Avec des centaines de milliers de femmes dans les rues pour le droit à l’IVG ou contre les féminicides, les mobilisations féministes de ces dernières années en Amérique Latine sont impressionnantes. Mais l’image que l’on s’en fait depuis l’Europe est évidemment réductrice. Les mouvements féministes latinos sont multiples et souvent le fer de lance de nombreuses luttes sociales depuis plusieurs décennies, comme en Argentine ou au Chili, ce qui les rend encore plus inspirants. Entretien avec Paola Stévenne, autrice et réalisatrice, et Natalia Hirtz, sociologue au Gresea.
Mouvements : Comment qualifieriez-vous les mouvements féministes dans vos pays d’origine respectifs, le Chili pour Paola et l’Argentine pour Natalia ? Quelles en sont les lignes de force ?
Paola : il faut d’abord préciser que les mouvements féministes chiliens sont très anciens. Dès la fin du XIXe siècle, les femmes se battent pour les droits civils, politiques et sociaux. En 1970, l’élection qui a permis de choisir Salvador Allende a été celle qui a connu la plus grande participation des femmes. Pendant les émeutes d’octobre 2019, il y avait aussi énormément de femmes dans la première ligne qui s’attaquait en face à face aux forces de l’ordre. On ne peut pas regarder le mouvement social chilien et la place que les féministes y occupent sans les replacer dans leur terreau historique, ni en ignorant que tout le mouvement de solidarité et de résistance à la dictature passe par l’organisation des femmes, dans les quartiers ou avec les mères. C’est toute cette force-là qui a été rendue très visible il n’y a pas si longtemps, notamment à travers le processus autour de la Constitution, des émeutes de 2019 jusqu’à aujourd’hui.
Au Chili, la lutte des femmes a été longtemps invisible. Par exemple, on connait tous et toutes, le mouvement des mères de la place de mai en Argentine. Au Chili, pendant la dictature de Pinochet, on parlait des familles des prisonniers politiques, même si ce mouvement était largement porté par les femmes. Mais ça change avec la chorégraphie de Las Tesis, « un violeur sur ton chemin » qui redonne un second souffle au mouvement d’octobre 2019 en visant les violences sexistes et le caractère patriarcal de la répression de l’Etat et du pouvoir judiciaire.
Natalia : Comme au Chili, en Argentine les mouvements féministes ne sont pas nés en 2015 avec Ni Una Menos (NUM), un collectif né de l’organisation des mobilisations contre les féminicides. Depuis 1985, les rencontres nationales des femmes parviennent à rassembler de milliers de femmes auto-organisées qui se retrouvent chaque année dans une région différente. A chaque fois, c’est toute la ville ou le village qui est mobilisé. Toutes les mobilisations féministes participent à ces rencontres nationales, et c’est souvent là que tout est discuté et organisé : de la grève du 8 mars, à la marée verte pour le droit à l’IVG en 2018-2020.
Il faut aussi considérer qu’en Argentine, depuis au moins la dictature de 1976 à 1983, les femmes sont des actrices politiques principales dans la sphère politique, en particulier avec les mères et les grand-mères de la place de mai, mobilisées pour retrouver leurs enfants disparus, enlevés et tués par la junte militaire. Ensuite, des groupes de mère se forment un peu partout, p.ex. dans la région de Córdoba, avec les mères du quartier Ituzaingo, mobilisées contre l’épandage d’agro-toxiques dans ce quartier limitrophe à une grande exploitation agricole. En 10 ans de lutte, elles sont parvenues à obtenir l’interdiction de l’épandage par avion à moins de 1.500 mètre des habitants du quartier. Au tournant des années 2000, ce sont aussi des groupes de mères qui ont réussi à faire en sorte que le narcotrafic ne s’implante pas autant en Argentine, grâce à leur mobilisation contre le paco, une « drogue du pauvre » issue de résidus de cocaïne qui faisait des ravages auprès des jeunes des quartiers populaires. A la même époque, pendant la crise de la dette, il y avait beaucoup de femmes parmi les piqueteros qui organisaient les barricades pour bloquer les routes contre les mesures néolibérales. Elles étaient aussi actives dans les entreprises récupérées, comme à la textile Brukman où les ouvrières ont eu un rôle politique très important en Argentine, en ouvrant également des réflexions sur les rapports inégalitaires de genre.
Et, ces dernières années, on peut voir en Argentine que ce sont les mouvements féministes qui parviennent à fédérer les luttes. Il faut savoir que, dans les pays du Sud, la plupart des gens travaillent dans le marché informel et ne peuvent pas se syndiquer. Les mouvements de femmes, fortement implantés dans les quartiers et l’économie informelle et défendant l’intérêt de toutes et tous, représentent bien plus que l’espace syndical. Tous les ans, en juin, Ni Una Menos organise une assemblée générale à laquelle participent toutes les forces politiques de gauche : syndicats, partis, collectifs autonomes, piqueteras, mères de Place de mai, etc. Toutes ces organisations qui n’arrivent pas à se retrouver d’habitude, NUM parvient à les rassembler une fois par an pour se mettre d’accord sur un agenda commun des luttes. La capacité du mouvement féministe à fédérer les forces de gauche ne date pas d’hier. Les rencontres nationales des femmes, sont des espaces où des femmes de toutes ces organisations de gauche se retrouvent chaque année depuis quasi 40 ans. Mais, ces rencontres ne sont pas nécessairement des lieux pour fixer un agenda commun. C’est pourquoi, depuis quelques années NUM organise une assemblée où sont invités toutes les organisations pour cela. En juin 2022, l’assemblée s’est accordée sur un agenda de luttes pour l’allocation sociale.
Mouvements : on voit bien l’importance des femmes dans la résistance à la dictature et pour les mobilisations pour les droits sociaux, politiques, environnementaux. Mais comment expliquez-vous que les féministes réussissent à mobiliser aussi largement autour de luttes directement liées à l’oppression spécifique des femmes, comme celles pour le droit à l’avortement ou contre les violences patriarcales ?
Paola : Ce qu’on a appelé la marée violette de 2018 commence dans les universités avec des étudiantes qui dénoncent les agressions sexuelles dans la vague de MeToo. Mais elles questionnent le ciment de la société chilienne où, comme ailleurs, l’agression sexuelle est institutionnalisée depuis toujours. Rappelons que le Chili est une société féodale avec un droit de cuissage des patrons sur les paysannes, les employées de maison... En plein JT de 19h, une journaliste très connue a fait le parallèle entre les agressions sexuelles que subissent les étudiantes et celles que vivent les femmes de ménage. Ainsi, les féministes ne pointent pas du doigt des trucs ponctuels mais questionnent le ciment social du machisme et du sexisme. Elles identifient la société patriarcale et capitaliste comme cause de la violence de genre. Dans tous les combats féministes, on voit des femmes de toutes les classes sociales, ce qui est plutôt rare en Europe. Parce que quand elles s’attaquent aux violences patriarcales, les féministes chiliennes visent la hiérarchisation de la société, le pouvoir des patrons et des forces de l’ordre. Elles sont dans des revendications sociales et démocratiques et arrivent à fédérer largement.
Natalia : En Argentine aussi les mouvements féministes sont fortement ancrés à gauche. La grande intelligence de NUM a été de ne pas se braquer sur des positions de principe, mais de partir des besoins des victimes de violences et des proches des victimes de féminicides en les incluant dans leurs rangs et en menant un travail de déprivatisation de la violence. Cette lutte aurait pu être très facilement récupérée par un discours libéral ou d’extrême droite pour prôner plus de flics, plus de sécurité, plus de répression, comme a voulu le faire le gouvernement de droite en 2017 en augmentant les peines de prison pour féminicide, surtout histoire de faire taire les mouvements féministes qui faisaient trop de bruit autour du droit à l’IVG. Mais NUM se positionne clairement pour une loi intégrale de prévention des violences de genre. Ceci implique le développement d’un programme d’éducation de genre dans les écoles primaires, la formation des fonctionnaires de la justice, de l’enseignement ou des forces de sécurité, la lutte contre les clichés sexistes véhiculés par les mass médias, des institutions de soutien aux victimes, l’accès gratuit aux aides juridiques,…Mais aussi, la lutte contre les programmes d’ajustement structurels, les plans d’austérité ou l’expulsion des territoires des populations paysannes et/ou autochtones... des processus très violents dont les premières victimes sont les femmes et les enfants.
Interview de Céline Caudron, parue dans la revue Mouvements n°10, décembre 2022.
Source photo : Allerweltshaus Köln, El violador eres tú, Flickr.