Si on écoute Simone Veil, Mai 68 a été comme une bouffée d’air bienvenue, un coup de jeune qui a utilement fait sauter le carcan d’une "société figée". C’est ce qu’explique Henry Rey.
Simone Veil est la mater familias de la droite française, la conscience du gouvernement Sarkozy. Rey, quant à lui, est un professeur de sciences politiques à Paris, co-auteur d’un dictionnaire sur mai 68 et, là, il parle au Foyer culturel de l’ULB à l’invitation de l’Institut Liebmann. Thème de la journée : "Mai 68 – La peur des bien pensants". Dehors, il pleut.
Devant lui, un public très mélangé. Beaucoup de personnes âgées, qui ont vécu mai 68 et sont venues en revivre des embruns. Beaucoup de très jeunes personnes aussi, qui noircissent leur blocs-notes avec application, elles étudient l’Histoire.
Ci-gît un assemblage de trois postures
Rey épinglera, par-delà le raz de marée de publications sur le soulèvement de 1968, les trois "postures négatives" apparues dans son sillage, les trois techniques qu’ont utilisées ses fossoyeurs pour, après coup, réécrire l’histoire à leur avantage. Résumons.
On a, d’abord, les "créatifs" de l’instrumentalisation. Veil appartient à cette école, mais aussi, dans un tout autre registre, Nicolas Sarkozy. Veil voit le bon côté de mai 68, Sarkozy rend la période responsable de tous les maux. En forçant le trait, mais si peu, le mai 68 de Veil a redonné vigueur à une société rouillée qui n’était plus en phase avec les besoins du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
tandis que le mai 68 de Sarkozy n’est que épouvantail, image repoussoir destinée à valoriser un discours conservateur. L’un comme l’autre instrumentalisent le fait historique, avec plus ou moins de bonheur. Passons.
La deuxième posture négative consiste en un tri sélectif. Rey donne ici en exemple, intervenant à un moment où on assiste en France au reflux du gauchisme (années septante), la récupération par Mitterrand des nouveaux mouvements sociaux, dont il se fait, en bon tacticien, le porte-voix – entre autres pour déforcer le parti communiste. Là, on pourrait multiplier. On ne compte pas les versions tronquées de mai 68. Ce sont, par exemple, les célébrations de la fiesta estudiantine (libération sexuelle, très sexy) qui passent sous silence le vaste mouvement de grèves ouvrières. Passons.
Et puis on a ce que Rey appelle la posture de la "repentance hargneuse". On connaît cela. Depuis que mai 68 s’est essoufflé, dès que le mouvement a cessé d’être porteur et, pour le dire crûment, ne permettait plus de faire carrière, on a vu parmi ses vedettes proéminentes de nombreuses reconversions, des Cohn Bendit, des André Glucksman, des Serge July, dont l’opportunisme avisé exigera de brûler publiquement ce qu’ils avaient auparavant adoré.
Cela a un petit côté pathétique et dérisoire, ce sont des états d’âme nombrilistes dont l’histoire n’a que faire, mais, en tant que orchestration, en tant que signes extérieurs d’un mouvement de balancier dont elles n’ont été que les auxiliaires obligeants, ces hargneuses repentances méritent sans doute qu’on s’y arrête un peu.
Tout à coup, quelqu’un a éteint la lumière
Pour introduire son exposé sur mai 68, Henri Rey aura cette phrase : "Qu’en reste-t-il ?". Mateo Alaluf lui succédera à la tribune pour analyser les traces laissées en Belgique par ces "deux décennies d’insubordination sociale" (de l’inouïe grève des ouvrières de la FN à l’impensable implosion de l’université épiscopale de Louvain). Alaluf aura aussi une petite phrase. Préparant avec d’autres un dossier thématique sur mai 68, il s’entendra dire : "Est-ce qu’on a de la matière ?"
Il est toujours difficile, lorsque le recul fait défaut, de dégager la signification historique d’un événement. Pour mai 68, le recul est de quarante ans. Il y a des choses qu’on sait. On sait que le mouvement dont il était l’expression – international et, au sens littéral du terme, révolutionnaire – va s’effondrer totalement, et radicalement. Un exemple parmi d’autres : du jour au lendemain, un François Maspero, éditeur de petits livres à la portée de tous, à large diffusion, contestataires, critiques et la plupart marxistes, du jour au lendemain, Maspero n’aura plus de lecteurs et devra fermer boutique. Un vide s’installe. A son portillon se presseront les repentis, avec la hargne étudiée du nouveau converti, on sait cela aussi. Épiphénomènes.
Il y a eu mouvement de balancier. L’émergence des décennies d’insubordination de même que son évaporation sont des faits, même s’ils demeurent encore mystérieux. Autre fait : que les repentis, nouveaux "philosophes" et autres starlettes des écrans, n’ont jamais été que les automates chargés de fournir le bruitage, le discours d’accompagnement politiquement correct des maîtres du jour, les Reagan et Thatcher, voilà qui ne fait pas non plus de doute. Mais en disant cela, on n’a fait que repousser l’explication d’un cran. De quoi, en effet, Reagan et Thatcher étaient-ils historiquement l’expression ? Il existe des tentatives d’explication élégantes, comme celle de David Harvey qui met le ressac sur le compte d’une opération de reconquête de classes riches menacées dans leur position sociale faute de profits insuffisants. Cela mérite sans doute d’être discuté sérieusement.
L’écume et les temps longs
Ici, cependant, plus modestement, on restera sur le plan de la bataille des idées, l’écume idéologique. Il y a en effet quelque chose de curieux dans la déferlante de publications sur mai 68. Pourquoi aujourd’hui, pourquoi cet intérêt commercial, quarante années après ? Les effets de manche du président français Sarkozy y ont sans doute contribué, mais dans la balance, cela ne pèse pas très lourd. Ce n’est pas le cas de la durée elle-même, la période intervallaire de quarante ans, mai 1968 – mai 2008.
On se souviendra peut-être de la formule de James Callaghan, le Premier ministre britannique. A la veille de sa défaite contre Margaret Thatcher en 1979, il s’est avoué par avance vaincu en disant que "il y a des moments dans l’histoire où la marée des idées change sans que personne ne puisse rien y faire." [1] Dit autrement, il pouvait danser sur sa tête, la conjoncture
Conjoncture
Période de temps économique relativement courte (quelques mois). La conjoncture s’oppose à la structure qui dure plusieurs années. Le conjoncturel est volatil, le structurel fondamental.
(en anglais : current trend)
était contre lui et pour Thatcher : rien ne va plus, les jeux sont faits. Ce bon mot, Callaghan l’avait terminé en ajoutant que le phénomène, le mouvement de marée paraît se reproduire tous les trente ans. Il suffirait donc de faire preuve d’un peu de patience. Après trente ans, son tour reviendra...
Il y a là comme une invitation à lever le nez du guidon pour considérer les temps longs. Henri Lefebvre s’y est essayé en 1968 – clin d’œil de l’histoire – lorsque, cherchant à dresser le bilan de la pensée révolutionnaire marxiste [2], il y a distingué deux temps, chacun d’un demi-siècle. Le premier va de la publication du Capital en 1867 pour s’achever en 1917 avec la révolution soviétique ; il accouchera d’un modèle de société, d’une science appliquée esquissant la possibilité pour l’humanité "de maîtriser le ’monde de la marchandise
Marchandise
Tout bien ou service qui peut être acheté et vendu (sur un marché).
(en anglais : commodity ou good)
’, de limiter son extension en dominant le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
" par une planification
Planification
Politique économique suivie à travers la définition de plans réguliers, se succédant les uns aux autres. Elle peut être suivie par des firmes privées (comme de grandes multinationales) ou par les pouvoirs publics. Elle peut être centralisée ou décentralisée.
(en anglais : planning)
rationnelle où le développement social prime sur la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
économique. Mouvement de balancier, ensuite, de 1917 à 1967, qui verra le capitalisme concurrentiel disparaître et la classe ouvrière "expropriée de ce bien suprême : son idéologie ou plutôt sa théorie, ses ’valeurs’. On leur a substitué l’idéologie de la consommation." C’est la passivité, l’impuissance collective qui va désormais dominer, de même que la désintégration de l’idée même que l’humanité puisse transformer le monde, il ne subsiste plus que "fragments de culture et de réalités, fragments de connaissances". Le coût historique et social en sera lourd, note Lefebvre : "deux guerres mondiales, une troisième qui s’annonce, un gaspillage fabuleux en hommes et richesses, une crise généralisée, la tentation nihiliste." Si on veut comprendre mai 68, il y a lieu de rediscuter Lefebvre.
De Lefebvre ou d’Alain Badiou. Badiou, poète et philosophe, que d’aucuns décrivent comme le dernier mao de mai 68 toujours en activité, pratique aussi la méthode des temps longs [3]. Scandent l’histoire, chez lui, des séquences de progrès suivies par, à peine moins longues, des "coupures", des temps morts. La première étend ses ailes de 1792 à 1871, de la Révolution française à la Commune de Paris, elle voit se constituer des mouvements populaires de masse de type insurrectionnel. La seconde, là-dessus, est une coupure – une pause – de près de 50 ans, du "dernier Marx au premier Lénine". Règne alors un "impérialisme triomphant", qui va durer de 1871 à 1917, lorsque la Révolution d’Octobre ouvre une nouvelle séquence, d’une égale durée, mais avec cette fois, comme motif central, la question : "Comment rester victorieux ?". Elle s’achève vers 1976, avec la fin de la Révolution culturelle en Chine et la neutralisation des mouvements sociaux nés de mai 68. Là, nouvelle rupture, nouvelle pause, celle que nous vivons aujourd’hui. Cela, aussi, mérite d’être médité. Temps mort en 1871, temps mort en 1976, le premier a duré un demi-siècle et le second, à supposer qu’il obéisse à des "marées" d’une égale ampleur, ne serait dès lors pas loin de s’achever.
Revoici les crispations
Si Badiou reste très prudent sur les formes que prendrait la prochaine séquence de progrès, il perçoit cependant, dans le moment présent, de fortes – et "exaltantes" – similitudes avec ce qui avait révolté, et soulevé, la population au XIXe siècle : "Nous avons affaire, comme à partir de 1840, à des capitalistes absolument cyniques, de plus en plus animés par l’idée qu’il n’y a que la richesse
Richesse
Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
qui compte, que les pauvres ne sont que des paresseux, que les Africains sont des arriérés, et que l’avenir, sans limite discernable, appartient aux bourgeoisies ’civilisées’ du monde occidental." Peut-on, pour revenir à nos "repentis hargneux", déceler dans la bataille des idées dont ils sont l’expression des frémissements annonciateurs, des signes qui indiquent que la locomotive de l’histoire s’approche d’un aiguillage ? On peut.
C’est que la hargne est devenue palpable. Sarkozy ? Hargneux. La multiplication d’ouvrages qui posent l’Allemagne nazie en victime et qui, à mots couverts, réhabilitent Hitler [4] ? Hargneux, eux aussi. Hargneuse, de même, la littérature révisionniste qui établit une équivalence morale entre le trio de "monstres" Hitler-Lénine-Staline, sans souffler mot des autres dirigeants susceptibles de figurer dans ce type de comptabilité infantile, Churchill, par exemple, ou encore Nixon, pour citer le bon mot de Pablo Neruda qui, cherchant à expliquer à un public non averti qui était Hitler, a eu cette comparaison lapidaire : "c’était le Nixon de cette époque-là." [5] Et hargneuse, la nouvelle école de kremlinologues qui en appellent à une relance de la guerre froide et, au minimum, l’expulsion de la Russie du G8
G8
Groupement des huit pays considérés comme les plus industrialisés (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon et Russie). Réunis pour la première fois en 1975 à l’initiative du président français Valéry Giscard d’Estaing, les chefs des États qui composaient à l’époque le G7 se retrouvent une fois par an vers la fin juin. Depuis 1995, ces réunions s’ouvrent régulièrement à la participation du président de la Fédération de Russie. C’est un groupe informel, dont les décisions éventuelles n’ont aucune valeur juridique.
(En anglais : G8)
[6] ; hargneux, le discours sur la "guerre des civilisations" qui s’alimente de falsifications [7] ; hargneuses et haineuses les "campagnes de démolition" dont font l’objet le président du Venezuela Hugo Chavez, appuyées par une "machine à diffamer (qui) manipule les relais médiatiques (dont des journaux de référence) et des organisations de défense des droits humains, enrôlés à leur tour au service de ténébreux desseins." [8] Cela mérite réflexion. Pourquoi cette crispation ? Qu’est-ce qui l’explique, de quoi est-ce l’expression ?
Ne peut-on formuler l’hypothèse que, loin d’être les produits de la sempiternelle "pensée unique" triomphante, ces discours traduisent plutôt une inquiétude, une tentative d’arrière-garde de renverser un mouvement de défiance à l’égard de tout ce qui émane de l’ordre établi et de ses porte-voix, les "larbins diplômés" comme on disait autrefois ?
D’évidence, on ne ressort le "monstre" Lénine d’un passé aussi lointain qu’incongru par intérêt soudain pour cette page de l’histoire, mais pour obvier, aujourd’hui, ici et maintenant, toute tentation de revoir en lui un modèle ou une inspiration. Et si on exhume en fanfare mai 68 pour en gommer toute signification historique [9] (tri sélectif et instrumentalisation), cela semble bien procéder d’un même état d’esprit.
Ce n’est sans doute pas par hasard. Depuis quelques années, on assiste, chose impensable il y a dix ou vingt ans, à un retour en force de la critique structurelle du système économique mondialement dominant. On republie et on relit Foucault. Un Badiou, encore lui, devient succès de librairie, entre autres avec son "Petit panthéon portatif" [10], qui réunit ce que la pensée critique de mai 68 a produit de mieux. Et si la gauche européenne n’en a pas fini de s’abîmer dans une psychothérapie existentielle, le continent sud-américain, lui, de plus en plus, bascule dans la réinvention concrète d’une nouvelle "séquence". Cela ne peut qu’induire des crispations et, très largement, les expliquer.