Le travail des enfants a pris une place particulière dans l’opinion publique occidentale. Il y est perçu comme une forme d’exploitation d’un autre temps, inacceptable dans le concert des nations civilisées tout en demeurant largement présente dans les pays du Sud (anciennement : sous-développés). Faire la part des choses entre les conditions historiques du phénomène et le jugement moral apparu dans leur sillage n’est pas chose aisée, tant la littérature sur le sujet les mélange en général.
"Il est un de ces tableaux, cependant, auquel je sens bien que je ne m’habituerai jamais : celui de la terreur sur des visages d’enfants fuyant la chute des bombes, dans un village survolé. Il est atroce que les guerres puissent ne pas épargner l’enfance, non seulement parce qu’elle est l’avenir mais surtout parce que sa tendre faiblesse et son irresponsabilité adressent à notre protection un si confiant appel. A Hérode, la légende chrétienne n’aurait sans doute pas été si sévère, si elle n’avait eu à lui reprocher que la mort du Précurseur. L’inexpiable crime fut le Massacre des Innocents."
Marc Bloch, L’étrange défaite (1940), Folio histoire n°27, 1990, p.163.
Le fait et le pensé
La question du travail (forcé, imposé) des enfants ne laisse personne indifférent et suscite en général une condamnation qui ne souffre pas la discussion. Les Objectifs du Millénaire pour le Développement que se sont fixés les Nations unies à l’horizon 2015 font ainsi bonne place au droit pour tous les enfants de bénéficier d’un enseignement primaire : leur place est à l’école, pas aux champs ou à l’usine.
Depuis longtemps déjà, des campagnes internationales de sensibilisation plaident en ce sens. Exemple parmi d’autres, en 1998, ainsi, le Gresea prêtait main forte à la "marche mondiale contre le travail des enfants", aux côtés de la CSC, la FGTB, Oxfam, Unicef et beaucoup d’autres. Une littérature abondante existe sur le sujet. Elle ne s’étend guère, cependant, sur les racines de la question, comme si la réprobation du travail des enfants était chose acquise de toute éternité et n’avait pas d’histoire. Essayons dès lors de dater...
Dans tel ouvrage de référence, sans doute un des meilleurs livres sur le sujet, on peut ainsi lire : "Depuis au moins trois décennies, l’Organisation internationale du travail
Organisation internationale du Travail
Ou OIT : Institution internationale, créée par le Traité de Versailles en 1919 et associée à l’ONU depuis 1946, dans le but de promouvoir l’amélioration des conditions de travail dans le monde. Les États qui la composent y sont représentés par des délégués gouvernementaux, mais également - et sur un pied d’égalité - par des représentants des travailleurs et des employeurs. Elle regroupe actuellement 183 États membres et fonctionne à partir d’un secrétariat appelé Bureau international du travail (BIT). Elle a établi des règles minimales de travail décent comprenant : élimination du travail forcé, suppression du labeur des enfants (en dessous de 12 ans), liberté des pratiques syndicales, non-discrimination à l’embauche et dans le travail… Mais elle dispose de peu de moyens pour faire respecter ce qu’elle décide.
(En anglais : International Labour Organization, ILO)
(OIT
OIT
Organisation internationale du Travail : Institution internationale, créée par le Traité de Versailles en 1919 et associée à l’ONU depuis 1946, dans le but de promouvoir l’amélioration des conditions de travail dans le monde. Les États qui la composent y sont représentés par des délégués gouvernementaux, mais également - et sur un pied d’égalité - par des représentants des travailleurs et des employeurs. Elle regroupe actuellement 183 États membres et fonctionne à partir d’un secrétariat appelé Bureau international du travail (BIT). Elle a établi des règles minimales de travail décent comprenant : élimination du travail forcé, suppression du labeur des enfants (en dessous de 12 ans), liberté des pratiques syndicales, non-discrimination à l’embauche et dans le travail… Mais elle dispose de peu de moyens pour faire respecter ce qu’elle décide.
(En anglais : International Labour Organization, ILO)
) considère qu’aucun enfant dans le monde ne devrait travailler." [1] Voilà qui est curieux. Depuis trente ans seulement ?
Le cadrage normatif
L’OIT, pour mémoire, est la principale source du droit social international. Les conventions internationales qu’elle soumet depuis sa création en 1919 à la ratification de tous les pays du monde contiennent une série de dispositions très précises concernant le travail des enfants, dont voici les principales [2] :
La convention OIT n°5 de 1919 propose ainsi de réglementer l’âge minimum (14 ans) dans l’industrie
La convention OIT n°10 de 1921 fait de même pour l’agriculture
La convention OIT n°59 de 1937 élève l’âge minimum dans l’industrie à 15 ans
La convention OIT n°138 de 1973 étend l’âge minimum de 15 ans pour tout emploi
La convention OIT n°182 de 1999 met la priorité à l’élimination des "pires formes" de travail des enfants
On notera là comme une progression. D’efforts pour interdire l’utilisation d’enfants dans les principaux secteurs économiques spécifiquement nommés (industrie et agriculture) entre 1919 et 1937, on en est progressivement venu à remettre en cause le principe même de la mise au travail des enfants, dont l’âge pivot va être fixé à 15 ans, en 1973, puis, vingt-cinq ans plus tard, l’objectif paraissant sans doute par trop ambitieux, à concentrer les efforts sur l’élimination des "pires formes", en 1999. Ce changement de cap, qui s’apparente à une reculade, est indicatif d’une absence d’unanimité sur la manière de traiter le problème.
Ainsi, la première Déclaration internationale sur les droits de l’enfant, conclue à Genève en 1924, dispose que les enfants devraient : "être mis en position de gagner leur existence et protégés de toute forme d’exploitation".
La Charte africaine des droits et du bien-être des enfants de l’Organisation de l’Unité africain (OUA) de 1991 stipule, quant à elle, en son article 31a, que les enfants "ont des responsabilités, y compris la charge d’assister les parents et les aînés en période de besoin".
Ce que ces deux textes font entrevoir, c’est, primo, que le travail des enfants, en soi, n’y est pas vu comme une mauvaise chose, à condition qu’il ne fasse pas l’objet d’une "exploitation" (cet aspect est en général, sans surprise, absent des textes normatifs, y compris naturellement lorsqu’ils traitent du travail des adultes) et, secundo, qu’il est dans certains cas un devoir. Là, on est loin d’une condamnation sans nuance.
En matière de nuances, on peut même aller un peu plus loin. En 1965, l’économiste français Alfred Sauvy notait ainsi que "Les enfants à la campagne ne travaillaient que par intermittence, bien moins qu’aujourd’hui à l’école. Les études sont un apprentissage, sans lequel la productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
des adultes ne serait pas ce qu’elle est. L’homme moderne travaille à partir de 6 ans et même avant." [3] Chacun connaît même si cela a empiré avec le temps, cartables plus lourds que jamais, feuilles volantes dans d’épais classeurs et puis les longues heures à attendre que la "cloche" sonne : le boulot peut être qualifié d’épuisant.
L’enfant défini comme non-travailleur
L’amusant, ici, est que l’écolier est en quelque sorte, juridiquement parlant, le pendant, en négatif, du travailleur. En effet, la définition de l’enfant, dans les conventions OIT, à bien y regarder, c’est essentiellement un être qui ne travaille pas.
La convention OIT de 1973 (n°138) fait ainsi correspondre l’âge minimum pour l’emploi avec l’âge de la fin de la scolarité obligatoire, soit à l’âge "magique" de 15 ans [4]. Dit autrement, on fait partie de la catégorie enfant tant qu’on est écolier, lequel statut se voit à son tour, par principe, défini négativement : l’enfant se distingue par sa non-appartenance à la catégorie des travailleurs. Cette construction apparaît clairement des statistiques de l’emploi (et du chômage, son contraire) où ne sont portées en compte que les personnes âgées de 15 ans et plus. Dans l’ouvrage déjà cité, cela conduira Michael Bourdillon à dire avec une pointe d’humour que "En dessous de cet âge, le travail est considéré comme un problème et un mauvais traitement ; au-dessus de cet âge, le travail devient un droit et le chômage un problème." [5]
Récapitulons
En-dessous d’un certain âge, l’enfant doit, par définition, être protégé de l’« exploitation » qu’une mise au travail impliquerait automatiquement
- Le pivot, la date « magique » est 15 ans : avant, on est au travail de l’école, après, à l’école du travail
- Il y a un certain flottement conceptuel (traduisant un conflit politique) sur la notion même du travail
- De même, le droit au travail léger est l’un des douze droits revendiqués par le Mouvement africain des jeunes et enfants travailleurs
En chiffres, cela donne, dans le dernier rapport OIT (2008), 306 millions d’enfants travailleurs âgés de 5 à 17 ans, dont 176 millions entre 5 et 14 ans.
Le problème de l’exploitation
Supprimer le travail des enfants, fort bien. Le problème, cependant, tient en un constat d’une grande banalité : en général, en effet, la pauvreté est la raison principale pour laquelle les enfants travaillent au lieu d’aller à l’école.
La volonté d’abolir (convention de 1973) le travail des enfants, voire en supprimer les pires formes (convention de 1999) mérite d’être quelque peu recadrée. Chacun a, dans nos contrées, en mémoire le livre (1971) de Louis Paul Boon consacré au prêtre ouvriériste Daens, ou le film que Stijn Coninx en a tiré (1993). Le travail des enfants (ses pires formes) y occupe une large place, de même que l’assentiment général des gens aisés pour ce type de fonctionnement de l’industrie : c’était parfaitement normal et dans l’ordre des choses au 19e siècle [6]. Les petites gens, y compris de très bas âge, étaient à leur service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
. Ce n’est que bien plus tard que la société entière a, en Europe, jugé tout cela inacceptable. Dit autrement, dans le domaine de l’exploitation ignoble des enfants, nous avons, en Europe, un certain savoir-faire.
C’est sans doute le lieu de rappeler, avec Jean Baudrillard, que "le système capitaliste n’a cessé de faire travailler d’abord les femmes et les enfants dans les limites du possible. Ce n’est qu’absolument contraint qu’il "découvre" les grands principes humanitaires et démocratiques. La scolarisation est concédée pied à pied et elle ne se généralise, comme le suffrage universel, que lorsqu’elle s’impose comme moyen de contrôle social et d’intégration efficace." [7]
Et le lieu de rappeler, également, que l’exploitation des enfants a pris, dans les économies avancées réputées douces pour les enfants, des formes assez sophistiquées, notamment dans le secteur de la publicité…
Enfant mannequin, magazine Vogue.
L’enfant "roi", l’enfant "consommateur" y a aussi été élevé au rang d’enfant-objet, enfant-marchandise
Marchandise
Tout bien ou service qui peut être acheté et vendu (sur un marché).
(en anglais : commodity ou good)
– une évolution à laquelle les grandes conventions internationales de l’OIT ne se sont encore guère préoccupées. On citera volontiers, pour conclure, Gramsci : "les faits idéologiques de masse sont toujours en retard sur les phénomènes économiques de masse." [8]