Le livre publié par Deborah Brautigam sur les rapports entre la Chine et l’Afrique a le don de remettre en question bien des poncifs en matière de "coopération au développement". A commencer par le terme même de coopération. Qui co-opère avec qui et pourquoi ?
L’affaire est à la mode. Les ONG réfléchissent beaucoup ces temps à ce qui justifierait leur existence. Elles cherchent à savoir ce qu’on attend d’elles. Il est question, entend-on, d’un nouveau "paradigme du développement", une redéfinition des visées auxquelles devraient tendre désormais les politiques des pays riches vis-à-vis du Tiers-monde. Il y a là un train en marche et s’agit de ne pas rester à quai.
Jusque-là, rien n’est moins exact. Les politiques dites de coopération au développement menées au Tiers-monde par les États de l’hémisphère nord opèrent depuis un certain temps une mue qui a une incidence considérable sur la destination des moyens financiers dégagés à cet effet. Et cela concerne évidemment au plus haut degré les ONG, ces auxiliaires qui se réclament de la "société civile" : leur action est payée par ces mêmes moyens. Voir clair dans ce qui se passe est, pour elles, vital. Et pas seulement pour les ONG. Depuis ses origines, 1864, le mouvement ouvrier organisé sait qu’il doit, pour garder le cap, accorder une attention particulière aux relations internationales.
C’est pas chinois
Pour voir clair, l’ouvrage de Deborah Brautigam – The Dragon’s Gift – est d’une aide précieuse [1]. Elle maîtrise son sujet avec une distance qui lui permet de le déborder et, donc, le saisir dans une perspective historique et globalisante. Le sujet ? Double. Porter un jugement éclairé sur l’activisme de la Chine en Afrique. Et, l’un oblige de passer à l’autre, interroger le sens de ce qu’on entend communément par "politique de développement".
La Chine est venue bousculer cela. Pour faire court : en tissant des liens purement économiques avec des pays africains, sans y attacher aucune condition politique, la Chine prend le contre-pied d’une longue tradition d’ingérence occidentale dont le dernier-né passe aujourd’hui sous le nom de nouveau "paradigme de développement". Elle investit massivement dans le tissu productif africain. On y reviendra. On va plutôt commencer par le "paradigme".
Une affaire de recette ?
Brautigam met cela dans une perspective historique et, pour les ONG qui cherchent à mieux comprendre dans quelles pièces elles jouent, cela ne manque pas d’être éclairant. Depuis près de soixante ans, dit-elle, "les pays riches n’ont toujours pas trouvé le moyen assurant que leur aide contribue effectivement au développement" et, sans doute, voilà qui explique que, périodiquement, ils se mettent à en réinventer la "recette". Recette fait moins savant que paradigme mais cela traduit bien, sinon mieux, les tâtonnements successifs. Une recette ne marche pas ? On met en route un nouveau "paradigme" !
Brossé à très grands traits, cela donne ceci sous la plume de Brautigam : "D’un accent au départ sur l’infrastructure et l’industrie et, ensuite, sur des programmes de développement rural intégré et (brièvement) sur les besoins humains fondamentaux, nous [pays riches] sommes passés aux ajustements structurels, puis la gouvernance et la démocratie, la micro-finance inspirée de la banque Grameen, les transferts d’argent conditionnés, et ainsi de suite." Donc, abandon de la recette industrie pour le paradigme agriculture ensuite troqué contre la recette ajustements délaissée peu après au profit du paradigme gouvernance et démocratie, assaisonné de micro-finance et tutti quanti. C’est un raccourci brutal. Cela vaut d’être examiné de plus près.
Plans de bataille
Dans cette ligne du temps qui commence avec le plan de bataille du président Truman en 1949, c’est la guerre froide qui offre la toile de fond. L’aide au "développement" des pays du Sud, rappelle utilement Brautigam, s’inscrit aux yeux de Truman "dans la bataille entre communisme
Communisme
Système économique et sociétal fondé sur la disparition des classes sociales et sur le partage des biens et des services en fonction des besoins de chacun.
(en anglais : communism)
et démocratie, c’est une pièce centrale dans sa stratégie de guerre froide". Cela restera longtemps une constante. Lorsque l’économiste états-unien Rostow produira en 1960 sa bible sur le "rattrapage" (la recette, le paradigme pour amener le Tiers-monde à se hisser au niveau des pays riches), il l’intitulera sans surprise : "Les phases de la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
économique : un manifeste anti-communiste". Il en ira de même, peu après, avec l’engouement pour la "révolution verte" : l’aide au développement sera réorientée vers l’agriculture dans l’espoir de prévenir une "révolution rouge".
Nouveau tournant – décisif – dans les années septante lorsque, abandonnant l’idée de hâter la croissance des pays du Sud, l’aide occidentale va se concentrer sur la pauvreté et les besoins humains de base. L’Occident, note Brautigam, "va cesser d’envoyer des tracteurs pour financer au lieu des charrues à bœufs. La construction d’hôpitaux de formation d’un personnel local sera arrêtée pour financer au lieu des ONG afin qu’elles prodiguent directement des soins de santé aux pauvres. Dans beaucoup de pays africains, les ONG en viendront à gérer entre 40 et 50% des infrastructures hospitalières."
Le verdict d’un Roger Darling, en 1978, ne sera pas tendre. Ce haut gradé de l’aide au développement états-unienne fustigera publiquement cette "stratégie des besoins humains" comme une "réorientation tragique qui, en délaissant les appuis encourageant la productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
du Tiers-monde, se contente tout bonnement à lui fournir des services sociaux". Ce qui est intéressant ici, pour notre propos, est le rôle joué par les ONG. Des auxiliaires, sans plus, d’une politique décidée ailleurs.
Cela va et cela vient
Idem en 1980. C’est l’année où les chefs d’État africains produisent à Lagos un plan d’action fondé sur la résolution onusienne appelant à l’instauration d’un nouvel ordre économique international
Nouvel ordre économique international
Ou NOEI : Programme exigé par le mouvement des pays non alignés et signé en 1974 à l’ONU sous la forme d’une charte en vue de combler l’écart entre les États Industrialisés et le Tiers-monde : stabilisation des prix des matières premières et amélioration des termes d’échange, renforcement de la coopération au développement, augmentation de la part du Tiers-monde dans la production mondiale et le commerce international...
(En anglais : New International Economic Order, NIEO)
, arrachée de haute lutte par le Tiers-monde. La Banque mondiale
Banque mondiale
Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
produira aussitôt un contre-plan, le rapport Berg, dont la bête noire, à éradiquer, est la volonté des États du Sud à conduire eux-mêmes leur propre développement. L’objectif désormais sera donc, écrit Brautigam, "d’utiliser les conditions mises à l’aide pour amaigrir le poids des États en préconisant de privatiser ou d’avoir recours aux fournitures de services des ONG".
Idem encore en 2000 avec les Objectifs du millénaire pour le développement, présentés par Brautigam comme "le triomphe des ONG et d’autres critiques des ajustements structurels". Las ! Les fameux OMD demeurent obnubilés par les questions de pauvreté et ne soufflent mot du développement industriel. L’aide à l’agriculture africaine, qui représentait près d’un quart du total à la fin des années 1980, est tombée à 4%, tandis que, poursuit Brautigam, l’aide à l’industrie et à l’infrastructure "chutait à un niveau plancher historique".
Serait-ce mieux, aujourd’hui, avec la dernière-née des "recettes", produite en 2005 et qui jure de rendre l’aide efficace ? Il y a des motifs pour partager le scepticisme de Brautigam.
L’aide monolatérale…
Conçue par les pays riches regroupés dans le "club de Paris
Club de Paris
Groupement d’États créanciers, créé en 1956 et se réunissant à Paris. Ils se rencontrent régulièrement pour analyser et établir les modalités de remboursement de la dette. Le FMI y jouit d’un statut d’observateur : son expertise influe largement sur la stratégie de recouvrement pratiquée par le Club. En effet, les pays créanciers n’acceptent jamais d’alléger ou d’annuler une dette, de la rééchelonner et d’en changer les conditions, que si le pays a accepté et mis en œuvre les programmes d’ajustement structurel du FMI.
(En anglais : Paris Club)
" et l’OCDE
OCDE
Organisation de Coopération et de Développement Économiques : Association créée en 1960 pour continuer l’œuvre de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) chargée de suivre l’évolution du plan Marshall à partir de 1948, en élargissant le nombre de ses membres. A l’origine, l’OECE comprenait les pays européens de l’Ouest, les États-Unis et le Canada. On a voulu étendre ce groupe au Japon, à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui, l’OCDE compte 34 membres, considérés comme les pays les plus riches de la planète. Elle fonctionne comme un think tank d’obédience libérale, réalisant des études et analyses bien documentées en vue de promouvoir les idées du libre marché et de la libre concurrence.
(En anglais : Organisation for Economic Co-operation and Development, OECD)
, cette énième recette fait entre autres de "l’appropriation" une vertu : l’idée est d’aider les pays du Sud à se prendre en main eux-mêmes (appropriation) mais aux conditions mises, naturellement, par leurs bienfaiteurs. Respect, donc, pour leur propres "plans de développement" – si ce n’est que ceux-ci leur sont imposés avec quelque arrogance. La relation est tout à fait inégale.
D’un côté, des moyens nouveaux sont prévus afin que des éléments choisis de la société civile du Sud contrôlent la bonne application de ces plans par leur gouvernement. De l’autre côté, les pays du Nord n’imaginent pas une seconde de s’imposer la conception d’un plan de développement et encore moins d’exposer leur politique à la censure d’organisations dites de la société civile. Ne parlons pas du tollé que susciterait, dans pareil cas, quelque initiative tendant à financer de l’étranger – à Kinshasa, Beijing ou Caracas – toute forme de "contrôle citoyen" des gouvernements du Nord. Ce serait considéré comme une intolérable ingérence et l’incident diplomatique s’étalerait en première page des journaux.
Humiliant
En Afrique, on vit cette pression à se conformer aux desiderata des "bienfaiteurs" occidentaux au quotidien. Brautigam laisse l’ancien président du Mozambique, Joaquim Chissano, résumer cela : "Le fait qu’un pays vous accorde une aide leur fait penser qu’ils ont le droit de conduire vos affaires. Cela part probablement d’une bonne intention mais c’est humiliant." La "haine de l’occident" à laquelle Jean Ziegler a consacré des pages lumineuses [2] s’explique sans peine par ces politiques paternalistes, elles alimentent un rejet viscéral des "recettes" que les capitales occidentales exportent – l’arme au poing, y compris celle du chantage à "l’aide" – aux quatre coins du monde.
Cela explique aussi le succès de la Chine en Afrique. Brautigam donne cette fois la parole au ministre du Sierra Leone, Alhaji Momodu Koroma : "Il y a une différence et elle est énorme. Ce qu’ils veulent nous aider à réaliser, en Chine, est ce que nous avons identifié nous-mêmes comme étant nos besoins. Avec la Grande-Bretagne, les États-Unis, c’est eux qui identifient nos besoins. Ils nous disent : « Écoutez, nous pensons que, dans cette matière-là, il y a des besoins. »" Laissez-nous faire, on s’en occupe...
Voilà qui invite à réfléchir. Les ONG qui cherchent à redéfinir leur rôle dans le cadre du nouveau "paradigme" de développement sont justifiées à avoir quelques scrupules : si les précédentes recettes (auxquelles elles ont pris une part active) ont été des échecs, qu’est-ce qui garantit que, dans dix ans, elles ne seront pas tenues responsables d’avoir encore cédé à une formule sans lendemain ?
Affaire de cohérence…
Mais la Chine, donc, c’est différent. A double titre D’abord, elle est elle-même un pays en développement et lorsqu’elle se présente dans un pays du Sud, on le sait. Ce n’est pas un mince atout. Et puis elle ne change pas de "recette" tous les dix ans. Il y a une constance – une "cohérence", dirions-nous aujourd’hui – dans ses politiques. L’absence de conditionnalités, par exemple. Les principes de non-ingérence dans les affaires internes d’un autre pays et de respect de sa souveraineté ont été formulés en 1954 par Chou EnLai. La Chine n’a pas varié depuis. Mieux, elle joue cavalier seul. Elle ne prend pas place dans les salons du "club de Paris" ou de l’OCDE, elle suit son propre chemin.
Il est un second point sur lequel la Chine n’a pas varié. On a évoqué, plus haut, le tournant décisif pris par les politiques occidentales d’aide au développement dans les années septante, conduisant à un abandon des soutiens aux infrastructures (route, rail) et au tissu productif d’Afrique. Entre 1946 et 1971, rappelle Brautigam, les prêts de la Banque mondiale pour des projets d’infrastructures représentaient 75% du total – pour ensuite s’étioler dès lors que, ajoute-t-elle avec un brin d’ironie, "les États africains avaient acquis leur indépendance".
En 2007, le rapport de la Cnuced
CNUCED
Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement : Institution des Nations unies créée en 1964, en vue de mieux prendre en compte les besoins et aspirations des peuples du Tiers-monde. La CNUCED édite un rapport annuel sur les investissements directs à l’étranger et les multinationales dans le monde, en anglais le World Investment Report.
(En anglais : United Nations Conference on Trade and Development, UNCTAD)
sur les investissements rapporte qu’aucun d’eux mérite d’être qualifié de significatif dans l’industrie africaine. Or la Chine n’a eu de cesse, depuis les années cinquante, de concentrer ses moyens sur des projets débouchant sur du "productif", clé de son propre développement. Les "montages" ont évolué avec le temps mais l’objectif est resté le même.
Sans doute peut-on reprocher à la Chine bien des choses dans la mise en œuvre de cette politique, du point de vue social notamment (Brautigam invite à relativiser, ne serait-ce qu’en raison des effets délétères d’une économie mondialisée à l’aune de la compétitivité : ni la Chine, ni l’Afrique n’y échappent), mais un bilan comporte toujours deux volets. On peut lui reprocher ce qu’on veut mais non d’avoir failli de contribuer avec constance au développement économique des pays africains à leurs propres conditions. Ce qui n’est pas rien.
Ajoutons encore, pour finir, une vérité que Brautigam souligne d’emblée et que, d’ordinaire, on oublie dans les discussions sur l’aide à la coopération, à savoir que si l’Europe, les États-Unis ou la Chine offrent ce type d’assistance, c’est pour trois raisons : "la diplomatie stratégique, les bénéfices commerciaux et en tant que reflet des idéologies et valeurs de [leur] société. Les grandes orientations de la politique d’aide à l’étranger sont fixées par les décideurs politiques, qui conçoivent cette aide en tant qu’un des nombreux instruments de leur politique étrangère." Le reste est littérature.