Animé par une perspective antipatriarcale, anticapitaliste et décoloniale, le mouvement féministe contemporain est caractérisé par sa radicalité et sa massivité. Cet article retrace une brève généalogie et présente quelques caractéristiques fondamentales de ce mouvement traversé par une multiplicité d’organisations et de collectifs qui expliquent comment les féministes (paysannes, syndicalistes, révolutionnaires, etc.) sont devenues des actrices centrales du contre-pouvoir en Argentine.

Le 3 juin 2015, des milliers de manifestant·es défilent dans 80 villes d’Argentine ainsi qu’à Montevideo (Uruguay) au cri de Ni Una Menos (« Pas une de moins ») pour dénoncer les féminicides en tant que « point culminant d’un continuum des violences machistes exercées contre les corps qui se révèlent au pacte patriarcal et hétérosexuel » [1]. Le mouvement s’étend rapidement à d’autres pays ; des manifestations contre les violences sexistes sont organisées au Mexique le 5 juin, en Équateur le 30 juillet, en Espagne le 7 novembre, et, plus tard, aux États-Unis ainsi que dans la quasi-totalité des pays d’Amérique latine, d’Europe et quelques pays d’Asie [2]. C’est le début de ce que certain·es ont désigné comme étant une nouvelle « vague féministe », caractérisée par la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.
En Argentine, cette mobilisation marque le début du mouvement Ni Una Menos qui, en reliant violences patriarcales, capitalistes et coloniales, redéfinit la notion du travail et organise la première grève féministe. Sous le slogan Si nos vies ne valent rien, produisez donc sans nous, le 19 octobre 2016, des milliers de grévistes dénoncent la répression policière lors d’une manifestation féministe ainsi que l’augmentation des féminicides. Des actions sont organisées dans beaucoup de pays d’Amérique latine et en Espagne. Le mouvement ne tarde pas à s’étendre à d’autres pays. Sous l’initiative des féministes de Pologne (qui avaient également débrayé contre le projet de loi bannissant l’interruption volontaire de grossesse - IVG le 3 octobre 2016) et d’Argentine, des collectifs d’une trentaine de pays décident d’organiser une grève féministe internationale le 8 mars 2017. En Argentine, un demi-million de personnes manifestent dans les rues. Depuis, lors de chaque rassemblement du 8 mars, elles sont près d’un million. Parallèlement, la lutte pour la légalisation et la gratuité de l’avortement donne lieu à des mobilisations massives à partir de 2018. C’est le début de la « marée verte » qui tire son nom de la couleur du foulard devenu le symbole de la lutte pour la légalisation de l’IVG en occident [3]. La symbolique du foulard vert a été adoptée lors de la XVIII Rencontre nationale des femmes en 2003 [4], et fait référence aux Mères de la place de Mai [5]. Malgré la mobilisation des secteurs conservateurs, l’IVG est légalisée le 30 décembre 2020 en Argentine.
Contrairement à la massivité et à la visibilité dans les espaces publiques de la « marée verte » (il était devenu rare de circuler dans les villes argentines sans apercevoir un foulard vert, souvent épinglé à un sac ou noué à un poignet), la contre-offensive réactionnaire va surtout intensifier sa visibilité sur les réseaux sociaux et les médias de masse. Ces derniers vont multiplier les invitations à des personnalités réactionnaires jusque-là inconnues du grand public comme Javier Milei qui deviendront de nouvelles figures médiatiques. Le récit de cette nouvelle droite consistera à entremêler des critiques adressées aux gouvernements « progressistes » sur leur incapacité à résoudre des problèmes d’ordre économique et « l’idéologie de genre ».
Si l’ultradroite vise avec autant d’énergie « l’idéologie de genre » ce n’est pas seulement parce que ce discours lui permet de gagner un électorat mâle hanté par la crise de ce que Silvia Federici appelle le « patriarcat salarié » [6] (avec l’effondrement du salaire comme mesure objective de la domination masculine) qui cherche à relégitimer sa masculinité dévaluée, mais aussi parce que ce mouvement dénonce la crise de reproduction (de la vie) et promeut la lutte contre l’exploitation du travail salarié, informel et gratuit, devenu essentiel à l’accumulation
Accumulation
Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
du capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
[7]. En formulant une critique de l’exploitation, le féminisme représente un enjeu majeur pour le capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
patriarcal. Comme le soulève Verónica Gago, en Argentine, ce mouvement est parvenu à allier deux caractéristiques qui vont rarement de pair : radicalité et massivité [8]. La « marée verte » est composée d’une diversité de militant·es se reconnaissant dans ce que les féministes argentines vont appeler le « féminisme populaire », un mouvement décolonial, anticapitaliste et antipatriarcal.
Brève généalogie du féminisme populaire
L’ampleur et la radicalité de ce mouvement féministe sont les résultats d’une accumulation des luttes, des réflexions, des renforcements des liens des réseaux locaux, nationaux et internationaux de longue haleine. Dans l’histoire récente argentine, le mouvement féministe commence à s’organiser avec force dès la fin de la dictature civico-militaire (1976-1983), donnant notamment naissance en 1986 aux Rencontres nationales des femmes (devenues, depuis 2023, Rencontres Plurinationale des femmes, lesbiennes, travestis, trans, bisexuels, intersexuelles et non binaires). Durant trois jours, ces rencontres annuelles réunissent une diversité de collectifs, organisations et individus dans un espace pluriel, organisé de manière autonome, autofinancé et autoconvoqué [9]. Chaque année, les rencontres sont organisées dans une région différente du pays. Pendant l’année, des groupes autoconvoqués de la région forment une commission chargée d’organiser la rencontre. Un processus durant lequel une multiplicité de personnes de la région se rencontre, se réunit et s’organise autour de l’énorme diversité des problématiques abordées par le féminisme. Au fil du temps, cette forme d’organisation a permis de toucher toutes les régions du pays. Si la première rencontre a rassemblé 1.000 femmes, à partir de 1998, les suivantes en accueillent près de 10.000, autour de 20.000 à partir de 2009 et plus de 100.000 depuis 2019, année de la « marée verte » où 200.000 personnes se sont réunies à La Plata (province de Buenos Aires).
C’est dans ce contexte qu’en 2015 surgit Ni Una Menos, un mouvement réunissant une diversité de collectifs, d’organisations et d’individus pour lutter contre les violences patriarcales. Son émergence a été facilitée par l’expérience et les liens tissés au cours du temps au sein des Rencontres nationales des femmes. Ce mouvement se considère également héritier de la lutte des Mères et des Grands-mères de la place de Mai, des femmes qui, en s’unissant pour rechercher leurs enfants disparus ainsi que leurs petits-enfants enlevés durant la dictature civico-militaire [10], sont parvenues à transformer leurs souffrances individuelles en lutte collective et politique.
Se reconnaissant comme héritier de ces luttes, Ni Una Menos réunit des féministes, mais aussi des femmes et des « corps dissidents » [11] qui, ne s’identifiant pas à priori en tant que féministes, sont touché·es de plein fouet par les violences patriarcales. Sa stratégie, inspirée des Mères de la place de Mai, consiste à « introduire la politique dans la vie privée », en partant du débat et des réflexions autour des expériences de vie [12]. C’est à travers le partage des violences vécues de manière individuelle que ce mouvement a construit une cartographie reliant différentes dimensions de la violence patriarcale telle que les différences salariales, le travail ménager et des soins non reconnu et non rémunéré, en passant par les violences médicales et les récits médiatiques jusqu’aux féminicides. La construction de cette cartographie des violences permet de comprendre comment « la violence contre les corps est sous-tendue par les inégalités sociales, la logique de l’accumulation des richesses, les conditions de travail, les institutions et l’État » [13] ; un enchevêtrement économique, politique et culturel propre au capitalisme patriarcal que ce mouvement cherche à déconstruire afin de combattre les violences. C’est aussi contre les logiques patriarcales fondées sur la méfiance, la compétition et le repli sur soi que ce mouvement cherche à construire une éthique féministe où, contrairement à la construction de la « victime », la reconnaissance des souffrances individuelles ne soit pas « un argument pour justifier des pratiques antisolidaires, mais, au contraire, des récits et des combats collectifs [14] ».
Ce mouvement tire sa force de deux aspects fondamentaux. Le premier réside en sa capacité à faire converger une pluralité d’organisations et de militant·es (malgré leurs divergences). En effet, les assemblées annuelles organisées par Ni Una Menos sont devenues un espace-temps qui réunit une pluralité de militant.e.s d’organisations progressistes et révolutionnaires afin de s’accorder sur un agenda commun de luttes. Étant donné la massivité et donc la légitimité de ce mouvement ainsi que le développement de pratiques cherchant à évincer les rapports de pouvoir, la médiation des féministes permet de préserver ces assemblées uniques où syndicalistes, membres de collectifs des locataires, groupes autoconvoqués, assemblées de quartier, écologistes, travailleur·euses de l’économie populaire [15] ou sans emploi, etc. se réunissent afin de se mettre d’accord sur les principales revendications à soutenir au cours de l’année.
Le second aspect concerne l’impact de ce mouvement dû à ses formes d’organisation territoriale, nationale et internationale. L’irradiation internationale des luttes contre les violences patriarcales depuis 2015, de la grève féministe internationale du 8 mars (à partir du 2017) [16] ou de la « marée verte » de 2018 (en Amérique latine) sont la preuve de l’important travail du réseau international qui coordonne les combats autour de problématiques communes.
La pédagogie de la cruauté
Face à l’ampleur prise par ce féminisme anticapitaliste, antiraciste et décolonial, il n’est pas étonnant que l’ultradroite le considère comme l’un de ses principaux ennemis. Si, selon Milei, le communisme
Communisme
Système économique et sociétal fondé sur la disparition des classes sociales et sur le partage des biens et des services en fonction des besoins de chacun.
(en anglais : communism)
est « une maladie de l’esprit », le féminisme est « une lutte ridicule et contre nature entre les hommes et les femmes » portée par « les assassines aux foulards verts ».
En rabâchant sans cesse le même discours depuis son entrée dans le monde politique, Milei explique le lien entre « féministes », militant·es des droits humains, écologistes, et « néomarxistes, communistes, populistes ou socialistes » (mots qu’il utilise de manière indifférente pour désigner des politiques « interventionnistes ») comme suit : « Le libéralisme Libéralisme Philosophie économique et politique, apparue au XVIIIe siècle et privilégiant les principes de liberté et de responsabilité individuelle ; il en découle une défense du marché de la libre concurrence. a déjà établi l’égalité entre les sexes […] La seule chose que ce programme féministe radical a engendrée, c’est une plus grande intervention de l’État pour entraver le processus économique, en donnant des emplois à des bureaucrates qui n’ont rien apporté à la société, que ce soit sous la forme de ministères de la Femme ou d’organismes internationaux dédiés à la promotion de ce programme [...] Un autre conflit soulevé par les socialistes est celui de l’homme contre la nature. Ils affirment que les êtres humains endommagent la planète et qu’elle doit être protégée à tout prix, allant même jusqu’à préconiser des mécanismes de contrôle de la population ou le programme sanglant de l’avortement. Malheureusement, ces idées néfastes ont imprégné notre société. Les néomarxistes ont réussi à coopter le bon sens occidental. Ils y sont parvenus en s’appropriant les médias, la culture, les universités et, bien sûr, les organisations internationales. » [17]
À force d’être martelés, ces discours haineux parviennent à imposer une « nouvelle normalité » où l’amalgame entre protectionnisme, communisme, collectivisme, féminisme, droits humains ou écologisme est synonyme de « décadence de l’occident », de « corruption », et d’« endoctrinement ». Dans cette « nouvelle normalité » les images des communistes sanguinaires de la guerre froide resurgissent à côté de celles des « profiteurs qui vivent de l’État » (terme qu’il utilise pour désigner les fonctionnaires ainsi que les bénéficiaires d’allocation sociale), des « bureaucrates », des « corrompus » et des « assassines aux foulards verts ». Le discours consistant à pointer la « dangerosité » de cette population vise leur déshumanisation. À l’appui d’une idéologie productiviste (propre au capitalisme patriarcal et colonial), le processus de déshumanisation passe par « l’utilité » des corps en tant que force de travail
Force de travail
Capacité qu’a tout être humain de travailler. Dans le capitalisme, c’est la force de travail qui est achetée par les détenteurs de capitaux, non le travail lui-même, en échange d’un salaire. Elle devient une marchandise.
(en anglais : labor force)
, comme en témoigne la décision de Milei de supprimer les ministères du Développement social, du Travail et de l’Éducation, devenus des secrétariats du nouveau super-ministère du Capital
Capital
humain. Les corps désignés comme « n’apportant rien à la société » seraient des « parasites » et la lutte « contre la décadence de l’occident » consisterait à s’en débarrasser. Un discours qui justifie la fermeture ou le définancement des institutions « d’endoctrinement » ainsi que des programmes publics axés sur les problématiques socio-économiques, le genre, les droits humains ou les discriminations [18]. La perte massive d’emploi et d’accès aux droits de ceux et celles désignés comme des « parasites » « inutiles » est présentée comme une source de réjouissance dans cette nouvelle normalité caractérisée parce que les féministes nomment la pédagogie de la cruauté. Développé par l’anthropologue féministe argentine Rita Segato et fortement popularisé par le mouvement féministe, ce concept décrit un ensemble de discours et de pratiques qui paramètrent « les sujets afin de transmuer le vivant et la vitalité en choses » [19].
Du stigmate à l’insulte en passant par les fake news, ces violences se matérialisent ainsi en violences institutionnelles laissant la voie libre, tout en les promouvant, à des violences dites « interindividuelles » qui vont de la multiplication de la cyberviolence à l’explosion des violences physiques, qui ciblent principalement les femmes et les corps dissidents. En témoigne un crime lesbophobe commis le 8 mai, lorsqu’un homme vivant dans une auberge de la ville de Buenos Aires a jeté un explosif dans la chambre de ses voisines, deux couples de lesbiennes. Trois d’entre elles sont décédées. Ce crime lesbophobe s’est déroulé cinq jours après que l’auteur de la biographie de Javier Milei (Nicolás Márquez) affirme à la radio que « l’homosexualité est une maladie » tout en faisant allusion à des chiffres (dont les sources sont inconnues) selon lesquels les homosexuels auraient « une espérance de vie inférieure de 25 ans à celle des hétérosexuels », une propension « 7 fois plus forte à la consommation de drogues » et « 10 fois plus importante au suicide ». Pour ce propagandiste de la nouvelle extrême droite, avant Milei « le gouvernement promouvait et finançait l’homosexualité », conçu comme des « comportements autodestructeurs et malsains » qu’il fallait, au contraire, « chercher à éradiquer » [20]. Parallèlement, il affirmait que « l’homophobie n’existe pas » et questionnait également les accusations de viols commis par des hommes en uniforme durant la dictature civico-militaire tout en expliquant qu’il était impossible de prouver un viol.
Dans ce contexte, les féminicides, les trans et travesticides tendent à augmenter. Durant les deux premiers mois de l’année 2024, 61 femmes, trans et travestis ont été assassiné·es [21]. Si cette tendance continue, le chiffre pourrait dépasser celui de 2023, année où le nombre de féminicides, trans et travesticides a été le plus important depuis 2008 [22] (faisant 334 victimes [23]).
Le féminisme populaire contre la pédagogie de la cruauté
Face à la doctrine du choc [24], les féministes s’organisent en multipliant les assemblées et les espaces d’échange. Entre le 14 février et le 8 mars, des centaines de militantes des assemblées de quartiers, travailleuses du sexe, féministes « villeras » (bidonvilles), écologistes, paysannes, étudiantes, artistes, scientifiques, travailleuses de l’économie populaire, autogestionnaire et informelle, migrantes, afrodescendentes, Mapuches, syndicalistes ou des pensionnées se sont réunies lors d’assemblées hebdomadaires afin de discuter sur les diverses problématiques, corédiger un texte commun et organiser les mobilisations du 8 mars qui ont réuni quasi un million de manifestant·es dans tout le pays. Pour ce 8 mars, les consignes principales, corédigées dans un texte de 8 pages [25], concernaient l’austérité
Austérité
Période de vaches maigres. On appelle politique d’austérité un ensemble de mesures qui visent à réduire le pouvoir d’achat de la population.
(en anglais : austerity)
, le décret de nécessité et d’urgence, la faim, la criminalisation de la protestation et les persécutions politiques, les licenciements massifs dans le secteur public, l’extractivisme, la violence machiste et la défense de la Loi relative à l’IVG.
Si ces assemblées sont remarquables, c’est notamment parce qu’il s’agit d’une des rares instances de rencontre entre travailleuses salariées et non-salariées ; de l’économie formelle et informelle ; du travail visible et invisible ; domestique et communautaire. En effet, en redéfinissant la notion de travail, le mouvement féministe argentin a renommé la journée du 8 mars « Journée internationale des femmes travailleuses ». Si le capitalisme est parvenu à diviser la population exploitée par la construction sociale du « travailleur » (comme synonyme de salarié) et « non-travailleur·euse » car non salarié·e (femmes au foyer, travailleur·euses de l’économie informelle, paysan·nes, etc.), les féministes apportent une nouvelle lecture sur la catégorie travail, visibilisant les différentes formes d’exploitation de travail (non reconnu comme tel) non rémunéré ou sous-rémunéré et parviennent, ainsi, à faire converger des luttes historiquement divisées par des organisations centrées sur le travail formel, majoritairement masculin et blanc : une réalité qui, en Amérique latine, ne correspond pas à celle de la majorité des travailleur·euses.
Ces espaces de convergence ne se limitent pas à l’organisation d’actions. Au lendemain du 8 mars, les féministes continuent à organiser des espaces de rencontre. Avant de relancer les assemblées pour organiser les mobilisations du 3 juin (devenue, depuis le 3 juin 2015, une journée de lutte contre les violences machistes), une diversité de rencontres et des meetings sont organisés afin de « lutter contre l’impuissance du désenchantement », la désarticulation des liens et des communs et la « déshumanisation » propres à un moment historique caractérisé par la « cruauté » [26] et par « l’étourdissement produit par des cadences d’une société à toute vitesse » [27]. Deux éléments stratégiques de l’ultradroite, selon les analyses discutées par ces féministes, consistent à adopter une diversité de réformes et à inonder les réseaux et les médias de discours odieux afin de produire un phénomène d’« étourdissement », compris comme l’impossibilité de traiter cette masse illimitée d’information sans finir par banaliser la violence et la souffrance et par se laisser envahir par « l’impuissance du désenchantement ».
La déshumanisation, caractéristique essentielle de la pédagogie de la cruauté, est indispensable à la phase actuelle d’accumulation du capital par dépossession des moyens de production et de reproduction de la vie. En effet, ceux-ci concernent autant des biens (terre, richesses…) que des liens de solidarité et des espaces communs comme l’entraide entre voisin·es, les cantines ou les potagers communautaires qui, en Argentine, assurent une grande partie des besoins des populations les plus pauvres tout en créant des espaces de politisation.
Fuimos marea, seremos tsunami [28]
Sans renoncer à l’action et aux revendications immédiates (comme le montre l’organisation des manifestations massives du 8 mars et du 3 juin), ce mouvement féministe priorise le « processus » sur les « résultats » (immédiats) et vise donc à multiplier les espaces d’échange et de réflexion afin de renforcer les liens et construire des objectifs à « long terme ». Un processus par lequel il cherche à « faire communauté » pour combattre la pédagogie de la cruauté (caractérisé par l’individualisme et le repli sur soi). Ce qui, selon les termes de Rita Segato, s’agirait d’un processus de contre-pédagogie de la cruauté consistant à lutter contre le pouvoir et le patriarcat tout en valorisant la politicité des femmes [29] afin de penser et agir collectivement pour en finir avec la chosification de la vie (la cruauté). Un objectif à long terme, car il ne peut être réalisé que par « la création d’un monde où les liens et la communauté seront prioritaires » [30], mais qui implique, pour y arriver, un processus de construction quotidien et permanent.
Comme soulevé par une militante lors d’une assemblée, ce combat consistant à faire communauté, commence avant tout par « bancarnos y bancarnos el debate » [31] (assumer, supporter le débat), preuve de l’empathie et de la solidarité indispensables à une véritable convergence, capable d’aller au-delà de « l’union pour l’action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
». Un travail qui, comme l’expliquent les militantes, requiert du temps et de la patience, c’est-à-dire, des soins consacrés à l’écoute, à la discussion et à la réflexion nécessaires à la mise en commun de combats pluriels. C’est par ce processus que le féminisme populaire continue à construire quotidiennement les conditions nécessaires pour faire de la « marée verte » un « tsunami » pour une transformation radicale de la société. Un processus impossible à concevoir sans une véritable convergence des désirs et des besoins de celles et de ceux qui construiront ce nouveau monde.
Cet article a paru dans le Gresea Échos n°119, "Le nouveau visage de la droite en Argentine", Septembre 2024.
Source photo : Analia Cid, Assemblée 8M, février 2024, Buenos Aires, Argentine.

