Le secteur de la « logistique » est aujourd’hui le premier employeur du monde. L’industrie pèserait à elle seule plus de 4,7 billions de dollars. Son rôle ? « S’assurer que les bons produits, services, équipements, individus, monnaies et informations se retrouvent au bon endroit, dans les bonnes quantités, au bon moment » [1]. Cette tâche est d’autant plus cruciale – et complexe – que les vagues de délocalisation et d’externalisation des dernières décennies ont éclaté et fragmenté les chaînes de valeur à l’échelle de la planète.

Résultat, la logistique est « devenue un élément vital du processus même de production, avec des implications décisives pour la création de valeur et dès lors la recherche du profit ». Première conséquence : la multiplication des « mégacorridors », ces grands couloirs logistiques qui visent à (mieux) connecter entre elles les zones d’extraction, de production et de consommation mondiales. Dans un rapport datant de 2017 [2], Nicholas Hildyard expliquait déjà que le but de ces « mégacorridors » était notamment de « permettre une extraction extrême (ouvrir l’extraction de pétrole et de minéraux dans des zones auparavant considérées comme inexploitables) et une production extrême (avec des capitaux libres de circuler là où la main-d’œuvre est la moins chère et la plus facilement exploitée) » [3].

 Des conséquences néfastes pour les droits des travailleurs

Dans ce nouveau rapport, Hildyard poursuit donc son travail d’analyse, en se concentrant sur les conséquences de cette « logisticisation » du monde sur les droits des travailleurs. Pour ce faire, il commence par observer que de plus en plus d’entre eux se retrouvent aujourd’hui enrôlés dans les chaînes de valeur mondiales à travers la logistique : « Le travail du conducteur de train qui déplace les pièces d’un fournisseur à l’autre ; le docker qui décharge les conteneurs ; le travailleur du centre de distribution qui traite, trie et reconditionne les pièces ; les consultants en matière de sécurité de la chaîne d’approvisionnement ; les techniciens qui standardisent les produits afin qu’ils puissent être transportés et traités plus facilement ; le programmeur informatique dont l’algorithme contrôle un système de gestion des stocks ; (…) tout cela et bien d’autres choses encore (…) est un travail qui fait désormais partie intégrante du processus de production ».

À ce titre, il est donc soumis à des stratégies visant à en extraire un maximum de plus-value Plus-value En langage marxiste, il s’agit du travail non payé aux salariés par rapport à la valeur que ceux-ci produisent ; cela forme l’exploitation capitaliste ; dans le langage comptable et boursier, c’est la différence obtenue entre l’achat et la vente d’un titre ou d’un immeuble ; si la différence est négative, on parlera de moins-value.
(en anglais : surplus value).
 : démantèlement des syndicats, recours à de l’emploi précaire, imposition de cadences infernales, modalités de surveillance de plus en plus intrusives et disciplinaires. Loin d’être réservées au seul secteur de la logistique, ces stratégies y sont toutefois d’autant plus efficaces que la raison d’être même du secteur est de faciliter la mise en concurrence mondiale des travailleurs et le contournement des règles en matière de conditions de travail. On comprend d’ailleurs que les « noeuds » (hubs) logistiques s’installent systématiquement dans des zones à haut taux de chômage ou que les projets de « mégacorridors » s’accompagnent de plus en plus de programmes de relocalisation de populations entières. Ce faisant, en effet, ils garantissent aux chaînes de valeur et à ceux qui en profitent l’accès à de vastes réservoirs de main-d’œuvre bon marché et facilement mobilisable.

 Les nouvelles « armes » du numérique

Hildyard a donc raison de souligner que la logistique est bien plus qu’« une science banale du mouvement des marchandises ou une industrie parmi d’autres ». Elle recouvre en réalité tous « les moyens par lesquels le capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
comprime désormais le travail à chaque étape du processus de production ». Des moyens qui se sont encore enrichis, récemment, des nombreuses possibilités offertes par les technologies numériques. L’automatisation, par exemple, permet d’intensifier le travail, mais aussi de discipliner la main-d’œuvre à travers la menace du chômage technologique. Ici, Hildyard s’inscrit toutefois dans un chœur croissant d’analyses qui invitent à nuancer les conséquences de l’automatisation sur le travail. Plus qu’à un remplacement pur et simple, on assisterait en effet surtout à un déplacement du travail sous le coup de l’automatisation et à une reconfiguration souvent synonyme de précarisation et d’invisibilisation [4].

En parallèle, le numérique conduit aussi à de nouvelles formes de dégradation ou de surveillance du travail logistique, à l’image de ce que permettent les technologies de « chaînes de blocs » (blockchains). Présentées comme le nouveau « saint graal » de la gestion des chaînes de valeur mondiales, leur principale conséquence est en effet de rompre (en l’automatisant) avec un élément fondamental des relations de travail et plus largement de toutes relations sociales : la confiance. « Pour les travailleurs, comme pour les consommateurs critiques et les écologistes, la chaîne de bloc annonce donc une toute nouvelle vague d’oppression, non seulement parce que leurs vérités seront ignorées (ce qui n’est pas nouveau), mais aussi parce que les processus sociaux mêmes par lesquels de multiples "vérités" peuvent être reconnues, discutées et négociées seront bloqués ou mis à l’écart ».

 Conséquences sociales, économiques et environnementales

Plusieurs conséquences découlent de cette fuite en avant logistique. En premier lieu, une exploitation accrue du travail : « L’exploitation de la main-d’œuvre n’est pas une conséquence involontaire de la logistique qui peut être "corrigée" une fois qu’elle a été signalée aux employeurs : elle est intégrée dans chaque aspect du projet de logistique en tant que chaîne de production - et elle l’a toujours été ».

En second lieu, l’émergence de nouveaux conglomérats industriels favorisée par la numérisation du secteur, et plus largement de l’économie. Des mastodontes, « capables de façonner la production, la distribution et la consommation et d’utiliser leur contrôle sur la chaîne d’approvisionnement pour réduire encore plus les coûts ».

Enfin, les deux dernières conséquences portent sur le bilan environnemental de la logistique. D’un côté, celle-ci aboutit en effet à une consommation accrue d’énergie : « La trajectoire de la logistique numérisée - avec ses chaînes de blocs et ses processus de collecte de données, ses robots et ses grues et véhicules automatisés - va donc inexorablement vers une utilisation accrue de l’énergie : et aucune quantité d’ampoules à économie d’énergie ou de dispositifs d’isolation des maisons n’est susceptible de le compenser ». De l’autre côté, l’intensification de l’intégration logistique mondiale aboutit inévitablement à une destruction accrue de l’environnement, à la fois directement (perte de biodiversité, déforestation, pollution, bétonnage, etc., liés aux projets eux-mêmes) et indirectement, à travers l’augmentation des échanges et de la croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
qu’elle vise à favoriser.

 Quels « refus » de la logistique ?

Face à ces constats, Hildyard conclut son étude par une réflexion sur les alliances susceptibles de venir s’opposer au projet logistique, ainsi que sur les types de « refus » qui pourraient les fonder. Sans surprise, le premier « refus » identifié est celui des travailleurs mêmes de la logistique : « Les personnes qui font bouger le monde peuvent aussi l’arrêter », comme l’explique un activiste cité dans l’étude. Mais ce premier « refus » risque de ne pas suffire, dans la mesure où les évolutions du secteur (construction de nouveaux réseaux, automatisation, surveillance) visent précisément à éviter ou à contourner les possibilités de grèves ou de blocages.

Viennent alors d’autres types de « refus ».

Refus, tout d’abord, de laisser les travaux d’enquête et d’étude sur la logistique se résumer à la question du « où et du comment » sans se soucier du « pourquoi ». Sans ça, en effet, difficile d’interroger les causes structurelles de la logistique actuelle, ainsi que les futurs alternatifs que l’on pourrait lui opposer.

Refus, ensuite, « de considérer le "travail", la "communauté" ou les "mouvements sociaux" dans l’abstrait - comme des ensembles pré-construits et unitaires dont les orientations politiques, les solidarités et les sympathies sont toutes faites et immuables ». Ici, Hildyard pense notamment à la nécessité de prendre en compte les contradictions qui existent entre et au sein des individus qui s’opposent à la logistique. « Un travailleur dont le travail dépend de systèmes de livraison juste à temps peut craindre de s’opposer à une infrastructure qui profite à l’entreprise pour laquelle il travaille, mais être en même temps victime des disciplines de compression de la main-d’œuvre de l’entreprise ou des politiques de libre-échange que les corridors d’infrastructure mettent en place ». Dans ce contexte, il est donc nécessaire de travailler à identifier ces ambivalences et d’essayer de les résoudre sur la base d’expériences concrètes et partagées. Pour ce faire, et c’est le dernier « refus », il faut se garder de limiter les luttes contre la logistique aux seuls lieux de travail explicites. Et ça tombe bien, la logistique a justement déjà « étiré le lieu de travail bien au-delà de l’usine traditionnelle ».


Note de lecture : Nicholas Hildyard (The Corner House), « Corridors as factories : Supply chains, logistics and labour. Is this the world you want ? », Bruxelles, Counterbalance, Février 2020.
Pour lire le rapport : Les couloirs logistiques comme usines globales Chaînes d’approvisionnement, logistique et main-d’œuvre, est-ce le monde que nous voulons ?
Pour citer cet article : Cédric Leterme, "Les couloirs logistiques comme usine globale" (Note de lecture), Gresea, mars 2020, article disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/Les-couloirs-logistiques-comme-usine-globale-Note-de-lecture

Notes

[1Sauf mention contraire, toutes les citations sont tirées du rapport qui fait l’objet de la présente note de lecture.

[2N. Hildyard, « How Infrastructure is Shaping the World », Bruxelles, Counterbalance, Décembre 2017.

[3Ibid., p. 4.

[4Sur ce point, lire : A. Casilli, En attendant les robots – Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, 2019 ou encore M. L. Gray & S. Suri, Ghost Work : How to stop Silicon Valley from building a new global underclass, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2019.