Les deux coupoles d’ONG francophones belges, CNCD et Acodev, organisent en novembre 2011 une Université d’automne. Elle aura pour sujet la réforme des principes qui guident l’action des ONG. Pour le Gresea, c’est l’occasion d’en discuter sur le fond les lignes de force – et non se contenter de sonder l’état de préparation des ONG pour s’y adapter.

La réorientation radicale du rôle que les ONG sont désormais censées jouer sur la scène internationale vis-à-vis des pays du Tiers-monde mérite en effet un plus large débat que celui qui est actuellement organisé assez confidentiellement au sein de la confrérie.

On prendra pour point de départ une étude réalisée par l’Université d’Anvers [1] sur le "paysage ONG" belge. Pourquoi sélectionner ce texte plutôt qu’un autre ? Parce que, sous couvert d’examiner la prétendue inefficacité des ONG belges (jugées trop nombreuses) au regard des besoins nouveaux de la Coopération au développement, l’étude livre une image assez brutale – mais très parlante – de ce qui est attendu aujourd’hui des ONG – une réorientation dont ces dernières se font par ailleurs les interprètes consentants assez fidèles.

 Révisionnisme du 3e type

Qu’est-ce qu’on attend désormais des ONG et qu’est-ce que ces ONG estiment en majorité devoir tenir comme discours pour s’y conformer ? La réponse se trouve dans ce que les auteurs de l’étude appellent la NAA, "New Aid Approach" (traduction libre : la nouvelle politique de l’aide publique au développement Aide publique au développement ou ADP : Total des prêts préférentiels (à des taux inférieurs à ceux du marché) et des dons budgétisés par les pouvoirs publics des États dits développés en faveur de pays du Tiers-monde. Théoriquement, ces flux financiers devraient être orientés vers la mise en place de projets concrets et durables, comme des infrastructures essentielles, des actions de lutte contre la faim, en faveur de la santé, de l’éducation, etc. Mais souvent il s’agit d’un moyen détourné pour les anciennes métropoles coloniales de conserver les liens commerciaux avec leurs dépendances, en les obligeant à s’approvisionner auprès des firmes métropolitaines. Selon les Nations unies, l’APD devrait représenter au moins 0,7% du PIB de chaque nation industrialisée. Mais seuls les pays scandinaves respectent cette norme.
(En anglais : official development assistance, ODA)
) dont on cherchera la paternité du côté de l’OCDE OCDE Organisation de Coopération et de Développement Économiques : Association créée en 1960 pour continuer l’œuvre de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) chargée de suivre l’évolution du plan Marshall à partir de 1948, en élargissant le nombre de ses membres. A l’origine, l’OECE comprenait les pays européens de l’Ouest, les États-Unis et le Canada. On a voulu étendre ce groupe au Japon, à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui, l’OCDE compte 34 membres, considérés comme les pays les plus riches de la planète. Elle fonctionne comme un think tank d’obédience libérale, réalisant des études et analyses bien documentées en vue de promouvoir les idées du libre marché et de la libre concurrence.
(En anglais : Organisation for Economic Co-operation and Development, OECD)
(Organisation de coopération au développement et au commerce, également appelée le "club des pays riches") et sa "déclaration" dite de Paris (2005) sur l’efficacité de l’aide.

Mais, allons au fait.

Le primat accordé à la lutte contre la pauvreté demeure bien entendu le fil conducteur : il s’agit, en premier comme en dernier lieu, de venir au secours aux "groupes vulnérables du Sud". C’est l’expression utilisée par les auteurs de l’étude et c’est pourquoi nous l’avons mise entre guillemets et en caractères italiques : nous ferons de même par la suite car les mots, on le sait, ont leur importance, il faut s’en imprégner, les soupeser, les entendre dans ce qu’ils charrient de concepts idéologiques et de jugements de valeur. Les mots ne sont jamais innocents.

 Les pauvres : segment "sélect"

Venir au secours des "groupes vulnérables du Sud", pour les ONG du Nord, consiste donc à identifier, dans un pays tiers donné, le segment de population qui mérite de bénéficier des activités d’aide au développement [2] que ces mêmes ONG déploient là-bas.

A première vue, cela peut paraître sympathique. Dans un pays donné qui compte beaucoup de pauvres (vulnérables) : pourquoi ne pas se concentrer sur ceux-là ?

Supposons cependant un instant qu’un pays du Sud fasse de même. Il constatera alors qu’il existe pas mal de pauvres en Belgique et, pour leur porter secours, il va imaginer un programme qualifié "d’aide au développement" venant financer ses propres ONG afin qu’elles nouent des liens de partenariat avec les "groupes vulnérables" de Belgique qu’elles auront identifiés.

Il n’est pas dit que cela sera très apprécié. La réaction risque plutôt d’être : "Non mais, de quoi ils se mêlent !"

Ce petit exercice mental a l’avantage de mettre les points sur les "i". Car il ne s’agit pas seulement de venir au secours d’un segment de population mais d’effectuer auprès de celui-ci un travail de prosélytisme politique. L’étude est très claire à ce sujet.

 Lobbying par procuration

Il faut, dit-elle, "renforcer les acteurs de développement locaux". Pas n’importe lesquels, on l’a vu : priorité aux "groupes vulnérables" et, au sein de ceux-ci, nouvelle segmentation, à "ceux qui s’efforcent à faire valoir de manière durable leurs droits". Vis-à-vis de qui ? Vis-à-vis de leur propre gouvernement. On a bien lu. Les moyens financiers mis en œuvre au titre d’aide au développement aux pays du Sud ne doivent pas aller à ces pays mais, à l’intérieur de ceux-ci, à des "groupes" qui font de l’agitation politique en vue de faire valoir leurs droits vis-à-vis de l’État concerné.

Les auteurs de l’étude s’en expliquent. Il s’agit certes, conformément aux lignes directrices posées par l’OCDE, "de renforcer l’État bénéficiaire". En passant : l’adjectif "créancier Créancier Acteur (ménage, entreprise ou pouvoirs publics) qui possède une créance, un prêt sur un autre acteur.
(en anglais : creditor)
" serait plus approprié puisque, on le sait, les États du Nord ont une dette à l’égard des anciens pays coloniaux, ils ont le devoir de "réparer et rectifier les inégalités et injustices" [3] – mais le jargon, jamais innocent, préfère voir les pays du Sud dans les habits du mendiant qui tend sa sébile et, la voyant remplie, éprouve à l’égard des pays "donateurs" la reconnaissance attendue d’un pays "bénéficiaire". Passons.

L’aide au développement doit donc contribuer à "renforcer l’État bénéficiaire" mais, ajoute-t-on aussitôt, dans un but précis, qu’il n’appartient pas à cet État de décider. En effet, ces États doivent être renforcés afin qu’ils "assument mieux leurs responsabilités pour libérer leurs citoyens de la misère et du besoin" – et, pour cela, l’existence d’une "société civile forte est considérée cruciale". Il faut relire cela avec attention. Ce qui est dit ici est que les États du Sud ont des devoirs vis-à-vis de leurs citoyens, que cette responsabilité est mal assumée (il faut qu’ils "assument mieux") et que pour les aider – leur forcer la main – à remplir leurs obligations, les États du Nord vont s’appuyer sur une "société civile forte" (renforcée par eux) dans ces États défaillants du Sud. Là, encore, c’est parfaitement clair dans l’étude anversoise.

 Former des toutous

Les "partenariats" que les ONG du Nord sont censés développer avec la "société civile" du Sud doivent en effet viser le "lobbying politique" et, via cette "société civile" (les "groupes vulnérables" qui cherchent à "faire valoir leurs droits de manière durable"), pousser les États vers "plus de transparence", vers plus de "réactivité", vers de "meilleures performances". Ceci, précisent nos auteurs, suppose de faire de la "société civile partenaire du Sud" un "contre-pouvoir aux tendances autoritaires" de leur gouvernement et, en particulier, de renforcer dans ce cadre son "rôle de chien de garde".

On résume ? Les auteurs de l’étude nous évitent ce travail. Ils le font eux-mêmes. En un mot comme en cent, lit-on sous leur plume, "Il est important de mentionner que le raisonnement sous-jacent de la New Aid Approach est que le développement est un processus politico-institutionnel. Les acteurs externes (tels que les pays donateurs) doivent dès lors utiliser l’aide au développement comme levier pour le changement institutionnel (ce qui est, par définition, une entreprise de longue haleine)." Inutile d’épiloguer, même si les États-Unis usent, pour dire la même chose, d’un langage plus franc lorsqu’ils prônent, partout où subsistent des États gêneurs, le "changement de régime". Entre "changement institutionnel" et "changement de régime", il n’y a de nuance que dans la présentation vestimentaire : ici, gant de fer, là, gant de velours – et ce n’est pas pour étonner : l’Europe, au contraire des États-Unis, n’a pas de canons pour se montrer persuasif.

Mais, elle a des ONG [4]. A elles, comme l’illustre à suffisance la New Aid Approach, incombe d’endosser le rôle d’agents "undercover" du changement… La messe est dite ?

Notes

[1"The Belgian NGO landscape and the challenges of the new aid approach : Dealing with fragmentation and emerging complexities", un "Discussion paper" de l’IOB (Université d’Anvers), n°2011.02, mars 2011, rédigé par Nadia Molenaers, Leen Nijs & Huib Huyse. Version intégrale en ligne, voir http://www.ua.ac.be/main.aspx?c=.IOB&n=57998

[2Par "aide (publique) au développement", il y a lieu d’entendre les moyens financiers et d’assistance technique que les gouvernements des pays du Nord mettent en œuvre dans le cadre de leur politique étrangère (les ministères dits de la "Coopération", dont cette aide ressort, constituent en général un sous-département des ministères des Affaires étrangères). Le terme, pas plus que celui de "coopération" (les États du Sud ne "coopèrent" pas avec ceux du Nord), ne doit pas induire en erreur : cette fameuse "aide" recouvre en réalité, comme David Sogge l’a bien décrit dans "Les mirages de l’aide internationale – Quand les calculs l’emportent sur la solidarité" (2003, éditions Enjeux Planète, lecture recommandée), un "donner et un prendre : des jumeaux inséparables"…

[3Résolution de l’Onu portant instauration d’un Nouvel ordre économique international, 1974.

[4Le citoyen curieux du nouveau costume taillé aux ONG se reportera utilement à l’ouvrage de Georges Corm, "Le nouveau gouvernement du monde" (éditions La Découverte, 2010) où, décrivant la "bureaucratie" de "l’aristocratie mondialisée" mue par les sociétés transnationales, il accorde une place de choix (pp. 187-190) aux think tanks et ONG qui en sont les auxiliaires.