La croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
soutenue en Afrique subsaharienne depuis une décennie est largement imputable à l’exportation des matières premières (énergie, minerais, agriculture...). Parmi les bénéficiaires de cette hausse des volumes exportés, hormis le secteur extractif, on retrouve des transporteurs de marchandises et des opérateurs portuaires. Voyons comment l’un de ces acteurs, le groupe Bolloré, a pu profiter de cette croissance – relations politiques et influence médiatique incluses.
La mondialisation, le boom du commerce international depuis un demi-siècle et les évolutions dans le domaine des transports sont intimement liés. Si au XVe siècle, Christophe Colomb et sa caravelle avaient traversé l’Atlantique en un peu plus de deux mois, aujourd’hui un porte-conteneur ne mettra plus que quelques jours et un avion quelques heures pour réaliser le même trajet.
Autant que le transport, les infrastructures – dont les ports et les terminaux à conteneurs sont un élément clé du développement du commerce international. Le contrôle et la gestion de ces infrastructures, véritables nœuds de la mondialisation, sont ainsi devenus des enjeux majeurs.
Une révolution tant organisationnelle que technique
Les transports maritimes ont évolué au cours des siècles avec des bonds en avant, comme lors de l’avènement de la mécanisation qui a accompagné la révolution industrielle. On peut dès lors transporter plus de marchandises, plus vite et à moindre coût.
Mais c’est à partir de la deuxième moitié du XXe siècle que les transports maritimes vont connaître un véritable essor, une nouvelle révolution. Et cette fois, ce n’est pas tant aux progrès dans les modes de propulsion que l’on attribue cette révolution qu’aux changements dans les itinéraires de trafic, au remodelage des ports et à la rationalisation des opérations de chargement et de déchargement [1].
Les échanges commerciaux ont été multipliés par 22 entre 1950 et 2000 [2], cela est difficilement dissociable du développement de la flotte maritime commerciale dont les capacités ont été multipliées par 25 entre 1950 et 2005 [3].
Un aspect majeur de ce développement a été la "conteneurisation". Depuis les années 50 des navires de plus en plus grands ont été conçus, capables de transporter jusqu’à 180.000 tonnes de marchandises aujourd’hui. Ceux-ci présentent certains avantages par rapport aux cargos, principalement sur les opérations à quai pour lesquelles les déchargements se trouvent facilités par la standardisation des conteneurs. Un porte-conteneurs peut désormais être déchargé en une quinzaine d’heures quand il fallait 3 ou 4 jours pour un cargo, ce qui a entraîné une réduction importante des durées à quai et donc des coûts [4].
A la mesure de ces navires toujours plus grands, il a fallu développer des infrastructures portuaires de taille adaptée. Si bien que la construction et la gestion des ports commerciaux et des terminaux à conteneurs sont devenues des enjeux économiques et politiques stratégiques ces dernières années, notamment sur le continent africain.
L’importance du transport maritime en Afrique
En effet, 92% des importations et exportations en provenance ou à destination de l’Afrique se font par voie maritime [5] – contre deux tiers en Europe.
Par ailleurs, les ports de marchandises sont un poumon essentiel pour l’économie de l’hinterland africain. Les régions enclavées ne disposant pas d’accès direct à l’océan en sont très dépendantes. Dans les pays dits les moins avancés (PMA, nomenclature Banque mondiale
Banque mondiale
Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
& Cie) sans littoral, le coût du fret peut atteindre jusqu’à 40% de la valeur des importations contre 6% en moyenne mondiale [6]. On comprend aisément l’importance des réseaux et infrastructures de transport.
A l’heure actuelle, le continent ne représente qu’une fraction marginale du commerce maritime mondial, mais la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
observée ces dernières années offre des perspectives qui pourraient bientôt changer la donne.
En effet, le commerce Asie-Afrique connaît un essor impressionnant avec la montée en puissance de la Chine dans l’économie mondiale. Les navires arrivent en Afrique chargés de biens d’équipement et de consommation et repartent bourrés de matières premières (minerais, pétrole, denrées alimentaires...). Les volumes échangés, croissent de manière ininterrompue depuis une décennie (multiplication par 10 entre 2000 et 2010 [7]).
De même, les échanges Afrique-Amérique du Sud sont eux aussi en forte expansion, notamment avec le Brésil qui a quintuplé son commerce avec l’Afrique en dix ans.
Le potentiel de croissance africain est l’objet de nombreux intérêts et les concessions portuaires, susceptibles d’offrir des retours sur investissements importants, attirent les opérateurs privés.
La politique de privatisation des ports
Les institutions financières internationales ont prôné les privatisations et la libéralisation Libéralisation Action qui consiste à ouvrir un marché à la concurrence d’autres acteurs (étrangers ou autres) autrefois interdits d’accès à ce secteur. dans tous les domaines de l’économie. La gestion des ports ne fait évidemment pas exception.
La Banque mondiale via l’IFC [8] et le SSATP (Programme des politiques de transport en Afrique subsaharienne) ainsi que le FMI
FMI
Fonds Monétaire International : Institution intergouvernementale, créée en 1944 à la conférence de Bretton Woods et chargée initialement de surveiller l’évolution des comptes extérieurs des pays pour éviter qu’ils ne dévaluent (dans un système de taux de change fixes). Avec le changement de système (taux de change flexibles) et la crise économique, le FMI s’est petit à petit changé en prêteur en dernier ressort des États endettés et en sauveur des réserves des banques centrales. Il a commencé à intervenir essentiellement dans les pays du Tiers-monde pour leur imposer des plans d’ajustement structurel extrêmement sévères, impliquant généralement une dévaluation drastique de la monnaie, une réduction des dépenses publiques notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé, des baisses de salaire et d’allocations en tous genres. Le FMI compte 188 États membres. Mais chaque gouvernement a un droit de vote selon son apport de capital, comme dans une société par actions. Les décisions sont prises à une majorité de 85% et Washington dispose d’une part d’environ 17%, ce qui lui donne de facto un droit de veto. Selon un accord datant de l’après-guerre, le secrétaire général du FMI est automatiquement un Européen.
(En anglais : International Monetary Fund, IMF)
, fidèles à leur ligne de conduite, ont ainsi encouragé les privatisations et les concessions portuaires depuis les années 90. Argumentaire habituel : le secteur public et les monopoles publics ne sont pas suffisamment efficaces et trop chers, la concurrence ne joue pas à son plein...
Le SSATP a pour mandat d’"aider les pays à formuler et mettre en œuvre des politiques de transport judicieuses", autrement dit : accompagner les pays dans leur processus de libéralisation.
De ce jeu, quelques opérateurs ont réussi à tirer leur épingle, en particulier sur le segment des terminaux à conteneurs. Parmi eux, le groupe Bolloré.
Le maillage de l’Afrique par Bolloré
Le groupe Bolloré (voir encadré) est présent dans les activités de logistique depuis les années 80. Il acquiert la SCAC (Société Commerciale d’Affrètements et de Commissions) en 1986, puis une série d’entreprises possédant des réseaux maritimes et terrestres principalement en Afrique (TTA et Transcap en 1992, Transintra [9], AMI, Kamden, Otal, Anthrak, Camrail et Sitarail...). En 2003, il fusionne les activités de ses entreprises et donne naissance à SDV-Logistics, qui devient la branche transport et logistique du groupe Bolloré. SDV a, depuis,implanté des dizaines de filiales partout dans le monde.
En 1997, il rachète Saga (Société Anonyme de Gérance et d’Armement), la "sœur" de la SCAC, qui comme cette dernière dispose d’un vaste réseau de transport, transit et manutention en Afrique, hérité de l’époque coloniale.
En 2006, il revend l’armateur Delmas à CMA-CGM et se désengage ainsi du transport maritime. Il se concentre sur le transport terrestre (routier et ferroviaire) et la manutention portuaire, créneaux sur lesquels il est déjà leader avec un réseau de plus d’une centaine de filiales implantées dans 45 pays africains.
L’empire Bolloré L’entreprise familiale Bolloré, créée dans la première moitié du XIXe siècle était à la base spécialisée dans la production de papier. La papeterie restera le cœur de métier de l’entreprise jusque dans les années 1980, et le rachat du groupe pour un euro symbolique par Vincent Bolloré. Le groupe Bolloré élargit alors son domaine d’activité et devient un conglomérat Conglomérat Société constituée en groupe vaste possédant des départements et des divisions dans plusieurs secteurs d’activités différents. (en anglais : conglomerate) détenant des participations dans divers secteurs parmi lesquels les transports maritimes (achat de Delmas, revendu depuis), les concessions portuaires, les lignes ferroviaires (au Cameroun, en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso) les plantations tropicales (huile de palme, hévéas), la distribution de produit pétroliers, la finance et l’assurance (Generali, Mediobanca), la viticulture, les télécommunications, l’automobile (voitures électriques), la publicité et la communication(Havas), les études et sondages d’opinion (institut CSA) ou encore les médias (Vivendi, groupe Direct, presse gratuite). C’est grâce à ce que Bolloré nomme les "poulies bretonnes", un système de holding Holding Société financière qui possède des participations dans diverses firmes aux activités différentes. (en anglais : holding) en cascade – ayant fait la fortune d’autre noms comme Arnault ou Pinault - qui permet à l’actionnaire Actionnaire Détenteur d’une action ou d’une part de capital au minimum. En fait, c’est un titre de propriété. L’actionnaire qui possède une majorité ou une quantité suffisante de parts de capital est en fait le véritable propriétaire de l’entreprise qui les émet. (en anglais : shareholder) de contrôler une série d’entreprises avec une mise de départ réduite, que l’homme d’affaire français va bâtir son empire. |
En 2008, il crée Bolloré Africa Logistics (BAL), qui regroupe les activités d’infrastructure, de transit et de logistique du groupe sur le continent.
De la manutention à la gestion d’infrastructures, en passant par les chemins de fer, le transport fluvial, les corridors routiers stratégiques, le fret aérien, les ports secs, une aide administrative pour les formalités douanières et pour des opérations d’optimisation fiscale, un réseau de hangars et d’entrepôts lui permettant également de gérer les marchandises de ses clients, la logistique de projets miniers, pétroliers, industriels ; l’emprise de Bolloré sur le continent s’étend et le groupe maîtrise dès lors tous les maillons de la chaîne de transport jusqu’à l’intérieur des terres.
"Même battus, ils gagnent toujours au final" [10]
Les premiers maillons de cette chaîne sont les ports de marchandises et les terminaux à conteneurs capables d’accueillir les plus gros navires de la flotte commerciale. Les résultats contestés de plusieurs appels d’offres - dont la plupart ont été remportés par Bolloré depuis 2003 en Afrique – ont ainsi fait l’objet de polémiques et alimenté les rumeurs sur les liens entretenus par l’homme d’affaires avec les dirigeants politiques français et africains.
C’est le cas du Togo, par exemple, où le port de Lomé avait été attribué en 2001 à l’entreprise espagnole Progosa, dirigée par l’homme d’affaires et ancien président de la SCAC, Jacques Dupuydauby. En 2009, la société espagnole est évincée pour une affaire de fraude fiscale et la gestion du port est alors immédiatement attribuée à Bolloré. Il se murmure alors que Bolloré aurait bénéficié de l’appui de Nicolas Sarkozy. Ce dernier aurait glissé au président togolais, Faure Gnassingbé : "Bolloré est sur les rangs. Quand on est ami de la France, il faut penser aux entreprises françaises" [11]. Un conseil que le président togolais aurait pris très au sérieux à quelques mois des élections présidentielles en 2010 au Togo. A en croire Kofi Yamgnane, ancien secrétaire d’État à l’intégration sous Mitterrand et candidat à l’élection togolaise : "Le port autonome de Lomé est une vache à lait, Faure [le président togolais] veut récupérer Bolloré pour financer sa prochaine campagne..." [12]
Plus récemment, en Côte d’Ivoire, l’attribution du deuxième terminal à conteneurs du port d’Abidjan à l’industriel breton a fait couler beaucoup d’encre. Le premier terminal de la capitale économique ivoirienne a déjà été attribué en 2004 à Bolloré, en pleine crise politique, mais sans appel d’offres. Au moment de lancer l’appel d’offres pour le second terminal, l’objectif affiché par les autorités portuaires était "d’accroître la compétitivité du port par le jeu de la concurrence". Résultat : en 2013, les deux terminaux sont attribués au même opérateur. Cette fois, il y a bien eu appel d’offre, mais ce sont les conditions dans lesquelles la décision finale a été prise qui font débat. Bolloré avait en effet proposé la moins bonne offre technique des trois concurrents et se serait rattrapé en proposant une "offre [financière] délirante qui a tué toute compétition" [13]. La visite du ministre des transports ivoirien et du directeur du port autonome d’Abidjan, en décembre 2012 à Paris, afin de renégocier le contrat du premier terminal avec Bolloré avait été vue par beaucoup comme un geste opportun de la part de Bolloré, qui avait alors accepté de baisser ses tarifs de 20% et de reverser 30 millions d’euros au port autonome d’Abidjan, à quelques semaines seulement de la décision sur le rapport technique [14].
Autre cas, qui a connu un rebondissement récent, le port de Conakry en Guinée. En 2008, Getma, une filiale de Necotrans, un groupe français lui aussi spécialisé dans la logistique, obtient la concession du port de Conakry pour une durée de 25 ans, juste devant le groupe Bolloré. Le 10 mars 2011, le président fraîchement élu Alpha Condé, envoie les forces de l’ordre pour déloger les employés de Getma, invoquant des défaillances dans la mise en œuvre du contrat avec la Guinée. Le lendemain, Bolloré, "un ami de trente ans" de Condé signe un contrat pour la gestion du port avec élargissement du périmètre de concession sans augmentation de la redevance [15]. Deux semaines plus tard, Alpha Condé est accueilli à Paris par Nicolas Sarkozy pour sa première visite à l’étranger. Getma a déposé plusieurs plaintes pour contester ce qu’elle considère comme une expropriation
Expropriation
Action consistant à changer par la force le titre de propriété d’un actif. C’est habituellement le cas d’un État qui s’approprie d’un bien autrefois dans les mains du privé.
(en anglais : expropriation)
, sachant que des investissements avaient déjà été réalisés sur le site. La plainte évoque un cas de "corruption" et de "vol en bande organisée". Il y a quelques semaines, le tribunal de Nanterre a donné raison à Nécotrans dans le litige sur le port de Conakry en ce qui concerne "les investissements effectivement réalisés" par la société Getma" et qui "ont bénéficié au nouveau concessionnaire", c’est à dire le groupe Bolloré [16]. Bolloré doit donc verser 2 millions d’euros à Necotrans. Un arbitrage
Arbitrage
Opération qui consiste à jouer sur la différence de prix d’un même actif sur deux marchés financiers différents ou d’un produit dérivé par rapport à son produit sous-jacent. Ces gains sont généralement faibles, mais obtenus à grande échelle et recherchés en permanence par des travailleurs spécialisés (les arbitragistes) ils peuvent occasionner d’importants bénéfices (et parfois aussi des pertes considérables).
(en anglais : arbitrage, mais parfois aussi trading ou hedge).
international est toujours en cours pour trancher le litige sur l’expropriation.
Hasard ou coïncidence, le groupe Euro RSCG [17], une filiale de Bolloré, avait conseillé le président Alpha Condé lors de sa campagne présidentielle quelques mois plus tôt.
L’attribution et la gestion des ports de Douala au Cameroun [18] ainsi que d’Owendo et de Libreville [19] au Gabon – où Bolloré est de nouveau en conflit avec J. Dupuydauby - avaient également fait l’objet de polémiques.
Un des seuls ports où Bolloré avait échoué était celui de Dakar, pour lequel DPWorld, un opérateur de Dubaï, avait été sélectionné sous la présidence d’Abdoulaye Wade. Une partie du port autonome vient de repasser depuis novembre 2013 entre les mains de Bolloré [20] après le désistement du groupe italien Grimaldi, qui avait pourtant remporté l’appel d’offre [21].
La gestion du port, qui contribue à hauteur de 30% aux recettes budgétaires de l’État sénégalais et 90% des recettes douanières, a été confiée à Bolloré pour ce qui est du terminal routlier (import- export de véhicules) et à Necotrans pour le terminal vraquier. Les critiques fusent déjà à propos du fait que plusieurs terminaux aient été attribués à des concessionnaires français alors que des entreprises sénégalaises travaillaient sur le terminal vraquier par lequel transitent les marchandises solides (sables, granulats, céréales, minerais...).
Bolloré contrôle désormais, seul ou en partenariat avec d’autres opérateurs, la manutention de 14 ports en Afrique, auxquels on peut ajouter 23 ports secs, une présence dans nombre d’autres ports africains ainsi qu’un réseau ferroviaire et routier important. Il jouit d’un quasi monopole sur les ports du golfe de Guinée, où il est difficile de ne pas passer par Bolloré, et d’une présence de plus en plus marquée en Afrique de l’Est.
Carte : Les implantations de Bolloré. Source : Bolloré Africa Logistics.
Des liens politiques et des relais médiatiques
A chaque attribution d’un nouveau port en Afrique, les polémiques s’abattent – à tort ou à raison - sur le groupe. Bolloré réfute le fait qu’il ait pu profiter de son amitié avec l’ex-président français ou d’une quelconque proximité avec des dirigeants africains. Mais plusieurs "une" consacrées par les médias dont le groupe est propriétaire, et d’autres articles étonnamment élogieux à l’égard de chefs d’État africains à l’approche de décisions importantes pour le groupe laissent planer le doute sur l’influence de Bolloré. Certains prêtent à l’activité "média" de Bolloré, qui ne génère pas de profits mais des pertes, un rôle destiné à soigner les relations publiques du groupe [22].
En témoignent la première page du quotidien "gratuit" MatinPlus consacrée à Paul Biya [23], lors de sa visite à Paris en octobre 2007, alors que le groupe Bolloré attendait dans le même temps une décision à propos de la construction d’une ligne de chemin de fer reliant le Cameroun à la Centrafrique. L’article, flatteur à l’égard du président camerounais, évoque notamment la "modernisation du système démocratique du Cameroun" et le "[renforcement] des institutions de promotion des droits de l’homme" – les Camerounais apprécieront. Autres éléments, le financement par Bolloré de la fondation Chantal Biya, l’épouse du président camerounais ou l’invitation, tous frais payés, en mai 2007, de six rédacteurs en chef de la presse camerounaise pour un séjour dans l’hexagone [24].
Les journaux et chaînes du groupe feront plus tard l’éloge d’Abdoulaye Wade (ancien président sénégalais), "un grand d’Afrique" selon DirectSoir, de Blaise Compaoré (président burkinabé depuis le coup d’État de 1987), à qui la une du même journal sera consacrée le 2 juillet 2007 sans lien apparent avec l’actualité, ou encore de Denis Sassou Nguesso (président de la république du Congo [25]), a à qui l’une des premières émissions "Paroles d’Afrique", sur Direct 8 (une chaîne de Bolloré) sera également consacrée.
La position de certains membres du groupe a aussi pu soulever des interrogations. Le numéro deux et "Monsieur Afrique" de Bolloré Africa Logistics jusqu’en 2010 - toujours administrateur du groupe Bolloré - Michel Roussin, est un de ces personnages. Parmi ses fonctions successives : ancien secrétaire de cabinet d’Alexandre de Marenches (le patron du SDECE, les services secrets français à la fin des années 70), de Jacques Chirac à la mairie de Paris et ministre de la coopération dans les années 90, ou président du MEDEF International. Difficile de croire que son carnet d’adresses n’ait pas eu d’influence dans les relations avec les réseaux africains.
Parmi les administrateurs du groupe, on retrouve également Claude Juimo Siewe Monthe, député camerounais du parti du Paul Biya, Denis Kessler, ancien président du Medef, ou encore Martine Koffi Studer, ancienne déléguée à la communication du gouvernement Konan Banny en Côte d’Ivoire. Dominique Laffont, dirigeant de Bolloré Africa Logistics préside, quant à lui, le comité Afrique de l’Est du Medef.
Ces bonnes relations avec les élites africaines sont confirmées par Gilles Alix, directeur général du groupe qui confiait en 2008 : "Nous, on est depuis longtemps en Afrique, on connaît bien l’ambiance générale, les milieux des affaires et les milieux politiques […]. Il faut comprendre que l’Afrique, c’est compliqué. Nous, ça fait quatre-vingts ans qu’on est là-dedans". A propos du lobbying : "Ça, c’est les relations qu’on a tissées historiquement. Les ministres, on les connaît tous là-bas. Ce sont des amis. Alors, de temps en temps, je vais être clair, on leur donne, quand ils ne sont plus ministres, la possibilité de devenir administrateurs d’une de nos filiales. C’est pour leur sauver la face. Et puis on sait qu’un jour ils peuvent redevenir ministres." [26]
Pour l’industriel breton, l’explication du succès du groupe en Afrique réside ailleurs. C’est simplement grâce à des offres plus compétitives et qui ne s’arrêtent pas à la seule manutention portuaire que Bolloré remporte les appels d’offres. Autre facteur de réussite selon Olivier de Noray, directeur des ports et terminaux chez BAL : " Parmi les 20 grands opérateurs mondiaux, seul Bolloré a une stratégie clairement identifiée sur l’Afrique. Nous nous plaçons sur tous les appels d’offres de mise en concession de terminaux à conteneurs ". Les investissements lourds réalisés dans les ports gérés par le groupe peuvent aussi constituer une barrière à l’entrée pour des concurrents pas toujours en mesure de mettre autant d’argent sur la table.
Vers quel développement ?
Absence de transparence dans les appels d’offres, quand les concessions ne sont pas attribuées de gré à gré, publication partielle, voire nulle, des cahiers des charges ou des redevances dues aux États, soupçons d’interventions politiques extérieures, l’attribution des ports en Afrique demeure toujours opaque, et les polémiques sur les dernières concessions accordées (Dakar, Abidjan) tendent à le confirmer.
La concurrence, censée faire baisser les prix et éviter les rentes de monopoles ne semble pas jouer en Afrique de l’ouest malgré les privatisations, au point que plusieurs opérateurs se demandent s’ils ne doivent pas désormais « se concentrer sur les marchés où Bolloré ne va pas [27] ».
Les secteurs marqués par les économies de réseaux (communication, transport, énergie) peuvent théoriquement être soumis à des monopoles. C’est le cas des réseaux de transport d’électricité, de gaz ou des chemins de fer pour lesquels il ne serait pas rationnel que plusieurs opérateurs disposent chacun de leur propre réseau sur un même territoire. On parle dans ces cas de monopole naturel.
La gestion d’un port peut être soumise à ce type de monopole. La question étant dès lors de savoir si un tel monopole est bénéfique pour l’économie du pays (en termes de débouchés pour l’économie, de prix pratiqués, de gestion, d’attractivité des transporteurs...), mais également de connaître la répartition des profits réalisés. On pourrait penser qu’un contrôle public est plus susceptible de répartir les gains liés à l’exploitation d’un monopole dans l’intérêt général, le monopole privé n’ayant a priori pas d’objectif philanthropique.
Pour le golfe de Guinée, cela ne concerne pas un port mais une région entière, posant le problème d’éventuelles positions dominantes abusives. On est en effet passé d’un régime de monopole public où chaque port de la région appartenait aux États respectifs – avec, il est vrai, un manque d’investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
chronique et des autorités politiques parfois prédatrices - à un régime de monopole privé où un opérateur contrôle la quasi totalité des ports de la région.
L’argument selon lequel "l’unique façon de maintenir une présence africaine dans les échanges internationaux est d’assurer aux chargeurs un accès à des transports maritimes moins chers et plus efficaces" [28] au moyen de privatisations massives semble dès lors douteux, tout dépendant en fait des conditions mises en place dans les différentes concessions. Le ministre du commerce ivoirien affirmait même que les prix pratiqués par Bolloré à Abidjan étaient 20 à 30% plus chers que dans le reste de la région [29].
Comme le rappelait Thomas Deltombe : "Si les ports africains sont à ce point convoités, c’est qu’ils constituent d’inestimables sources de pouvoir à la fois politique et économique : grâce à eux, douanes obligent, de nombreux États remplissent leurs caisses ; à travers eux aussi, on contrôle, information précieuse, les flux
Flux
Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow)
entrants et sortants du continent... [30]"
Bolloré, pour qui l’Afrique représente un quart des ventes et la moitié des investissements du groupe tire 80% de ses profits globaux de son activité de logistique en Afrique. Et l’objectif affiché est de se positionner sur tous les appels d’offres à venir. Pendant ce temps, l’absence d’opérateurs africains (privés ou publics) demeure criante et les soupçons accompagnants les attributions de concessions continuent de soulever les questions.
Le continent africain est vraisemblablement sur la voie d’un développement, reste à savoir la forme qu’il prendra et surtout qui en récoltera les fruits.