L’histoire se passe en Chine et elle va faire le tour du monde. Li Chunmei est une jeune paysanne, elle a dix-neuf ans et elle est fille de son temps, elle fait partie de l’armée de déracinés qui ont quitté leur terre pour rejoindre les baraques des nouveaux complexes industriels de la sous-traitance Sous-traitance Segment amont de la filière de la production qui livre systématiquement à une même compagnie donneuse d’ordre et soumise à cette dernière en matière de détermination des prix, de la quantité et de la qualité fournie, ainsi que des délais de livraison.
(en anglais : subcontracting)
mondiale. Combien sont-ils ? Une estimation parle de 200 millions, une marée humaine anonyme, un gigantesque exode rural qui défie l’imagination. Mais, ici, il a un visage. On est en novembre 2001 et personne ne saura à quoi pensait Li Chunmei lorsque, à bout de forces, cherchant le sommeil après une journée de travail de seize heures dans une usine de jouets, elle sent la vie lentement la quitter. Morte d’épuisement en sera le pudique diagnostic et c’est à ce titre, telle une " curiosité " du monde moderne, que le fait sera signalé dans la presse internationale [1].

Ainsi fonctionne l’économie mondiale et quiconque s’en indigne aujourd’hui le fait en général en marquant sa solidarité avec le calvaire de ces hommes, femmes et enfants dont le Tiers-monde renvoie un faible écho. L’histoire, pourtant, n’est pas neuve.

En juin 1863, raconte Karl Marx, tous les journaux de Londres publiaient un article avec ce titre à sensation : " Mort par pur excès de travail ". La victime s’appelait Mary-Anne Walkley, une modiste de vingt ans. Mary-Anne est morte d’épuisement, elle aussi, et ce, note Marx, après avoir " travaillé 26 h ½ sans interruption avec 60 autres jeunes filles - pour des femmes nobles invitées au bal donné en l’honneur de la princesse de Galles. [2] " Cela devrait inviter à réfléchir.

Car s’il est un fait qui ressort avec clarté, c’est que nous restons aujourd’hui, très exactement, dans la situation du 19e siècle où une poignée d’opérateurs économiques surexploitaient hommes, femmes et enfants jusqu’à les faire crever d’épuisement. Et que ces opérateurs, parfaitement les mêmes qu’auparavant, s’autorisent à reproduire dans le Tiers-monde des pratiques dont la condamnation serait générale et instantanée s’ils tentaient de les réintroduire ici. C’est acceptable ? On forme un front du refus mondial pour congédier cette poignée d’opérateurs (200 transnationales dominent aujourd’hui le commerce mondial) comme autant de fantômes du 19e ? Non, on arrondit les angles.

Le trait dominant dans les palabres sur la nature du rôle joué par ces hyperpuissances économiques dans le monde se ramène en effet à des politiques consistant à leur demander, s’il vous plait, d’être un peu moins gourmands, un peu plus respectueux de normes sociales minimales, et tout cela gentiment, assis à la même table, dans l’espoir qu’ils adoptent, volontairement, des codes de conduite qui ne les engagent à rien. Ces pratiques sont passées sous le nom de " responsabilité sociale des entreprises ". Elles ont montré leurs limites, multiplié les déceptions.

L’ampleur prise par les mouvements de délocalisation Délocalisation Transfert de production vers un autre pays. Certains distinguent la délocalisation au sens strict qui consiste à déplacer des usines ailleurs pour approvisionner l’ancien marché de consommation situé dans la contrée d’origine et la délocalisation au sens large qui généralise ce déplacement à tout transfert de production.
(en anglais : offshoring).
de main d’œuvre y a contribué. Les entreprises allemandes emploient quelque 310.000 travailleurs en Europe centrale, les américaines en utilisent 750.000 au Mexique et les japonaises 1.360.000 en Asie orientale [3]. Le Bureau du Plan rappelle quant à lui que, entre 1990 et 1995, quelque 15.000 emplois - 28% des licenciements collectifs - ont disparu en Belgique par suite d’une délocalisation. Cette forme de " travail à distance " (le Tiers-monde travaille pour des transnationales du Nord) suscite des réactions protectionnistes jusque dans les milieux acquis à la libre hégémonie du marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
. Les syndicats, pour leur part, seraient bien inspirés de relire les principes qui ont, à sa naissance, guidé le mouvement ouvrier. Formulés en 1864 dans l’Adresse inaugurale de l’Association internationale des travailleurs, ceux-ci insistent notamment sur la nécessité " de nouer des liens fraternels entre les travailleurs des différents pays " car, s’ils se font entre eux concurrence, ils signeront " la défaite commune de leur entreprises divisées ". C’est bien de cela qu’il s’agit. Hier comme aujourd’hui, les Li Chunmei et les Mary-Anne Walkley meurent de se faire concurrence, tous perdants tant que le marché mondial dicte les conditions de survie des travailleurs. La responsabilité " sociale " des entreprises n’est, de ce point de vue, qu’un emplâtre sur une jambe de bois, un voile qui masque et fait diversion.

C’est un voile qui fait abstraction des rapports de forces entre capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
et travail, qui ne se préoccupe pas de savoir qui exploite qui. C’est un voile qui, à l’aide souvent de la société dite civile, transfère aux transnationales les pouvoirs de l’Etat, expression - boiteuse mais inégalée - de la souveraineté populaire et de la légitimité démocratique. C’est un voile qui, de plus en plus, se déchire.

D’une part, parce que le " courant " - notion incongrue tant elle est monopolisée par le secteur privé- en faveur de la responsabilité sociale des entreprises se voit contesté par le mouvement de " redevabilité des entreprises " (corporate accountability movement, en anglais), qui demande des comptes aux entreprises mais aussi aux Etats qui en sont les régulateurs démocratiques naturels. On assiste là à un glissement profond dans les pratiques des mouvements sociaux qui, d’avoir été dépossédés par les entreprises de leur autonomie, cherchent maintenant les moyens de se la réapproprier. En témoignent par exemple les travaux de la conférence que l’Institut de recherches sociales des Nations unies (Unrisd) a organisé à Genève en novembre 2003, réflexion que le Gresea entend poursuivre lors du colloque international qu’il organisera le 28 mai prochain au Parlement belge [4].

Et, d’autre part, parce que le droit au développement, l’instrument juridique sur lequel " nations prolétaires " ont tenté d’asseoir le droit de disposer d’eux-mêmes, paraît après une traversée du désert de plusieurs décennies revenir peu à peu à l’agenda [5]. Le droit au développement, c’est l’affirmation du principe de souveraineté des peuples devant lequel tout doit plier, il est supérieur aux lois du marché, il s’oppose au droit des entreprises d’agir comme bon il leur semble partout, en tout temps et par tous les moyens. Utopique ? Voici peu, et la chose est symptomatique, Pierre Chenais et Alain Bihr ont publié un brûlot intitulé " A bas la propriété privée ! " [6] dans lequel ils jugent inconcevable que les fruits de la " coopération des travailleurs " du monde entier (le " travail socialisé " mondial), puissent n’obéir qu’au droit de propriété de ceux qui en possèdent les moyens de production. La propriété de ces moyens, affirment-ils, " devrait revenir à la société (potentiellement à l’humanité dans son ensemble) ".
On renoue, là, avec un vieux débat. Le 24 avril 1793, peu après que la Révolution française de 1789 eut voté sa Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Robespierre avait harangué la Convention : " Ames de boue qui n’estimez que l’or ", dit-il, il n’est pas juste que la Déclaration fasse de la propriété un droit absolu et, de la liberté, un principe borné par les droits d’autrui. Il proposa par voie de conséquence un article additionnel énonçant que " le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui ", étant entendu que " toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral " [7]. Il ne fut pas entendu. Ses paroles restent, éminemment, d’actualité.

 


Pour citer cet article :

Erik Rydberg, "Le droit au développement, privilège des entreprises ?", Gresea, avril 2004. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1624



P.-S.

Publié dans forme légèrement écourtée dans "Hémisphères" n° 24, avril 2004

Notes

[1International Herald Tribune, 14 mai 2002.

[2Marx, Le Capital, 1867, in Œuvres, La Pléiade, vol. 1, p. 1256.

[3Claude Pottier, Les multinationales et la mise en concurrence des salariés, L’Harmattan, 2003.

[4" Le développement au-delà des entreprises ", co-organisé avec IRENE. Renseignements : www.gresea.be gresea skynet.be 02/219.70.76.

[5C’est Alain Pellet qui fait explicitement la liaison entre droit au développement et "nations prolétaires : " Les "nations prolétaires" de la périphérie, fortes de leur indépendance recouvrée, ont entrepris, comme le prolétariat du XIXe siècle, une lutte pour l’égalité, un combat contre le mouvement de paupérisation relative engendrée par le "pillage du Tiers Monde". " [" Le droit international du développement ", PUF, 1978].

[6Le Monde diplomatique, octobre 2003.

[7Robespierre, " Pour le bonheur et pour le liberté " (Choix de discours), La Fabrique, 2000.