En guise d’introduction, disons-le tout net : évoquer la question des migrations internationales, du point de vue du rôle économique du migrant, équivaut tout d’abord à rappeler combien l’immigré est un acteur socioéconomique intéressant … pour le Nord. On verra également que le bilan du phénomène migratoire est plus mitigé en ce qui concerne la réduction de la pauvreté au Sud. D’où la nécessité d’encadrer les migrations et les transferts de fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
afin de créer un effet levier pour le développement.
Le Sud émigre, le Nord profite
Les migrations sont profitables au Nord. Voilà qui explique sans doute pourquoi entre 1965 et 2000, "le pourcentage de la population née à l’étranger a plus que triplé en Europe" [1], passant de 2,2 à 7,7 % de la population totale du vieux continent [2]. Par ailleurs, si l’on considère le cas de l’Espagne, on s’apercevra que "l’arrivée, depuis 2000, de 3,3 millions d’étrangers en Espagne a été à l’origine de la moitié de la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
de ces cinq dernières années. Les immigrés auraient ainsi permis d’augmenter le revenu national par tête de 623 euros" [3]. Il est vrai qu’en Espagne, les migrations étant assez récentes (depuis 1999, le nombre de migrants y a été multiplié par 5), elles n’ont encore que des effets positifs. Notamment parce que la participation des migrants "aux régimes des retraites équivaut à 7,4% des cotisations et à 0,5% des dépenses" [4].
De même, les récents plaidoyers en faveur d’une immigration choisie révèlent le caractère économiquement avantageux des migrations pour le Nord. Il apparaît qu’en matière de brain drain, "l’Europe compense ses pertes [ses "cerveaux" qui émigrent principalement vers les Etats-Unis, le Canada et l’Australie] par une entrée de main-d’œuvre qualifiée en provenance des pays en développement (…). Ainsi, l’Europe des 15 (UE
UE
Ou Union Européenne : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
-15) joue un rôle majeur dans l’exode des cerveaux de pays tels que la Gambie, le Cap-Vert, l’Île Maurice, les Seychelles, Malte, le Ghana ou le Kenya. Plus encore, l’UE-15 est de loin la principale destination des cerveaux en provenance de Somalie, du Surinam, du Mozambique, de l’Angola, de la République du Congo, de la Guinée-Bissau et d’autres pays africains" [5]. Il va sans dire qu’à terme, cet exode obère les capacités d’innovation et de développement des économies de ces pays.
Autre type de migration ô combien "rentable" pour le Nord : les sans-papiers. C’est bien connu : les principaux bénéficiaires de la migration illégale sont les employeurs. La situation de forte dépendance d’un travailleur sans-papiers oblige fréquemment ce dernier à accepter une rémunération très basse, souvent inférieure au salaire minimum légal. "L’emploi d’un travailleur illégal offre aussi l’avantage de réduire les charges sociales et les coûts non salariaux. (…). Au plan fiscal, le bilan "comptable" pour les travailleurs étrangers clandestins et leurs familles est généralement positif pour le budget national. Il n’y a véritablement coût lié à l’irrégularité que pour les services qui ne sont pas soumis à la régularité du séjour, c’est-à-dire essentiellement la scolarisation des enfants d’immigrants illégaux" [6].
Un dernier avantage que les économies développées retirent des migrations consiste en l’organisation du rapatriement d’une partie des revenus des migrants vers le Sud. Par exemple, la compagnie américaine Western Union (et, par ailleurs, cotée à Wall Street) s’est spécialisée dans le cash to cash d’un pays à l’autre. Elle "affiche, pour la Belgique, une croissance annuelle de 20%, un chiffre d’affaires
Chiffre d’affaires
Montant total des ventes d’une firme sur les opérations concernant principalement les activités centrales de celle-ci (donc hors vente immobilière et financière pour des entreprises qui n’opèrent pas traditionnellement sur ces marchés).
(en anglais : revenues ou net sales)
qui tourne autour de 100 millions de dollars (les commissions payées à l’envoi du cash oscillent entre 5 et 8% du montant)" [7].
Impact mitigé au Sud
Les migrations sont donc bel et bien utiles et rentables pour les économies du Nord. Quel est, en revanche, leur impact pour le Sud ? La littérature spécialisée insiste, en cette matière, sur les transferts de fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
effectués par les migrants. Nous tenterons [8], dans un premier temps, de mesurer ces transferts avant d’essayer d’en discerner l’impact.
En 2002, les transferts de fonds privés (remittances [9] ) à destination des pays du Tiers-monde ont connu une hausse de 17,3% pour atteindre le niveau de 149,4 milliards de dollars [10]. Les remittances représentaient, à l’époque, un montant supérieur d’environ 15% à l’investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
direct étranger (IDE
IDE
Investissement Direct à l’Étranger : Acquisition d’une entreprise ou création d’une filiale à l’étranger. Officiellement, lorsqu’une société achète 10% au moins d’une compagnie, on appelle cela un IDE (investissement direct à l’étranger). Lorsque c’est moins de 10%, c’est considéré comme un placement à l’étranger.
(en anglais : foreign direct investment)
) vers les pays du Sud. Ils représentaient également trois fois le montant de l’aide publique au développement
Aide publique au développement
ou ADP : Total des prêts préférentiels (à des taux inférieurs à ceux du marché) et des dons budgétisés par les pouvoirs publics des États dits développés en faveur de pays du Tiers-monde. Théoriquement, ces flux financiers devraient être orientés vers la mise en place de projets concrets et durables, comme des infrastructures essentielles, des actions de lutte contre la faim, en faveur de la santé, de l’éducation, etc. Mais souvent il s’agit d’un moyen détourné pour les anciennes métropoles coloniales de conserver les liens commerciaux avec leurs dépendances, en les obligeant à s’approvisionner auprès des firmes métropolitaines. Selon les Nations unies, l’APD devrait représenter au moins 0,7% du PIB de chaque nation industrialisée. Mais seuls les pays scandinaves respectent cette norme.
(En anglais : official development assistance, ODA)
. "La Banque de France a indiqué que les transferts de la France vers les pays du Maghreb sont passés de 5 en 1995 à 6,25 milliards de francs en 1998" [11].
"Les transferts de fonds constituent une source de capitaux très précieuse pour les pays en développement. En 2002, ils équivalaient à 2,4 % des PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
cumulés de ces pays, 8,2 % des exportations cumulées et 10,4 % des investissements cumulés. Si on considère les indicateurs macroéconomiques, on voit que ces transferts sont nettement supérieurs dans les pays à faible revenu ou à revenu moyen/bas que dans les autres pays en développement" [12]. En 2002, dans le cas du Maroc, ces transferts représentaient 8,8% du PIB de l’Etat. Le Maroc est donc, à peu de choses près, quatre fois plus dépendant des transferts de fonds de ses ressortissants à l’étranger que la moyenne des pays en développement.
Selon des données livrées par la Banque mondiale
Banque mondiale
Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
[13], les envois de fonds des travailleurs migrants à leurs proches restés au pays ont dépassé, en 2005, 167 milliards de dollars (c’est-à-dire près du double de l’aide internationale au développement que le Nord consent à accorder aux pays du Sud).
D’un point de vue macroéconomique, "on voit que ces transferts sont nettement supérieurs dans les pays à faible revenu ou à revenu moyen/bas que dans les autres pays en développement. Ainsi, par exemple, les transferts équivalaient à (…) plus de 75% des exportations de l’Albanie et de l’Ouganda, et plus de 50% (…) de celles de la Jordanie ou du Soudan" [14].
On en conclurait vite que les transferts de fonds constituent la panacée dans le cadre de la lutte contre la pauvreté. Ce serait ignorer les travaux de certains chercheurs qui estiment que les remittances n’aboutissent pas qu’à des effets positifs.
Par exemple, "un effet bénéfique des transferts en termes d’entrées de devises pour la balance des paiements
Balance des paiements
Relevé des entrées et des sorties d’argent d’un pays durant une période déterminée (généralement un an). La balance des paiements se compose de la balance courante (balance commerciale, des services et des intérêts, dividendes, loyers, etc.) et de la balance en capital. Le solde est ce qui entre ou qui sort comme réserves dans les caisses de la banque centrale. Lorsque celles-ci sont vides, le pays est virtuellement en faillite ; il doit dévaluer (souvent fortement) sa propre monnaie.
(en anglais : balance of payments).
et d’effet stabilisateur sur l’économie, peut aussi s’accompagner d’un effet pervers : celui d’une rente qui favorise la demande d’importations au détriment de la production locale. (…).Des effets inflationnistes ou une prédominance chez les familles d’émigrés des logiques de consommation sur celles de l’accumulation
Accumulation
Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
, peuvent résulter de cette logique rentière liée aux transferts. L’effet positif macroéconomique sur l’épargne du pays d’origine ne se traduit pas nécessairement au niveau microéconomique. Une réduction de l’offre de travail et un effet désincitatif sur la recherche d’autres sources de revenus peut avoir un effet négatif sur la productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
et favoriser l’économie de rente" [15].
Les transferts de fonds représenteraient, dans ces conditions, un incontournable viatique pour les familles qui en bénéficient, mais ne réduiraient nullement la pauvreté dans ses aspects structurels. Parmi ces derniers, les inégalités de répartition de la richesse
Richesse
Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
et des revenus. En la matière, rien n’indique que la mobilisation des transferts de fonds réduise de manière significative les inégalités dans les pays d’origine des migrants. Par exemple, "aux Philippines, dans les années 80, les transferts ont contribué à l’augmentation de 7,5% de l’inégalité du revenu rural (…). Des données d’enquête sur les ménages pakistanais révèlent que les groupes ayant à l’origine le niveau de revenu le plus élevé sont aussi ceux qui profitent le plus des transferts opérés par les émigrés" [16]. On signalera également que les migrations n’apportent guère de solutions aux inégalités entre nations. Ainsi, Adams et Page constatent que les Etats à faible produit intérieur brut
Produit intérieur brut
Ou PIB : Richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
(PIB) par habitant génèrent des proportions moindres de migrants internationaux que les pays à revenu médian [17].
L’impact des migrations sur la productivité du facteur travail est lui aussi mitigé. C’est ainsi qu’"à partir des données d’une enquête réalisée dans le Nord-est de la Chine auprès de 787 ménages agricoles, Rozelle et al. estiment une fonction de rendements agricoles et montrent que les transferts ne compensent que partiellement la perte de main-d’œuvre consécutive à la migration. En mobilisant les résultats de leur analyse économétrique, ils estiment à 14 % la baisse des rendements agricoles provoquée par la migration" [18].
En fin de compte, si les migrations soulagent le quotidien des familles de ceux qui ont choisi de partir, il n’est en rien acquis qu’elles constituent ipso facto le remède naturel contre la pauvreté de masse dans les pays du Tiers-monde.
Le migrant développeur ?
En 2002, le Maroc est l’un des trente pays en développement ayant le plus bénéficié des transferts de fonds avec une somme moyenne de 111 dollars par habitant resté au pays [19]. Et El Mouhoub Mouhoud [20] signale que "dans de nombreux pays (notamment ceux du Maghreb), la mutualisation de ces transferts par les associations de villages de l’immigration permet de financer et de réaliser des infrastructures collectives et de désenclaver des zones rurales".
Ce type particulier de mise en œuvre des transferts de fonds par les migrants échappe, de toute évidence, à une critique émise par Dilip Ratha [21], "Senior economist" auprès de la Banque mondiale, à savoir la tendance avérée, dans certains cas, qu’ont les transferts de fonds à financer des "dépenses improductives" [22]. Par ailleurs, ces actions permettent d’éviter un accroissement des inégalités en permettant à l’ensemble de la population d’augmenter ses revenus par l’exercice d’une activité productive. Enfin, en soutenant la production nationale, les donateurs empêchent que les devises envoyées contribuent à augmenter les importations qui mettent en péril la viabilité du tissu économique local en nourrissant des pressions inflationnistes.
Alors, le migrant développeur ? Mentionnons clairement, à titre de balise, que les envois de fonds n’ont pas nullement vocation à se substituer à l’aide au développement "classique". Cette question est d’une importance capitale. Le risque en la matière est que les organisations de migrants ne soient instrumentalisées par les décideurs du Nord qui auraient tout loisir de reporter sine die la question de l’implication de leurs gouvernements dans une solidarité plus concrète avec le Sud.
Par ailleurs, alors que les institutions financières internationales envisagent la question des remittances sous l’angle exclusif de la réduction de la pauvreté absolue, on a pu vérifier que l’envoi de fonds à destination des pays du Sud pourrait contribuer à approfondir les inégalités au sein de ces mêmes sociétés et également en obérer les capacités productives.
In fine, s’il est évident que les remittances dépassent -(et de loin !)- les montants alloués par les Etats du Nord au titre de l’aide au développement, il n’en reste pas moins que l’impact sur les pays d’origine des envois de fonds ne peut être interprété de manière univoque. En effet, les remittances pourraient, dans certains cas, accroître les inégalités au sein des sociétés réceptrices. Par ailleurs, ces mêmes transferts seraient susceptibles de poser les fondations d’une économie de rente au Sud et détourneraient une partie des bénéficiaires de l’effort productif. Bien évidemment, ce type de constat développé sur le plan macro n’autorise pas à préjuger du caractère socialement utile de certaines initiatives posées à un niveau strictement microéconomique.
Pour citer cet article :
Xavier Dupret, "Le rôle socioéconomique du migrant", Gresea, décembre 2007 – réactualisé février 2008. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1658