Normons !
Il y a toujours un arrière-plan. Ici, juste à côté du clavier, c’est une cigarette en équilibre précaire sur le bord d’un cendrier avec sa fine colonne de fumée. Tellement jolie.
Elle ramène à l’esprit une anecdote de l’écrivain Stig Claesson, une plume libre comme il en a peu. Il raconte que, dînant chez des amis, il est invité, afin de ne pas les importuner à table, à aller fumer dans une autre pièce, réservée à cet effet, il y a plein de plantes placées là par ses hôtes pour filtrer et purifier l’air. Il n’y croit pas trop mais, sans doute, se dit-il, le tabac aura la peau des pucerons. Donc, il en fume deux, tout en tirant profit de ces instants de solitude – comme tombés du ciel ! – pour parcourir les titres de la bibliothèque et, reconnaissant des noms, fomenter des alliances méditatives avec ces fantômes de la pensée. C’est l’arrière-plan. Des Camel chez Claesson, ici, à côté du clavier, une Gitane. Fumées rêveuses.

S’il y a un fil rouge, chez Claesson, c’est la résistance. Résistance à tout ce qui asservit. Une attention constante à cela. Dans le monde du travail, pour la masse des "déclassés" du champ de bataille mondialisé, c’est sans doute, plus que jamais, l’enjeu principal, non tant s’opposer aux ennemis du progrès social, mais les identifier et, en premier lieu, dans les mots des discours ambiants, car ils empêchent de penser librement.

On n’a jamais autant parlé de "normes". Au progrès social, pour renouer avec le concept, pour éviter qu’il sombre dans l’oubli, il faut des normes. Des normes pour se protéger des puissants, on en est là. Les puissants ? Deux auteurs, recensés ici, arrivent, par des chemins différents, à la même conclusion. Le "supercapitalisme" dit Robert B. Reich, ancien conseiller du président Clinton, a progressivement dépossédé la démocratie de tous les instruments qui régulent l’économie – et sa dernière invention, conséquence logique du coup d’Etat, ce sont les "normes" dites de responsabilité sociale, le micmac moral qui court-circuite les pouvoirs démocratiquement constitués. De son côté, John Perkins, pour avoir vu cela de l’intérieur, en tant qu’agent de déstabilisation des Etats du Sud à la solde d’une boîte privée exécutant les basses œuvres de Washington, met en exergue un même processus de prise de pouvoir par les entreprises multinationales : les nouveaux maîtres du monde. Imagine-t-on des "normes" pour en brider un tant soit peu la toute-puissance ? On peut, mais en mesurant leurs limites.

La première norme internationale de l’Organisation internationale du travail, en 1919, visait à limiter le temps de travail à 48 heures. Près d’un siècle plus tard, on n’y est toujours pas. Non seulement il y a recul, mais ce dispositif normatif s’est replié sur un petit noyau dit fondamental, arc-bouté, retranché sur les droits de l’homme. C’est dans l’air du temps. La Commission européenne affectionne aussi les normes fondamentales, elle range parmi ses quatre libertés essentielles la circulation du capital. Ce n’est guère mieux avec les droits de l’homme qui, oublieux tant du citoyen célébré en 1789 que du travailleur garant des avancées démocratiques depuis l’industrialisme, promeuvent un concept aussi creux qu’abstrait, l’homme, dont on sait pourtant qu’il est, en réalité, une fois sur deux une femme et, parmi elles, pour une Louise Michel, combien de Margaret Thatcher ? On n’est pas sorti de l’auberge.

Mais on va terminer. Louise Michel ramène à l’esprit Caroline Michaelis, une femme admirable qui eut dans sa courte vie, 36 ans, un amant et trois maris, dont Schelling et Schlegel. Walter Benjamin rapporte dans ses Ecrits français qu’elle se défendit en 1792 de l’accusation de jacobinisme par une réplique pleine de lumières : "Que vous nous avez en horreur, je m’en suis doutée. Mais à toi, pèlerin de la vallée des larmes, qui te donne droit de railler ? Quant à vous, sous tous les cieux vous êtes libres, sous aucun vous êtes heureux. Mais osez-vous vraiment vous moquer quand le paysan pauvre qui, trois jours sur quatre, répand pour son seigneur la sueur de son front qu’il sèche avec dépit le soir venu, quand ce paysan, dis-je, sent qu’il pourrait, qu’il devrait être plus heureux ?" Normer ? Il faut d’abord savoir contre qui, par qui, pourquoi et comment, sans séparer aucune de ces questions, elles sont intimement liées.

Sommaire

  • Programme du séminaire de l’Université des Alternatives : “Le droit du travail : un flexidroit ?”
  • Edito/Erik Rydberg
  • Le travail est-il soluble dans le droit ? Spécificité du droit social et juridictions du travail/Mateo Alaluf
  • Travail décent et normes OIT : le cas de la durée du travail/Xavier Dupret
  • La norme temps de travail : l’OIT fait rapport/Xavier Dupret
  • Les codes de conduites un instrument à double tranchant/Thierry Brugvin
  • Pétition : Pour un droit du travail qui protège (vraiment) les travailleurs
  • Précarisation des salariés : les nouveaux enjeux du droit du travail/Mejed Hamzaoui
  • Pour en savoir plus/Marc François
  • A lire...
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