Quel point commun entre l’avènement des produits discount dans l’alimentaire et l’apparition de baskets conçues pour dérober à Nike un pourcentage de ses parts de marché ? Réponse : l’érosion du pouvoir des grandes marques. La crise aidant, les consommateurs ont commencé à reconsidérer les prix comme un élément majeur dans leurs décisions d’achat. Ce qui, du même coup, sape le prestige des multinationales auprès du public et établit les fondations d’une consommation dissidente alors que l’achat futé (c’est-à-dire au moindre coût) se généralise. Autrement dit, les mêmes causes semblent produire des effets diamétralement opposés. Comme quoi, tout n’est pas toujours si simple.
Et, en matière de consommation, les poncifs sont légion. L’un d’entre eux consiste à ignorer la dimension intrinsèquement socioculturelle du phénomène consumériste. C’est ce qu’on appelle l’économisme. A rebours de cette approche simpliste, la présente analyse tentera de dresser un pont entre deux tendances à première vue contradictoires se manifestant, à l’heure actuelle, chez les consommateurs et résultant en la coexistence d’une consommation responsable (quitte à y mettre le prix) tandis que les produits et chaînes discount connaissent un succès grandissant. On essaie de s’y retrouver !
Les marques : plus vraiment à la mode !
Il y a quelque chose de pourri au royaume des grandes marques ! Si les adolescents continuent à marquer une préférence pour Nike, Adidas ou Reebok, on constate, en revanche, chez leurs aînés, une désaffection pour les marques renommées. En France, selon Christophe Alix et Florent Latrive [1], le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
des produits électroniques serait pris d’assaut par de nouveaux fabricants. A l’exception de produits plutôt pointus comme les caméscopes numériques et les MP3, la progression de marques de second ordre comme Beco, Bluesky ou Neovia permettrait à ces dernières de peser pour 25% du marché. Face à cette déferlante, les majors ripostent en créant leur propre sous-marque ou refilent leurs activités à faible valeur ajoutée
Valeur ajoutée
Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
à des fabricants du Far East. C’est ainsi que Thomson s’est associé à TCL (Chine) pour produire des postes de télévision tandis que le hollandais Philips sous-traitait son bas de gamme auprès du taïwanais TPV. Mais même l’innovation de produit n’offre plus guère de solution aux grands du secteur, c’est ainsi que l’iPod d’Apple se voit maintenant concurrencé par de nouveaux arrivants (notamment chinois) sur le marché.
Autre secteur marqué par le recul des marques : l’alimentation. C’est ainsi que les grands noms des cosmétiques, de la lessive et de l’alimentation se font de plus en plus de soucis. On les comprend. En France, 30% du marché des produits de grande consommation est occupé par des marques de distributeur (MDD). Ce succès grandissant explique sans nul doute pourquoi Kimberley Clark (producteur de papiers), Agfa ou Yoplait achalandent certaines marques de distributeur. De plus, le public perd peu à peu le contact avec les grandes marques. Les chaînes de hard discounters sont, en effet, de plus en plus prisées par les consommateurs. 28% d’entre eux, d’après une étude publiée dans le magazine, “fréquentent de plus en plus souvent des hard discounters au détriment des (…) supermarchés et des magasins de quartier”.
La perte de prestige des marques affecte aussi des domaines inattendus. Ainsi, la santé. En Belgique, de 2000 à 2004, la part des médicaments génériques est passée de 2 à 10%. Les prévisions pour la France indiquent qu’en 2008, une boîte de médicaments sur quatre sera une boîte de générique. Cette augmentation prévue n’est évidemment pas sans rapport avec la représentation que se font les Français de ce type de médicaments. Selon un sondage [2], 80% des consommateurs outre-Quiévrain considéraient que les médicaments génériques étaient identiques aux originaux. Là aussi, comme pour d’autres produits, les gros producteurs s’accommodent de la situation. Voilà pourquoi certains laboratoires de renommée internationale ont choisi d’investir le segment des génériques. C’est le cas, par exemple, de la firme suisse Novartis avec Sandoz.
D’autres pans de l’économie que l’on aurait pu qualifier de forteresses des marques semblent commencer à être gagnés par le phénomène. Ainsi, l’automobile. Attention, ici plus qu’ailleurs, la nuance s’impose. Car “dans l’univers automobile, la marque continue d’être le repère indispensable”. Mais la tendance s’inverse de plus en plus. Et on peut aujourd’hui estimer que les valeurs sûres, c’est du passé. “ On assiste aujourd’hui à une rupture par rapport aux trente glorieuses
Trente glorieuses
Période des trente années suivant la dernière guerre, entre 1945 et 1975, au cours de laquelle la croissance économique a atteint dans les pays occidentaux des taux très élevés, beaucoup plus élevés que dans les périodes antérieures. Ce taux élevé de croissance est essentiellement dû à la conjonction de plusieurs catégories de facteurs comme le progrès de la productivité, la politique de hauts salaires, la régulation par les pouvoirs publics, etc.
(En anglais : The Glorious Thirty)
attachées à la voiture statutaire. Les trentenaires, dont la sensibilité a été construite avec la crise, les nouvelles technologies et la mondialisation, sont de plus en plus dans une logique de produits compacts, moins chers, hyperfonctionnels ” diagnostiquait Charles Wassmer, responsable marketing et prospective pour PSA- Peugeot-Citroën dans une interview accordée au quotidien français “Libération”.
Les constructeurs coréens Hyundai et Kia en profitent : leurs ventes ont augmenté en France de respectivement 25 et 80% entre 2003 et 2004. Jean-Claude Debard, le patron de Hyundai France, constate : “Aujourd’hui, le client attache plus d’importance au type de véhicule qu’à la marque”. Et ce ne sont pas les gros constructeurs qui le contrediront. Ainsi, Renault lance, sous la marque de sa filiale roumaine Dacia, la Logan, la voiture à 5.000 euros. Conçue au départ pour les marchés émergents, elle est commercialisée en Europe de l’Ouest depuis juin 2004.
Crise, dissidence silencieuse et alterconsommation
Le sociologue Eric Fouquier du cabinet de consultants Thema, constatant le déclin des grandes marques, en attribue l’origine à des facteurs au départ strictement économiques avec effets en retour sur les plans culturel et idéologique. “Les grandes marques sont devenues trop chères. (…) Par ailleurs, l’air du temps fait que c’est devenu intelligent de consommer pas cher. L’acte de consommation n’est plus forcément un signe de statut social”. Et quand on met en exergue les récents mouvements de baisse de prix orchestrés par les grandes marques sur leurs produits, Fouquier n’entrevoit pas pour autant une relégitimation des majors. Que du contraire ! “En jouant facilement leurs prix à la baisse, les marques révèlent le pot aux roses et troublent le consommateur. Il se demande aujourd’hui pourquoi il acceptait auparavant de payer 100 euros quelque chose que la marque s’apprête à lui vendre 70. D’autant que le consommateur constate de plus en plus que la différence de qualité est devenue quasi nulle entre certaines grandes marques et les produits vendus sous MDD ou en hard discount. Résultat : le client n’achète plus la marque, c’est devenu une dissidence silencieuse”.
De silencieuse, cette dissidence pourrait bientôt devenir active. C’est qu’un nouveau style de consommation serait en voie d’émergence. D’après Eric Fouquier, l’époque contemporaine se singularise par “l’éclosion de (…) l’alter consommateur, le contraire de l’hyper consommateur. L’hyper consommateur japonais reste un des seuls au monde à faire une confiance absolue à la valeur ajoutée garantie par la marque. L’alter (…) ne s’en laisse plus compter par le discours des marques. Il conteste le packaging et s’inquiète des conditions sociales dans lesquelles les marques sont fabriquées. L’alter typique (…) représente aujourd’hui au moins 15% des consommateurs. (Il) aime la tradition, les PME, l’ancienneté : il joue Saint-Nectaire contre Caprice des dieux. Il surconsomme de la feta et toutes les AOC en vins et en fromages. La part la plus radicale de ces consommateurs dissidents a plus de 35 ans, un niveau de vie supérieur et vit beaucoup en dehors des grandes villes ”.
Cet engouement pour l’authenticité et la qualité procéderait d’une profonde remise en question du duo libéralisme Libéralisme Philosophie économique et politique, apparue au XVIIIe siècle et privilégiant les principes de liberté et de responsabilité individuelle ; il en découle une défense du marché de la libre concurrence. -mondialisation. Du côté des analystes marketing de Thema, on dit ressentir “une interrogation sur le bonheur marchand dans les groupes de travail (constitués) ». Alors, … la “World Company” n’a qu’à bien se tenir. C’est ce qu’ont compris deux “renégats” du marché : Coca Sek et Blackspot.
Coca Sek : l’anti-Cocapepsi [3]
Lorsque l’on provient d’un peuple amérindien (les Nasas) chez qui la coca est réputée pour ses vertus médicinales et que l’on constate que pour les Nord-Américains, cette même plante fait l’objet d’une croisade, forcément, on éprouve comme un malaise. La prise de conscience de ce décalage des perceptions a incité Fabiola Piñacue, Indienne Nasa de Colombie, à se lancer dans la fabrication d’un cola à base de feuilles de coca répondant au doux nom de Coca Sek ("coca du soleil" en langue nasa). Dans le département du Cauca (sud-ouest de la Colombie), cette boisson à la robe jaune et au goût de thé glacé connaît, depuis la mi-décembre, un succès retentissant. En février 2006, Fabiola Piñacue et ses associés en avaient écoulé plus de 40.000 bouteilles. La distribution du Coca Sek devrait s’étendre, dans les mois à venir, à toute la Colombie. Malheureusement, on n’est pas près de trouver du Coca Sek en Belgique. Le commerce international de la feuille de coca est, en effet, strictement prohibé. Cependant, diverses initiatives de réhabilitation de la feuille de coca (une des composantes originelles du Coca Cola) ont vu le jour dans d’autres pays de la zone andine. Ainsi, Inca Kola au Pérou. En fin de compte, rien n’interdit de penser qu’un jour, un cola alternatif à base de vraies feuilles de coca sera fabriqué et distribué dans toutes les Andes, de Caracas à La Paz.
Blackspot : l’anti-Nike
La « Blackspot sneaker » est-elle en passe de peser pour un 1% du marché de la chaussure de sport aux États-Unis ? C’est, en tout cas, ce qu’espère Kalle Lasn, PDG de Blackspot. Non sans raisons. Car Blackspot dispose d’arguments de poids pour convaincre bon nombre d’alter consommateurs. Exemple : les baskets de chez Blackspot sont biodégradables à 70%. En outre, les Blackspots sont fabriquées au Portugal dans une usine “syndicats admis” de la région de Figueiras où les salariés, dixit Lasn, “touchent deux fois le salaire minimum” [4]. Erreur ! Source du renvoi introuvable.). Les multinationales du secteur s’embarrassent, c’est bien connu, nettement moins du droit ouvrier. Du côté de la distribution, Blackspot a, là aussi, choisi la différence. Il est exclu que ses produits soient distribués dans des chaînes multinationales comme “Foot Locker”. Blackspot entend, au contraire, promouvoir, à l’avenir, un réseau de distribution basé exclusivement sur la collaboration avec des boutiques et échoppes tenues par des petits exploitants indépendants. Autre particularité : les heureux acquéreurs de Blackspots se verront accorder un certificat de futur actionnaire
Actionnaire
Détenteur d’une action ou d’une part de capital au minimum. En fait, c’est un titre de propriété. L’actionnaire qui possède une majorité ou une quantité suffisante de parts de capital est en fait le véritable propriétaire de l’entreprise qui les émet.
(en anglais : shareholder)
. A ce jour, la vente de ces “alterbaskets” s’effectue via le net. 10.000 paires ont été achetées jusqu’à présent. Pour ce qui est de la technique de marketing, on peut compter sur Blackspot pour chambouler le petit monde des multinationales de la télédiffusion. Au départ du projet, une campagne promotionnelle était prévue pour un budget de 250.000 dollars. 10% de ce budget seulement a été dépensé. En cause, le refus des chaînes de télévision US de promouvoir les Blackspots. En effet, seule CNN a accepté d’en diffuser les spots publicitaires. Qu’à cela ne tienne ! Les concepteurs de Blackspot ont décidé d’entamer un bras de fer judicaire avec FOX, MTV, CBS et consorts [5].
Commerce équitable et nouvelle consommation
A l’heure où la crise entame le pouvoir d’achat des ménages, un double mouvement se manifeste chez les consommateurs. D’un côté, ils ajustent le montant de leurs achats à leurs possibilités financières. Ce qui explique l’apparition de produits et marques discount. Tous les secteurs, de l’alimentation au médicament, sont touchés ou sont en passe de l’être. Les différences en termes de qualité entre ces produits et ceux mis sur le marché allant en s’estompant, il en résulte une perte de légitimité de la marque dans l’esprit des consommateurs. Du même coup, l’imaginaire auquel l’existence même des marques se rattache s’en trouve démonétisé. Cette dévaluation
Dévaluation
Baisse du taux de change d’une devise par rapport aux autres devises. En général, une dévaluation se passe en système de change fixe, parce que la réduction a lieu par rapport à la devise clé.
(en anglais : devaluation).
symbolique devient, chez certains du moins, l’occasion de remettre en cause les fondements de la mondialisation en cours et du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
réellement existant.
A cette prise de conscience, correspond parfois une offre de produits alternatifs en prise avec des exigences de justice sociale et de respect de l’environnement comme c’est le cas de Blackspot voire encore de mise en valeur du patrimoine
Patrimoine
Ensemble des avoirs d’un acteur économique. Il peut être brut (ensemble des actifs) ou net (total des actifs moins les dettes).
(en anglais : wealth)
culturel des minorités (cfr. Coca Sek). Des spécialistes du marketing en arrivent, d’ailleurs, à considérer l’émergence de ce mode de consommation comme une donnée structurelle pour les prochaines décennies.
Ces considérations nous incitent par conséquent à penser que le commerce équitable pourrait, à l’avenir, investir la sphère de la production industrielle et s’adresser aux consommateurs délaissant les produits mis sur le marché par les transnationales. Blackspot et Coca Sek : des pionniers ?