible au fil du temps. Ce constat n’a évidemment pas échappé aux spécialistes de la question de la pauvreté en Belgique [10]. Ces derniers établissent diverses priorités pour parvenir à une réduction sensible de la pauvreté en Belgique. Sur le plan fiscal, il conviendrait, d’après ces fins connaisseurs de la problématique, de « rééquilibrer la taxation du travail et du capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
 » et assurer un alignement de « la fiscalité indirecte sur la fiscalité directe [11] ». Le fossé à combler passe nécessairement par une réhabilitation de l’impôt comme outil redistributif privilégié si l’on veut augmenter les minima sociaux. L’opération ne serait pas qu’avantageuse pour les bénéficiaires d’allocations sociales. C’est qu’en augmentant le montant des minima sociaux, on rend possible une revalorisation salariale.

Les inégalités contre les salaires et l’emploi : plus qu’un slogan, un constat et un en jeu pour nourrir des mobilisations dans le futur ! A condition toutefois d’entrevoir l’espace politique pertinent qui permettrait de rééquilibrer les rapports de force entre le travail et le capital Capital  !

 Le point sur les alternatives : synthèse

Quand on songe que le salaire mensuel moyen allemand est 9 fois supérieur à celui en vigueur en Hongrie [12] (ce différentiel passe, selon les mêmes sources, de 1 à 26 quand on prend la Bulgarie comme point de repère), on se rend tout de suite compte que de tels écarts de coûts salariaux sont susceptibles d’aiguiser la compétition entre les travailleurs du vieux Continent ! De plus, les systèmes de protection sociale présentent en Europe de grandes disparités. Que l’on songe aux écarts de protection existant entre les modèles sociaux-démocrates de Scandinavie et les régimes ultra-libéraux en vigueur au Royaume-Uni, en Irlande et dans les nouveaux Etats membres d’Europe centrale et orientale.

Selon Georges Debunne, « face à la violente mise en concurrence des travailleurs dans une Europe élargie, il faut qu’une Constitution introduise le respect de quatre verrous de rémunération : un salaire minimum garanti, un minimum de retraite, un minimum d’allocations de chômage et un revenu minimum de protection sociale pour les personnes âgées qui n’ont pas travaillé [13] ».

A côté d’exigences globales, nous nous bornerons, pour notre part, à pointer non des objectifs mais des dynamiques à promouvoir en vue d’une convergence sociale sur le continent européen. Ainsi, les solutions proposées par les milieux engagés dans la lutte contre la pauvreté grandissante impliquent de fait une harmonisation des taux en vigueur pour ce qui est de la taxation du capital et des plus-values mobilières. De plus, un des arguments les plus fréquemment cités pour couper net tout débat en matière de réduction du temps de travail porte sur la très grande hétérogénéité des législations. On ne peut, en la matière, que souhaiter un alignement des temps de travail basés sur une même hausse du salaire horaire de façon à éviter tout dumping social.

 Attention au workfare européen !

Enfin, concernant les minima sociaux à proprement parler, force est de constater la tendance à en conditionner l’octroi. « La troisième génération de dispositifs, celle qui émarge au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix en France et au Luxembourg, et dans une moindre mesure en Espagne et en Italie, à titre Titre Morceau de papier qui représente un avoir, soit de propriété (actions), soit de créance à long terme (obligations) ; le titre est échangeable sur un marché financier, comme une Bourse, à un cours boursier déterminé par l’offre et la demande ; il donne droit à un revenu (dividende ou intérêt).
(en anglais : financial security)
expérimental, adosse la prestation (…) à des contreparties (…). Elle symbolise l’adaptation des modèles traditionnels à de nouvelles contraintes économiques et sociales et le processus de rationalisation et de transformation des "Etats-providence". L’introduction de contreparties et le renforcement des mécanismes d’activation seront un trait commun des réformes entreprises dans la plupart des pays européens durant cette période [14] ». Plus loin, les auteurs notent qu’en Espagne, « douze communautés autonomes sur dix-sept (…) ont été également amenées d’abord à évaluer les dispositifs de minima sociaux (…) puis à les réorienter dans le sens d’une logique plus restrictive de workfare [15] ».

Workfare ? « L’idée de base de ce concept est que pour recevoir des secours publics il fallait en contrepartie, fournir un travail. (…) La notion de workfare possède un sens équivoque. D’une part elle signifie une nouvelle approche des droits sociaux et de l’insertion, d’autre part elle est une stratégie d’encadrement et de mise au pas des pauvres (et des chômeurs). La notion de Workfare est à rapprocher de celle de mesures actives utilisées en Europe continentale et du nord, et de celle de " Welfare to work programs " en usage au Royaume-Uni [16] ».

Le refus de l’implication des politiques d’activation et de mise sous condition est lié à la nécessité de revaloriser les salaires. Car en mettant au pas les chômeurs, les pouvoirs publics ambitionnent de leur faire intégrer le marché de l’emploi le plus vite possible sans faire les difficiles, avec pour conséquences une accentuation de la mise en concurrence des travailleurs et une pression à la baisse sur les salaires.

 


Pour citer cet article :

Xavier Dupret, "Minima sociaux et revendications du mouvement social", Gresea, décembre 2006. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1684



P.-S.

Ce texte a servi de base à l’animation d’un atelier du Forum Social de Belgique qui s’est tenu le 16 décembre 2006 à Bruxelles

Notes

[1Passet, R. « Relever les minima sociaux, une exigence économique », Le Monde Diplomatique, février 1998.

[2Paupérisation : « Appauvrissement progressif et continu d’une population » (Petit Larousse illustré, Paris, 1994, Ed. Larousse).

[3La Libre Belgique, 07/09/2006.

[5Chiffre cité par P. Defeyt in « Le blues de la classe moyenne : statistiques et perceptions », Institut pour le Développement Durable.

[6La Libre Belgique, 27/01/2006.

[7La Libre Belgique, 27/01/2006.

[8Marquis, E., « Retraites, un catastrophisme irresponsable » in Silence, n° 254, février 2000.

[9« Enquête sur le revenu et les conditions de vie des ménages belges » : http://statbel.fgov.be/press/pr084_fr.asp.

[10Source : http://www.luttepauvrete.be/publications/rapport3/rapport3-orientation3.pdf : rapport bisannuel du Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, 2005, pp. 31-33.

[11Ibidem, p. 32.

[12Solidaire, 16 mars 2005.

[13Ibidem.

[14P.Horusitzky., K.Julienne et M. Lelièvre, « Un panorama des minima sociaux en Europe » in Solidarité et Santé, n°3, 2005, Revue du ministère de l’Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement, Paris, p.79.

[15Ibidem, p.80

[16Dictionnaire suisse de politique sociale, http://www.socialinfo.ch/cgi-bin/dicoposso/show.cfm?id=843