Le conflit entre la plateforme numérique de VTC (véhicules de transport avec chauffeur), Uber, et les acteurs historiques du transport particulier de personnes, les taxis, éclate en février 2014, dès l’implantation de la société américaine dans la région de Bruxelles-capitale. Il n’est résolu, au moins provisoirement, qu’en juin 2022 par l’adoption du « plan Taxi ». Ce conflit porte sur les modalités de légalisation d’Uber. Il se déroule dans le cadre d’une réglementation, vieille de 27 ans, qui ne prend pas en compte les innovations liées à la numérisation de l’économie.

À Bruxelles, le secteur du transport de personnes est réglementé par l’ordonnance de la Région Bruxelles-Capitale du 27 avril 1995 qui encadre aussi bien l’activité de taxi (exploitant de taxi ou simple chauffeur) que celle de location de voiture avec chauffeur (LVC). Considérée comme un service d’utilité publique, l’activité de taxi est fortement réglementée. Le nombre de licences disponibles sur le sol de la Région est limité à 1 300 (Arrêté du gouvernement du 4 septembre 2003) [1]. Ce numérus clausus a entrainé une flambée des prix des licences qui s’échangeaient à environ 80 000 euros sur le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
noir (Wartel, 2022). En retour, la licence taxi leur donne un certain nombre d’avantages : bande de roulement spécifique, places de parking réservées aux endroits stratégiques, maraudage, etc.
Les contraintes législatives qui pèsent sur le service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
de location de voiture avec chauffeur (LVC) sont différentes de celles des taxis. Le prix de la course est de 90 euros minimum et le véhicule doit être mis au service d’une personne pour une durée de trois heures au moins. L’ordonnance ne dit pas si ces heures doivent être prestées successivement. Les voitures doivent disposer d’un signe distinctif, une plaque d’immatriculation commençant par un T. Mais, les chauffeurs de limousines ne peuvent pas stationner sur des places taxis. Le véhicule ne peut être mis à disposition du public, le maraudage est donc interdit et ils ne peuvent être équipés d’un appareil émetteur ou récepteur de radiocommunication [2]. À l’inverse d’un chauffeur de taxi, un chauffeur de limousine doit disposer d’un portefeuille de clients privés.
Dans la pratique, et suite aux innovations technologiques, la frontière entre l’activité de taxi et celle de LVC est souvent très mince. Un flou qui est entretenu par le secteur d’activité du transport particulier de personnes bien avant l’implantation d’Uber en Belgique. En effet, il est dominé par les sociétés de taxis qui poussent parfois les chauffeurs à des pratiques illégales telles que le travail au noir, le « forfait location » [3] ou la commercialisation des licences. En outre, toute perspective de nouvelle réglementation a longtemps été empêchée par des clivages électoralistes, y compris à l’intérieur même des partis politiques.
Depuis 2014, ce flou favorise une expansion du nombre de chauffeurs qui travaillent pour des plateformes numériques de VTC telles qu’Uber. Pour des travailleurs souvent peu qualifiés, Uber permet en effet d’éviter en partie le coût d’entrée dans le métier de taxi (Wartel, 2022). Ainsi, environ 2 000 chauffeurs travaillent pour des plateformes numériques de VTC à Bruxelles en 2021. Le gouvernement bruxellois se voit dès lors contraint de réglementer le secteur du transport particulier de personnes jusqu’alors protégé et monopolistique, en y incluant la nouvelle donne imposée par les plateformes.
Pour mieux comprendre l’aboutissement du conflit qui oppose, durant plus de huit ans, Uber et les sociétés de taxi sur les modalités de la réforme du cadre réglementaire applicable en Région de Bruxelles-Capitale, nous identifions tout d’abord les acteurs en conflit. Nous caractérisons ensuite les trois séquences de ce conflit social. La première va de de l’implantation d’Uber à Bruxelles en février 2014 jusqu’à l’interdiction de son application UberPop par le tribunal de commerce néerlandophone le 21 septembre 2015. Cette période est caractérisée par de nombreuses actions collectives et l’émergence d’un front sectoriel fédérant organisations syndicales et organisations patronales contre Uber [4]. La deuxième s’étend de septembre 2015 à la fin de l’année 2020. Le conflit se joue alors essentiellement dans les tribunaux [5]. Depuis 2015 en effet, ce sont les juges qui déterminent le rythme de la conflictualité sociale. Les décisions judicaires sont suivies de réactions politiques qui provoquent à leur tour des actions collectives, le plus souvent contre le gouvernement bruxellois. La troisième séquence du conflit, qui s’ouvre au début de l’année 2021 et qui aboutit au « plan Taxi », permet d’illustrer de façon plus détaillée cette trame. Enfin, nous concluons plus généralement sur l’espace de régulation molle offert par la Belgique aux plateformes.
Une multitude d’acteurs en jeu
Le flou du cadre règlementaire du secteur du transport particulier de personnes (voir supra) a favorisé l’entrée en scène d’un grand nombre d’acteurs dans un jeu à géométrie variable au fil des années. Le protagoniste principal est évidemment l’opérateur de plateforme numérique, Uber, dont l’implantation à Bruxelles en février 2014 est le facteur déclencheur des conflits évoqués dans cet article. Fondé en 2009 à San Francisco, Uber se décrit comme une plateforme technologique visant à transformer la mobilité dans les villes en mettant en contact des fournisseurs de transport indépendant avec des consommateurs [6]. Juste avant la pandémie de Covid-19, la plateforme revendique 75 millions de passagers et 3 millions de chauffeurs dans 65 pays [7]. Malgré cette croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
importante de l’activité, la société californienne connaît des pertes financières chroniques [8]. Ces mauvais résultats s’expliquent par une stratégie économique défaillante qui ne permet pas à la firme d’atteindre les objectifs qu’elle s’est initialement fixée (Sauviat, 2019).
Les chauffeurs qui utilisent l’application Uber en Belgique sont aujourd’hui représentés par trois organisations qui fédèrent les chauffeurs LVC : l’UCLB (Union des chauffeurs de Limousine belge), la plus représentative actuellement, l’USCP (Union syndicale des chauffeurs privés) et l’ABCL (Association belge des chauffeurs de Limousine), association « jaune » liée à la plateforme Uber. Ce ne sont pas des syndicats mais des associations sans but lucratif (ASBL) [9]. L’UCLB a un discours très critique sur Uber. Elle souhaite un numerus clausus ; un taximètre pour que le prix des courses dépende des prix fixés par la région et ne soit pas fixé par Uber, l’arrêt des « déconnexions unilatérales » décidées sans justification ; enfin, elle refuse la pratique d’Uber qui consiste à jouer l’arbitre et à trancher dans tout conflit opposant le client et le chauffeur.
Les chauffeurs de taxi à Bruxelles sont quant à eux représentés par les centrales syndicales UBT-FGTB, par l’intermédiaire de sa section « Taxi & Location de Véhicule avec Chauffeurs », et la CSC -Transcom « Taxi » [10]. Un nouvel acteur est apparu entre temps, United Freelancers (UF), section spécifique de la CSC pour les freelancers, indépendants sans personnel ou travailleurs de plateformes, y compris les faux indépendants tels que les chauffeurs Uber ou les coursiers Deliveroo [11].
Du côté patronal, on trouve la Fédération Belge des Taxis (FeBeT) qui, comme son nom ne l’indique pas, est une fédération bruxelloise qui représente 300 indépendants et la quasi-totalité des exploitants de taxi bruxellois, soit un peu plus de 700 salariés pour un total d’environ 1 000 travailleurs. Elle inclut notamment les Taxis Verts, l’une des sociétés de taxi les plus importantes à Bruxelles. La FeBeT est membre de GTL-Taxi, le groupement national des entreprises de voitures de Taxis et de Location avec chauffeur.
Enfin, deux autres acteurs essentiels, le pouvoir judiciaire (par l’intermédiaire du Tribunal de commerce et de la 9e chambre de la Cour d’appel de Bruxelles) et le gouvernement bruxellois (divisé entre un Partis Socialiste majoritairement pro-taxi et un Mouvement Réformateur pro-Uber) s’opposent sur l’épineux dossier Uber passant des arrêts de la Cour aux plans « sparadraps » pour aboutir au « plan Taxi ».
Front commun contre Uber de 2014 à 2015
Lorsqu’Uber s’implante à Bruxelles, l’entreprise fonctionne à partir de son application UberPop qui ne s’adresse pas nécessairement à des chauffeurs professionnels. Dès le mois de mars 2014, la plateforme fait l’objet d’une plainte de la société Taxis Verts pour concurrence déloyale devant le Tribunal de commerce.
Rapidement, un front commun se constitue contre Uber. Il rassemble les syndicats et le patronat du secteur des taxis qui veulent démontrer aux pouvoirs politique et judiciaire que l’activité d’Uber est bien du transport rémunéré de personnes et que, de ce fait, l’entreprise étasunienne doit être soumise aux mêmes règles que les sociétés de taxis officiant à Bruxelles. Les actions collectives menées par les chauffeurs de taxis et les syndicats sont principalement orientées vers le gouvernement bruxellois et les utilisateurs. Les chauffeurs de taxi sont invités à arborer le slogan « Ceci n’est pas un taxi clandestin » sur leur voiture. En février 2015, Pascal Smet [12], ministre régional de la mobilité et des travaux publics, propose un projet de réforme du secteur. Cette première version d’un « plan Taxi » projette de légaliser « les services de transport offerts comme activité complémentaire par des particuliers avec leur propre véhicule » [13] et rencontre la demande d’un cadre légal spécifique formulée par les représentants d’Uber. Ce projet de plan déclenche la colère des taxis. Le 3 mars, le front commun réunira près d’un millier de chauffeurs dans les rues de Bruxelles avant que, le 16 mars, une manifestation européenne sous le slogan « Non à Uber » paralyse la capitale et l’aéroport de Bruxelles-National. Face à cette mobilisation, le gouvernement désavoue son ministre. Mais c’est le pouvoir judiciaire qui va finalement marquer la fin de cette première séquence du conflit. Le 21 septembre 2015, le Tribunal de commerce néerlandophone de Bruxelles donne raison au secteur et interdit l’utilisation d’UberPop.
Conflit devant les tribunaux de 2015 à 2021
La société américaine a cependant anticipé l’interdiction d’UberPop. Un peu avant la décision du Tribunal bruxellois, elle introduit UberX [14], une nouvelle application qui met cette fois en relation les clients avec des chauffeurs professionnels. Pour encadrer ce nouveau service, Uber s’appuie sur le statut de service de location de voiture avec chauffeur (LVC) ou « service de limousine » (voir supra).
Afin d’assurer la contractualisation exigée par l’ordonnance de 1995, la plateforme crée tout d’abord une fondation de droit hollandais, la « Plateform Rider Association » (PRA) [15] qui regroupe les chauffeurs et les utilisateurs. Comme le chauffeur doit être « engagé » pour une durée d’au moins trois heures et un prix minimum de 90 euros (voir supra) et que, sauf exception, aucune course d’Uber ne connait cette durée, c’est la PRA qui est officiellement le client du chauffeur. Ce dernier accumule dès lors les courses avec des utilisateurs différents mais un seul client centralisé, la PRA (Wartel, 2021 : 156). Un contrat-cadre pour des prestations limousine est signé entre la PRA et le chauffeur. Pour l’utilisateur, il suffit de commander un LVC avec UberX pour devenir membre de la fondation. Grâce à cette artifice juridique, Uber prétend que ses services sont en conformité avec la législation bruxelloise sur les LVC.
En juin 2018, une vingtaine de chauffeurs indépendants, des exploitants de taxi (propriétaires de la licence) [16] et la FeBeT intentent une action en cessation contre Uber BV, le centre de décision de Uber en Europe situé aux Pays-Bas et 9 chauffeurs UberX devant le Tribunal de commerce francophone de Bruxelles. Selon les avocats des plaignants, la société américaine et les chauffeurs qui ont recours à UberX « se livrent à des actes de concurrence déloyale en violation des législations sociale et régionale. » [17]. Les avocats de la FeBeT arguent également qu’une fondation de droit néerlandais telle que la PRA n’a pas vocation à avoir des adhérents [18]. En d’autres termes, la FeBeT accuse Uber d’utiliser le statut de chauffeur LVC sans en respecter le cadre réglementaire, pour « offrir un service de taxis déguisé » [19]. Le 16 janvier 2019, le Tribunal de commerce devenu entre-temps Tribunal de l’entreprise [20] francophone de Bruxelles rejette toutes les actions intentées contre Uber. Selon le juge, Uber ne possède ni voiture, ni licence de taxi ou LVC. La plateforme ne peut donc pas fournir un service de transport. En outre, le Tribunal considère que les personnes possédant une licence LVC et utilisant UberX, ne peuvent être considérées comme des salariés d’Uber [21]. La FeBeT décide alors de se pourvoir en appel.
Le 19 novembre 2019, toujours dans une logique d’anticipation, les directeurs d’Uber Benelux décident de créer une ASBL de droit belge, la « Belgian Plateform Rider Association » (BPRA) [22]. Comme la fondation hollandaise avant elle, cette association a pour but de contractualiser, en Belgique cette fois, la relation entre les chauffeurs indépendants et leurs clients qui utilisent l’application. Deux décisions vont cependant rebattre les cartes des acteurs et relancer le conflit.
Interdiction d’Uber et crise politique autour du « plan Taxi » de 2021 à 2022 [23]
Le mercredi 24 novembre 2021, la Cour d’appel de Bruxelles prend le contrepied du jugement du Tribunal de l’entreprise et interdit aux chauffeurs ayant une licence bruxelloise LVC de travailler pour Uber, ce qui implique que l’injonction de cesser d’opérer, émise en 2015 à l’encontre d’UberPop, s’applique également aux chauffeurs UberX à partir du 26 novembre 2021. Cette décision de justice est en outre assortie d’une amende à payer par Uber de 300 000 euros ainsi que d’éventuelles poursuites pénales contre ses dirigeants et employés. Si elle a le mérite de clarifier les choses, elle fait craindre le pire pour les chauffeurs LVC.
Dès l’annonce de l’interdiction de la plateforme, des actions organisées par les représentants des LVC sont menées par les chauffeurs Uber. Bien qu’Uber ne soutienne pas officiellement ces mobilisations, la plateforme rejoint les mots d’ordre des trois associations représentant les LVC (voir infra). Elle s’y associe même en envoyant un courriel à tous ses utilisateurs pour lancer une pétition qui dénonce la décision de justice. Uber rassemble alors plus de 17 000 signatures en quelques heures.
Le 29 novembre, quatre partis de la majorité au Parlement bruxellois (Groen, Défi, Open VLD et one.brussels-Vooruit) déposent une proposition d’ordonnance afin d’instaurer un régime dérogatoire transitoire pour les chauffeurs Uber jusqu’au 22 juillet 2022. Ce plan provisoire, appelé « sparadrap 1 » par le gouvernement bruxellois, a pour objectif de permettre aux chauffeurs de retravailler à partir du vendredi 10 décembre. Le 30 novembre au matin, une vingtaine de taxis et plusieurs dizaines de chauffeurs manifestent devant le Parlement bruxellois pour s’opposer à la proposition d’ordonnance temporaire. Pour continuer à faire pression, quelques jours plus tard, de nouvelles actions-cortège ont lieu sur la petite ceinture (le « périphérique ») de Bruxelles. La plateforme Uber dénonce une décision « dramatique » pour ces 2 000 chauffeurs indépendants [24] qu’elle a indemnisé pendant les deux semaines d’arrêt, à raison de 500 € par semaine.
Entre-temps, le parti socialiste (PS) se désolidarise de son ministre-président qui avait accepté un accord sur la proposition du « sparadrap 1 ». Le PS, soutenu par Ecolo, souhaite, au contraire, déposer en urgence le « plan Taxi » attendu depuis sept ans, qui doit réformer l’ensemble du secteur et dont l’avant-projet a été déposé au Parlement bruxellois le 25 novembre. Les partis de la majorité sont donc condamnés à s’entendre. Du côté des LVC, pour faire pression en faveur du plan transitoire leur permettant de reprendre le travail, entre 70 et 150 chauffeurs liés à Uber manifestent de nouveau le 7 décembre devant le parlement bruxellois. Créant la surprise, la séance parlementaire du 9 décembre change subitement la donne et passe du plan « sparadrap 1 » à un plan « sparadrap 2 » « du fait de la pression de la mafia des taxis par l’intermédiaire d’un député PS » [25], selon un manifestant du rassemblement LVC.
Contrairement au premier, ce deuxième plan provisoire implique des conditions très strictes : seuls peuvent reprendre la route les chauffeurs qui travaillent au minimum 20 heures par semaine en moyenne, et qui ont une autorisation de rouler datant au plus tard du 15 janvier 2021. Finalement, en appliquant ces critères, seule la moitié des 2 000 chauffeurs sous licence LVC sont susceptibles de retravailler. Ce deuxième plan provisoire va faire l’objet d’une nouvelle mobilisation. Le vendredi 10 décembre 2021, 300 chauffeurs Uber sur les 2 000 qui ne peuvent plus travailler depuis deux semaines se rassemblent devant le parlement bruxellois à l’appel des trois associations de chauffeurs. Le rassemblement se compose d’une majorité d’hommes entre 30 et 40 ans, souvent d’origine maghrébine, majoritairement marocaine. Un groupe de femmes - de plus en plus de chauffeures sont présentes dans le secteur - se trouvent un peu à part du rassemblement.
C’est le 3 janvier 2022 que le projet de texte du « plan Taxi » sort pour être mis en discussion avec les représentants des chauffeurs et autres parties prenantes. Le dossier continue pourtant de diviser le gouvernement. Le Mouvement Réformateur (MR) [26] souhaite par exemple une libéralisation Libéralisation Action qui consiste à ouvrir un marché à la concurrence d’autres acteurs (étrangers ou autres) autrefois interdits d’accès à ce secteur. totale du secteur sans limitation, alors que le PS de son côté plaide pour une limite à la baisse avec 1 800 licences de taxi. Sachant qu’il existe aujourd’hui environ 1 300 licences de taxis et 1 000 chauffeurs sous licence LVC à temps plein (auxquels s’ajouteraient environ 1 000 chauffeurs en activité complémentaire), cette limite ne permettrait pas à tous les chauffeurs LVC de continuer à travailler. Ces derniers revendiquent donc des réponses claires pour le plan définitif [27]. United Freelancers (UF), la section des indépendants au sein de la CSC et l’UCLB souhaite les mêmes droits et mêmes obligations pour tous les acteurs du secteur. Ils demandent, entre autres, un numerus clausus autour de 2 200 à 2 500 licences, révisable suivant l’évolution de la demande, pour que tous les chauffeurs sous licence LVC travaillant « significativement » aient leur place.
L’opposition exprimée par les chauffeurs LVC n’empêche cependant pas l’adoption rapide du texte. La commission des Affaires intérieures du parlement bruxellois donne son feu vert au projet d’ordonnance visant à réformer les règles en vigueur dans le secteur des taxis et autres formes de transport rémunéré de personnes. Le texte tend à unifier le secteur sous un statut commun, via des conditions d’exploitation identiques pour les exploitants et les chauffeurs indépendants. La catégorie LVC disparaît. Apparaissent dans la future
Future
Contrat à terme (un, trois, six mois...) fixant aujourd’hui le prix d’un produit sous-jacent (titre, monnaie, matières premières, indice...) et devant être livré à la date de l’échéance. C’est un produit dérivé.
(en anglais : future)
législation des services de « Taxis de station »(les taxis classiques), et des « Taxis de rue », qui doivent être réservés préalablement. Un service « Taxis de cérémonie » est également créé. Chaque service disposera d’une tarification spécifique. Seuls les taxis de station peuvent utiliser les emplacements qui leur sont réservés sur l’espace public. La réglementation régionale prévoit un mécanisme d’agrément (renouvelable pour sept ans) autorisant les plateformes à offrir leurs services sur le territoire bruxellois. Alors que les chauffeurs LVC ne devaient pas s’y soumettre, tous les chauffeurs devront désormais être titulaires d’un certificat de capacité pour pouvoir travailler. Pour l’obtenir, les chauffeurs doivent assister à une séance d’information sur le métier et réussir des tests comportementaux ainsi que plusieurs examens portant sur la législation sectorielle, une connaissance minimale du néerlandais et de l’anglais et sur la sécurité routière. Autre nouveauté : l’obligation
Obligation
Emprunt à long terme émis par une entreprise ou des pouvoirs publics ; il donne droit à un revenu fixe appelé intérêt.
(en anglais : bond ou debenture).
pour les « intermédiaires de réservation » d’obtenir un agrément contre redevance pour pouvoir offrir leurs services tant aux exploitants qu’aux utilisateurs de taxis [28]. Reste que ce « plan Taxi » tant attendu ne démine pas l’épineuse question du nombre de licences qui pourront être accordées. Le projet d’ordonnance promeut des licences de taxi incessibles et gratuites, pour casser la spéculation
Spéculation
Action qui consiste à évaluer les variations futures de marchandises ou de produits financiers et à miser son capital en conséquence ; la spéculation consiste à repérer avant tous les autres des situations où des prix doivent monter ou descendre et d’acheter quand les cours sont bas et de vendre quand les cours sont élevés.
(en anglais : speculation)
, mais ne résout pas le problème des licences du passé qui ont été achetées très cher. La date pour communiquer les arrêtés et notamment le numerus clausus n’est pas encore connue. Mais le gouvernement espère faire valider ce nouveau plan rapidement, pour une entrée en vigueur le 22 octobre 2022. [29]
Conclusions et perspectives
S’il se trouve être la cible de la colère des fédérations de taxi, Uber échappe finalement aux actions collectives des exploitants de taxi et des chauffeurs sous licence LVC. Pour les chauffeurs LVC, la plateforme apparaît d’ailleurs plus comme un outil de travail que comme un acteur patronal. Si Uber refuse toujours le statut d’employeur, il est par contre progressivement devenu un acteur à part entière de la conflictualité sociale. En témoignent les sorties récurrentes du P-DG belge de la plateforme dans la presse ou la pétition lancée par Uber qui dénonce la décision de justice de son interdiction.
Cette évolution du conflit témoigne aussi d’une plateformisation progressive et « par la pratique » du secteur des taxis à Bruxelles. En effet, le discours « anti-Uber » des acteurs patronaux traditionnels du secteur est de moins en moins légitime alors que leurs membres utilisent à leur tour des applications numériques pour structurer le marché.. Ainsi, une centrale comme Taxis Verts (TV) travaille presque comme Uber avec une application smartphone pour les clients. C’est la plateforme qui assigne la course à un chauffeur sous contrat avec TV. Celui-ci est soit « indépendant », soit travaille pour le compte d’un petit « patron taxi » qui a une ou plusieurs voitures et l’emploie sous des statuts divers (comme salarié éventuellement, mais le plus souvent comme travailleur « au forfait » ou faux indépendant). Par rapport à Uber, la fausse indépendance est ici encore plus criante puisque TV peut appliquer des sanctions aux chauffeurs via un « conseil de discipline » alors même qu’aucun n’est salarié de TV. En outre, les chauffeurs paient une redevance à la société pour l’apport de courses, alors qu’Uber prend une commission proportionnelle au revenu généré par les courses apportées.
Le monde politique bruxellois, qu’il soit ou non favorable à Uber, semble lui se prononcer systématiquement en réaction par rapport aux décisions de justice et aux lobbyings des acteurs. Le terme « sparadrap » est à ce niveau symboliquement fort. Depuis 2014, son incapacité à décider d’adapter le cadre législatif régional aux nouvelles réalités technologiques a finalement permis à Uber de se développer à Bruxelles et de devenir progressivement un acteur incontournable du secteur de transport particulier de personnes.
Le cas d’Uber est à mettre en lien avec la stratégie des plateformes en général. Utilisant le fait accompli, elles profitent du temps long des décisions de justice pour se développer. Lorsque la justice interdit leur activité, le pouvoir politique se trouve face à un chantage à l’emploi inextricable. Ceci est d’autant plus vrai dans une démocratie consociative [30] comme la Belgique qui, traditionnellement, fait reposer le pouvoir politique sur une majorité aussi large que possible, y incluant désormais des lobbies défendant les intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
des plateformes [31]. C’est donc bien dans un espace de régulation molle, sans frein face à la puissance politique des nouvelles multinationales high tech, qu’Uber a pu se développer et finalement plateformiser le secteur des taxis bruxellois.
Plus que d’y mettre fin, la réforme de la réglementation bruxelloise du secteur va faire évoluer la conflictualité sociale tant du point de vue de ses objets que de son périmètre. En premier lieu, même si l’enjeu immédiat pour les chauffeurs Uber est bien celui de la question du « droit à travailler », le résultat obtenu par l’ordonnance taxi va bientôt poser celle du « droit du travail ». Mais elle le sera dans le cadre juridico-politique bien spécifique de la Belgique qui, au-delà du cas d’Uber et contrairement à d’autres États de l’UE
UE
Ou Union Européenne : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
[32], est très favorable à l’implantation et au développement des plateformes. Cela s’est vu confirmé tout récemment par une décision de justice et par un accord du gouvernement fédéral. Contrairement à la récente décision française [33], la plateforme Deliveroo en Belgique a gagné contre les coursiers. Le Tribunal du travail de Bruxelles a en effet rendu un jugement à rebours de la majorité de la jurisprudence européenne [34], estimant que les coursiers n’ont pas de contrat de travail avec Deliveroo mais sont des travailleurs indépendants. De surcroît, le gouvernement fédéral a adopté le 15 février 2022 un « accord travailleurs de plateforme » dans le cadre du deal Emploi, qui n’offre quasiment pas de droits aux « nouveaux travailleurs » que sont les coursiers. Ainsi, l’extension de la loi sur les accidents du travail, qui apparaissait comme l’élément principal de l’accord, n’est finalement prévue que pour les travailleurs de plateforme sous statut indépendant, alors même que 85% des livreurs prestent selon le régime dit de l’économie collaborative. Ils ne sont donc pas concernés par cette extension qui, par conséquent, rate sa cible.
En second lieu, le cadre dont il est fait état dans cette chronique est le cadre réglementaire bruxellois. Or, les chauffeurs LVC issus des Régions flamande (Nord du pays) et wallonne (Sud du pays) se trouvent contraints par des réglementations différentes. Uber va alors jouer des divisions de compétence réglementaire entre régions pour contourner le numerus clausus sur la Région Bruxelles-Capitale et assurer une offre excédentaire de chauffeurs à Bruxelles. Cela concerne surtout la Région flamande qui entoure géographiquement Bruxelles et qui ne fixe pas de numerus clausus. Uber a d’ores et déjà configuré son application non seulement pour que les LVC de Flandre puissent prendre des courses intra-bruxelloises, mais aussi pour que les chauffeurs bruxellois ne puissent pas faire de course de Flandre vers Bruxelles (ce que normalement ils peuvent faire, si la course est réservée alors qu’ils sont à Bruxelles). Ceci est surtout problématique vu l’importance des courses de l’aéroport de Bruxelles-National, situé en Région flamande, vers la région Bruxelles-Capitale. En 2022, cette mise en concurrence des réglementations régionales a déjà fait l’objet d’actions de protestation contre Uber de la part de chauffeurs bruxellois [35] et plusieurs véhicules sous licence flamande et wallonne ont été interpellés dans les rues de Bruxelles [36]. Au vu de ces derniers développements, le conflit autour de l’ubérisation du secteur des taxis risque bien de prendre prochainement une dimension interrégionale.
Sources Bauraind B.,Vanroelen C. (2016), « L’effet de la numérisation de l’économie sur la conflictualité sociale : le secteur des taxis bruxellois contre Uber », in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2015 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n°2291-2292.
Carelli R., Kesselman D. (coord.) (2019), « Le secteur du transport individuel de personnes en milieu urbain à l’épreuve des plateformes numériques », numéro spécial de la Chronique internationale de l’IRES, n° 168, décembre.
Dufresne A., Leterme C. (2020), « Travailleurs de plateforme. La lutte pour les droits dans l’économie numérique », Gresea, avril.
Lebas C. (2022), « Délivrés de l’ubérisation ? L’encourageante condamnation du géant de la livraison au pénal », Revue salariat, 22 juin, article disponible à http://www.revue-salariat.fr/index.php/2022/06/22/delivres-de-luberisation-lencourageante-condamnation-du-geant-de-la-livraison-au-penal/
Sauviat C (2019) « Le modèle d’affaire Uber : un avenir incertain », Chronique internationale de l’IRES, n° 168, décembre.
Wartel L. (2022), « Comment comprendre l’intérêt des chauffeurs à travailler avec Uber ? », Démocratie, Février, article disponible à http://www.revue-democratie.be/images/articles-en-pdf/2022/fevrier_22/DEMO_02_Dossier_WEB.pdf
Wartel L. (2021), « Le rapport au travail marchandisé et organisé numériquement par des plateformes. Une approche fonctionnelle du phénomène d’ubérisation du transport rémunéré de personnes à Bruxelles », Thèse de doctorat, Université Catholique de Louvain-la-neuve, 2021.
Article paru dans la Chronique internationale de l’IRES n°179, octobre 2022.
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