Au moment où l’emploi est de plus en plus menacé, on peut s’interroger sur la diversité des expériences dites « autogestionnaires », de plus en plus en vogue dans un contexte d’austérité. Dans ce texte, nous chercherons à jeter certaines pistes en alimentant notre réflexion d’exemples venus d’Argentine, où depuis la fin des années 1990, des travailleurs occupent l’entreprise afin d’éviter sa fermeture, et relancent, ensuite, la production et la vente des produits de manière autogérée.
Quinze ans après le début du mouvement, il est possible de tirer des conséquences de ses réussites et ses limites. À partir de cet exemple, nous cherchons à contribuer à la réflexion sur comment sauvegarder le travail en Europe tout en cherchant à développer une économie respectueuse des conditions de travail.
Les entreprises récupérées
Ces expériences ont émergé dans un contexte de luttes sociales et ont été démultipliées face à une crise économique sans précédent qui a touché l’Argentine (1998-2002). La plupart des récupérations d’entreprises a eu lieu entre 2001 et 2004. Mais cette pratique continue à se développer : si en 2004, il existait 161 entreprises récupérées, en 2013, elles étaient 331 [1].
Les premières récupérations surgissent de manière spontanée lors d’un conflit qui commence par un processus de crise de l’entreprise, marqué par la diminution ou le non-paiement des salaires, la perte des bénéfices sociaux, les licenciements et finalement, la fermeture de l’entreprise. Les travailleurs procèdent, dans un premier temps, par occuper l’entreprise. Mais ils n’ont toujours pas accès aux salaires ni aux indemnisations. Cette situation les amène à envisager la relance de la production.
En 2001, les travailleurs commencent à s’organiser et créent le "mouvement des entreprises récupérées". Lors des premières rencontres, ils discuteront des stratégies pour récupérer une entreprise. Face à cette question surgissent deux groupes défendant des alternatives différentes : la majorité opte par la formation d’une coopérative tandis qu’un nombre plus restreint des travailleurs revendique la nationalisation
Nationalisation
Acte de prise en mains d’une entreprise, autrefois privée, par les pouvoirs publics ; cela peut se faire avec ou sans indemnisation des anciens actionnaires ; sans compensation, on appelle cela une expropriation.
(en anglais : nationalization)
sous contrôle ouvrier de ces entreprises. Aucune entreprise récupérée ne fut nationalisée et les travailleurs ont dû former des coopératives afin d’obtenir un statut légal pour continuer à réaliser des activités économiques.
L’autogestion
Au départ, les travailleurs ne visaient pas le contrôle de la production, mais bien la préservation du salaire. Cependant, au cours du processus, les ouvriers s’unissent et parviennent à constituer une force sociale qui remet en question certains aspects des rapports sociaux établis. La lutte contre la fermeture de l’entreprise et leur remise en fonction créent de nouvelles solidarités et des modes d’organisation plus horizontaux.
Lorsqu’ils relancent la production, ils tendent à organiser le travail et à gérer l’entreprise avec les outils acquis à travers le processus de lutte. Les décisions politiques, juridiques et productives se prennent dans des assemblées générales (AG) où tous participent. Les hiérarchies sont mises en cause, tant pour la gestion de l’entreprise que pour la redistribution des bénéfices. Dans la plupart des entreprises récupérées, les travailleurs se répartissent les profits selon le temps consacré au travail et non pas selon le type de travail accompli. De la sorte, ils parviennent à rompre avec les différences salariales imposées par des hiérarchies socialement établies entre les diverses formes de travail (manuel/intellectuel, professionnel/qualifié/spécialisé…). C’est en ce sens qu’ils définissent cette forme d’organisation comme autogestionnaire. Cette autogestion s’inscrit dans une dynamique permanente qui prend forme dans les pratiques et les rapports quotidiens des travailleurs. Ces derniers mettent en avant la notion d’"égalité" pour caractériser l’autogestion. Leur approche du principe d’ "égalité" est essentiellement caractérisée par la participation de tous les travailleurs à la gestion de l’entreprise et par la distribution des bénéfices selon la quantité d’heures travaillées.
En outre, certaines entreprises récupérées sont devenues des véritables espaces de convergence de luttes. En effet, la plupart furent récupérées grâce au soutien des militants sociaux et politiques, mais aussi des habitants du quartier. Cette solidarité a forgé des liens étroits entre travailleurs, militants et voisins, à tel point que dans de nombreuses entreprises, les travailleurs ont ouvert des bibliothèques, des centres culturels, des espaces de réunion ou des centres de premiers soins. Ils visaient ainsi à renforcer ces liens, mais aussi, et surtout, à construire "l’usine nouvelle", où l’on ne produit pas exclusivement des marchandises. Il s’agit d’un espace favorisant la convergence des luttes, de solidarité, d’étude, de réflexion, de création, de loisir et des soins.
Limites de l’autogestion dans une économie de marché
L’autogestion n’est pas conçue dans toutes les entreprises récupérées de la même manière. Si la gestion collective et la répartition " égalitaire" des bénéfices entre travailleurs (en fonction du temps de travail) caractérisent de nombreuses entreprises, dans d’autres, l’autogestion se limite à l’une ou l’autre de ces deux pratiques. En outre, ces formes d’autogestion ne sont pas fixes dans le temps. Actuellement, dans la plupart des entreprises récupérées, les travailleurs continuent à distribuer les bénéfices de manière "égalitaire", mais ils ne gèrent plus l’entreprise collectivement. Si au départ, les travailleurs prenaient toutes les décisions en AG, en formant une coopérative et en désignant un conseil d’administration (CA), les discussions au sein du CA ont remplacé progressivement les AG.
En outre, la plupart des expériences d’"usine nouvelle" n’ont pas perduré longtemps. Les raisons de cette évolution doivent être reliées principalement au contexte général de l’Argentine et à la situation particulière de ces entreprises.
La plupart des expériences d’ "usine nouvelle" ont émergé durant une période de forte effervescence sociale et politique. Entre décembre 2001 et janvier 2002, quatre présidents ont dû démissionner face aux mobilisations sociales. Ce mouvement d’ampleur a donné naissance aux assemblées de quartier, où la population s’organisait pour revendiquer la démission de tous les membres du gouvernement et la formation d’une assemblée constituante. Or, en 2003, la diminution de la mobilisation entraine un repli vers la vie privée au détriment des activités collectives.
En outre, les difficultés économiques ne sont pas mineures pour les entreprises récupérées. Les travailleurs ne comptent pas avec un capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
de départ et ils n’ont pas accès au crédit. Or les outils de travail vieillissent et les travailleurs n’obtiennent pas le capital
Capital
nécessaire au remplacement ou à l’entretien des machines, la productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
de ces entreprises chute donc. De plus, ces coopératives ne trouvent pas dans l’économie alternative un débouché solide, capable d’absorber toutes leurs marchandises. La plupart d’entre elles dépendent donc des firmes privées qui sollicitent des commandes de taille, de manière régulière, ce qui implique une certaine stabilité quant à leurs rentrées mensuelles. Mais pour attirer une clientèle qui négocie avec les entreprises les moins chères, les travailleurs doivent baisser leurs prix. Les bénéfices sont très faibles, ce qui pousse les travailleurs à accélérer leur cadence et parfois à allonger leur journée de travail. Le temps consacré à la production des marchandises devient donc une priorité pour la survie de la coopérative. En ce sens, certaines pratiques autogestionnaires sont en tension avec cette réalité économique, car le temps passé en assemblée n’est pas compensé en production.
Le contexte général de l’Argentine et la situation particulière des entreprises récupérées nous permettent ainsi de comprendre le processus par lequel certaines pratiques autogestionnaires n’ont pas perduré. Dans ce contexte de repli social et avec cette situation économique, les travailleurs doivent revoir leurs dépenses économiques et en termes de force individuelle/collective. Les premières économies à réaliser concernent les dépenses en services (principalement énergie et eau). L’emploi des espaces de l’usine pour des activités non rentables sont perçus par beaucoup de travailleurs comme étant un luxe. De plus, la gestion de ces espaces implique des responsabilités, du temps et de l’énergie supplémentaire pour ces travailleurs, mais aussi pour les personnes externes à l’entreprise qui offrent leurs services de manière bénévole (médecins, infirmières, artistes…). Or, ils ne sont pas extérieurs au processus général de repli vers la vie privée.
L’autogestion à l’extérieur de l’entreprise
Si la plupart des travailleurs envisageaient le développement d’une activité économique respectueuse des conditions de travail et des relations humaines, force est de constater que la concurrence du marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
limite le développement de ces pratiques. Ceci est d’autant plus fort si on observe les relations de l’entreprise avec l’extérieur. En effet, si on prend en considération la chaine de production à laquelle ces coopératives participent, on s’aperçoit que, tant pour l’achat des matières premières que pour la vente de leurs produits, ces coopératives sont fortement dépendantes des grandes entreprises. Ainsi, l’entreprise récupérée de carrelage Zanón est située à Neuquén où la communauté originaire "mapuche" est assez importante. Les Mapuches, qui luttent depuis la colonisation contre l’expulsion et la privatisation du territoire où ils ont historiquement habité, se sont rapidement solidarisés avec la lutte des ouvriers de Zanón. Lorsque ces derniers ont lancé la production des carrelages "sans patrons", les Mapuches ont proposé d’extraire l’argile de leur territoire, proposition acceptée par les ouvriers qui ont décidé de payer un prix en compensation. Or, comme ce territoire est difficilement accessible, les couts de matériel et le temps nécessaire pour y accéder et pour extraire l’argile devenaient trop importants pour ces ouvriers. Ils ont dû finalement commencer à acheter leur matière première
Matière première
Matière extraite de la nature ou produite par elle-même, utilisée dans la production de produits finis ou comme source d’énergie. Il s’agit des produits agricoles, des minerais ou des combustibles.
(en anglais : raw material)
à une firme privée qui exploite l’argile des terres habitées historiquement par des Mapuches.
Enfin, que ce soit lorsqu’elles achètent leurs matières premières, qu’elles demandent un crédit ou qu’elles vendent leurs produits, ces coopératives ne sont pas des zonings autonomes. Et ceci, sans compter avec le fait que ces travailleurs (anciens salariés) n’ont plus droit à la sécurité sociale car, dorénavant ils sont considérés comme étant des auto-entrepreneurs et doivent s’affilier au système de cotisation complémentaire, pour le plus grand bonheur des marchés de capitaux.
La relation et la dépendance de ces coopératives vis-à-vis des marchés de capitaux sont donc une réalité irréfutable dont il faut tenir compte chaque fois qu’on songe à présenter des expériences autogestionnaires comme des espaces coupés du monde.
Réflexions finales
Ces expériences nous permettent d’extraire certaines réflexions sur les alternatives pour penser la sauvegarde de l’emploi à travers le développement d’une économie respectueuse des conditions de travail et des relations humaines. Nous avons analysé les difficultés rencontrées par les coopératives dans un monde dominé par le marché capitaliste. Est-ce la preuve que la nationalisation sous contrôle ouvrier représenterait une alternative plus solide ? Quels seraient les enjeux auxquels les travailleurs seraient confrontés ?
La nationalisation sous contrôle ouvrier d’une entreprise, suppose qu’elle soit dirigée par les travailleurs eux-mêmes et non pas par une direction désignée par le gouvernement. Or, ceci impliquerait un rapport de force permanent avec l’État, nécessaire à la sauvegarde de leur autonomie et au contrôle de la production et de la distribution des produits selon les nécessités sociales et non pas selon les besoins économiques de l’entreprise. Les entreprises récupérées montrent non seulement qu’il est possible de sauvegarder le travail, mais aussi, et surtout, que la production "peut marcher sans qu’une classe de maitres emploie une classe de bras " [2]. Or, si ceci est une réalité pour ce qui concerne l’intérieur de ces coopératives, force est de constater que lorsqu’on observe la chaine de production générale, on voit comment les marchés des capitaux tirent profit de ces travailleurs. Alors, que ce soit à travers la nationalisation sous contrôle ouvrier ou sous la forme de coopérative, les possibilités pour développer des activités économiques en rompant radicalement avec un modèle de soumission, domination, exploitation et hiérarchisation, c’est-à-dire, en proposant un modèle radicalement autogéré, ne semblent pas réalisables sans développer un véritable rapport de force permettant aux travailleurs d’exiger leurs propres conditions et ayant comme horizon la disparition du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
, ce qui implique la disparition de l’entreprise elle-même en tant qu’espace de production des marchandises.
Pour citer cet article :
Natalia Hirtz "Les entreprises récupérées par les travailleurs en Argentine : laboratoire d’une nouvelle économie ? ", Gresea, janvier 2016, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article1481