Pour introduire le sujet et, d’emblée, indiquer son caractère controversé, on commencera par deux citations de type Kalashnikov.
Paraphrasant Lénine, le Français Serge Latouche définissait le développement comme étant "le stade suprême de l’impérialisme économique" [1].
Le même auteur nous rappelle non sans intérêt la formule cynique de l’Américain Henri Kissinger : "La mondialisation n’est que le nouveau nom de la politique hégémonique américaine" [2].
Mais c’est aller un peu vite en besogne. Il faut remonter à 1949 pour situer le moment où le développement a reçu ses lettres de noblesse. C’est alors que le président américain Truman lance "l’ère du développement".
En effet, c’est le 20 janvier 1949 qu’Harry Truman, utilise pour la première fois le mot développement au sens politique du terme. Au-delà de ses intonations paternalistes, ce discours affirmait deux nouvelles priorités politiques américaines. D’une part, s’emparer des marchés des ex-empires coloniaux européens, et d’autre part, empêcher toute alliance des États du Sud avec l’URSS.
Autour de ce "développement" va se construire, dans les états-majors académiques américains liés aux centres de décision politique, une nouvelle théorie appelée "théorie de la modernisation". Cette théorie n’a pas été popularisée, elle est restée dans l’arsenal idéologique des élites dominantes et, étant donné sa fonction centrale dans la genèse du discours "développementaliste, .c’est aussi ce qui fait tout son intérêt. Nous y reviendrons donc.
Bon à savoir : à partir de ce moment, ceux qu’on appelait jadis primitifs, sauvages, barbares seront dorénavant catalogués "sous-développés" et, plus tard – moins péjoratif, mais si peu – "en développement").
Avant le développement
Les empires coloniaux européens du 19e siècle et jusqu’au milieu du 20e siècle utilisaient d’autres vocables autrement plus paternalistes pour justifier leurs politiques de "développement" colonialistes. On parlait alors d’émancipation, de mission civilisatrice et autres évangélisations. Sans forcer par trop le trait, on peut dire que les Lumières, le capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
, le christianisme et le racisme sont les quatre piliers constitutifs de la colonisation.
Ainsi, lors de son intervention à la Chambre des députés, le 28 juillet 1885, Jules Ferry, grand pionnier devant l’éternel, affirmait : "Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je dis qu’il y a pour elles un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures".
Il est intéressant de constater que ce "grand humaniste" et "fondateur de l’école publique", voulait également maintenir des rapports de domination vis-à-vis des ouvriers et des paysans de la métropole. Il craignait surtout que ceux-ci ne développent leurs propres écoles : "ouvertes aux fils d’ouvriers et de paysans, où l’on enseignera des principes diamétralement opposés, inspirés peut-être d’un idéal socialiste ou communiste". Tel est un des arrière-plans de la propagation de la "civilisation occidentalisation", avant qu’elle ne se mue en discours sur le développement.
Un autre "grand républicain", Ernest Renan, justifiant la colonisation, disait : "La nature a fait une race d’ouvriers. C’est la race chinoise, d’une dextérité de main merveilleuse, sans presque aucun sentiment d’honneur ; gouvernez-la avec justice en prélevant d’elle pour le bienfait d’un tel gouvernement un ample douaire au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite ; une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre : soyez pour lui bon et humain, et tout sera dans l’ordre ; une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait et tout ira bien" [3]. Cela se passe de commentaires.
Devenus puissants économiquement, les Etats européens voulaient s’entendre afin de contrôler les gisements de matières premières indispensables à leurs industries. A la suite de la conférence de Berlin en 1885, sous couvert d’une "mission civilisatrice", sept puissances coloniales européennes se partagèrent l’Afrique : la France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, le Portugal et l’Italie.
Une violence inouïe va s’abattre sur le continent. Préfaçant le célèbre livre de Frantz Fanon Les damnés de la terre [4], Jean-Paul Sartre en faisait une description on ne peut plus révoltante : "La violence coloniale ne se donne pas seulement le but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche à les déshumaniser. Rien ne sera ménagé pour liquider leurs traditions, pour substituer nos langues aux leurs, pour détruire leur culture sans leur donner la nôtre ; on les abrutira de fatigue. Dénourris, malades, s’ils résistent encore la peur terminera le job : on braque sur le paysan des fusils ; viennent des civils qui s’installent sur sa terre et le contraignent par la cravache à la cultiver pour eux. S’il résiste, les soldats tirent, c’est un homme mort ; s’il cède, il se dégrade, ce n’est plus un homme ; la honte et la crainte vont fissurer son caractère, désintégrer sa personne (…). Nos chères valeurs perdent leurs ailes ; à les regarder de près on n’en trouvera pas une qui ne soit tachée de sang".
En lisant les consignes du Lieutenant-colonel de Montagnac, officier lors de l’invasion de l’Algérie, on comprend mieux la mission colonisatrice : "Toutes les populations qui n’acceptent pas nos conditions doivent être rasées. Tout doit être pris, saccagé, sans distinction d’âge ni de sexe : l’herbe ne doit plus pousser où l’armée française a mis le pied. Qui veut la fin veut les moyens, quoi qu’en disent nos philanthropes. Tous les bons militaires que j’ai l’honneur de commander sont prévenus par moi-même que s’il leur arrive de m’amener un Arabe vivant, ils recevront une volée de coups de plat de sabre. (...) Voilà, mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes : tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger des bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs ; en un mot, anéantir tout ce qui ne rampe pas devant nous comme des chiens." [5]
La théorie moderniste
Mais venons-en à la fameuse "théorie de la modernisation" qui va permettre le passage des missions civilisatrices aux politiques de développement. D’aucuns le constatent, la théorie de modernisation, élaborée entre 1945 et 1965 dans les grandes universités nord-américaines, est basée sur une conception normative, linéaire et ethnocentriste du développement. Elle s’inspire très directement des présupposés idéologiques libéraux. Afin de "rattraper leur retard", il est "conseillé" aux nations "arriérées" de s’incliner devant les étapes fatales de l’évolution des nations, et ce dans le respect des déséquilibres géopolitiques, cela va de soi. On en trouvera l’empreinte jusque dans la catégorisation des pays dominés. En 1952, le démographe français, Alfred Sauvy, dans un article désormais célèbre, Trois mondes, une planète, inventera ainsi la notion du "Tiers-monde". D’autres catégories verront par la suite le jour : pays en développement, pays moins avancés (PMA), pays émergents, pays en transition, pays nouvellement industrialisés, etc.
Incontestablement, le plus célèbre des courants modernistes est celui théorisé par l’économiste américain W. Rostow dans son livre Les étapes de la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
économique (1960), à l’époque professeur à Harvard et conseiller du président Kennedy. Selon Rostow, toute société traverse dans son évolution cinq phases successives : la société traditionnelle, les conditions préalables au décollage, le décollage, la marche vers la maturité économique et en dernier lieu, l’ère de consommation de masse. Les principales critiques de ce courant "évolutionniste" s’accordent pour dénoncer la non prise en compte des facteurs historiques, sociaux, économiques, culturels et politiques des pays pauvres.
Cependant, malgré ses insuffisances, cette théorie demeure une référence pour la formulation des conditionnalités de "l’aide au développement", surtout après la chute de l’Union soviétique.
La théorie de la dépendance
Au milieu des années 1960, après l’indépendance de la quasi totalité des pays africains, le courant marxiste et anti-impérialiste avait multiplié les critiques à l’encontre de l’ordre économique international dominant. Le constat est que la libéralisation Libéralisation Action qui consiste à ouvrir un marché à la concurrence d’autres acteurs (étrangers ou autres) autrefois interdits d’accès à ce secteur. et la capitalisation des marchés des pays du Sud (la périphérie) ne faisaient en fait qu’accentuer la dépendance de ces pays par rapport aux pays riches (le centre).
Résumant l’évolution de l’école de la dépendance, Jean-Philippe Peemans écrit : "Pour les auteurs les plus influents de cette école, les causes internes du sous-développement sont bien subordonnées aux causes externes : les ’pseudo bourgeoisies’ du Sud ne sont que des instruments de l’impérialisme, et ce sont les métropoles du ’centre’ qui décident de la place occupée par les ’périphéries’ dans le système international" [6].
Pour Samir Amin, l’un des auteurs les plus influents de cette école, "L’expression mondiale du capitalisme est donc par nature doublement polarisante : de l’origine du capitalisme, il y a quatre siècles, à nos jours, la polarisation centres/périphéries a été et demeure immanente à ce système ; à l’intérieur des sociétés périphériques la polarisation sociale est grandissante. Cette double contradiction, qui constitue l’aspect principal des contradictions du capitalisme, est insurmontable dans le cadre du système mondial. L’insertion dans le système mondial –’facteur externe’ – non seulement est elle-même un facteur défavorable, mais encore elle l’est de plus en plus" [7].
En préconisant la rupture avec la division internationale du travail
Division Internationale du Travail
ou DIT : Répartition globale de la production mondiale entre les différents pays en fonction de leurs avantages comparatifs. Ainsi, jusque dans les années 70, le Tiers-monde fournissait essentiellement des matières premières qui étaient transformées dans les anciennes métropoles coloniales. Par la suite, une partie des nations en développement se sont industrialisées à leur tour dans des biens manufacturés de consommation courante. Les pays avancés se sont tournés vers les produits et les services de plus haute technologie.
(En anglais : division of labor)
et avec le système capitaliste mondial, les défenseurs de cette approche considèrent que l’expansion du capitalisme aboutit inévitablement à l’impérialisme, c’est-à-dire à l’exploitation, l’asservissement et l’aliénation des peuples et des nations économiquement peu solides.
La théorie du "système-monde"
Disons encore un mot de la théorie du système-monde. Elle s’est développée quant à elle au milieu des années 70. Immanuel Wallerstein, son principal défendeur, rejette la notion de "Tiers-monde" et affirme qu’il n’existerait en réalité qu’un seul monde connecté par un réseau complexe de relations d’échanges économiques et commerciaux et formant ce qu’il appelle un système-monde.
D’après Wallerstein, l’unité d’analyse appropriée pour comprendre les relations de pouvoir au sein du système international est l’économie-monde capitaliste. Stimulée par la quête d’accumulation
Accumulation
Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
du capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
, l’économie-monde tend à l’expansion géographique. De ce fait, toutes les régions de la planète seront graduellement intégrées à ce système avec toutefois des rôles appropriés. D’où l’émergence d’une nouvelle division internationale du travail composée des régions de production et d’autres de consommation. Mais, la position des pays n’est pas définitive. Elle peut bouger. Par exemple, en recevant des industries délocalisées.
Notons que cette théorie avait introduit en plus du "centre" et de la "périphérie" la notion de "semi-périphérie" pour désigner les NPI (Nouveaux Pays Industrialisés), les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) et les pays émergents.
Pour Wallerstein, la polarisation de l’économie-monde, fondée sur la capacité du centre à utiliser le pouvoir politique et la force pour fixer les prix des transactions, est renforcée par l’échange inégal. Si le système capitaliste a su se maintenir de 1945 jusqu’au début des années 1970, c’est grâce à ses capacités à dompter les forces anti-systémiques que sont les mouvements ouvriers au Centre et les élites nationalistes de la périphérie.
En crise depuis 1970, l’économie-monde serait en déclin inéluctable. Deux phénomènes se conjuguent pour hâter sa chute finale. Le tarissement des sources de main-d’œuvre bon marché que constituent les paysans pauvres et la crise écologique mondiale. Par conséquent, Wallerstein plaide pour l’abandon des stratégies nationales en faveur de la constitution d’un mouvement socialiste mondial.
Cette vision se base sur une analyse très globale du système productif mondial. Elle ne prend pas en considération les spécificités locales, les dimensions socioculturelles et les dynamiques internes inhérentes à chaque population. Cette approche ne permet pas d’appréhender les stratégies bâties par des groupes sociaux ou même des Etats pour assurer leurs survies dans ce système économique dominant.
Dans le pays de "l’Afrique utile", comme précise Achille Mbembe : "la configuration générale du marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
, la base industrielle, la structure des rapports entre la bureaucratie et les milieux d’affaires locaux, puis la nature de leurs alliances respectives avec les firmes multinationales ne permettaient, ni d’accéder à des nouvelles technologies et de nouveaux réseaux de distribution, ni d’accumuler un savoir-faire manufacturier substantiel, ni de susciter un dynamisme entrepreneurial qui aurait pu aider ces contrées à répondre de façon créative aux contraintes de l’économie mondiale, ainsi que cela s’est fait ailleurs" [8].
A la croisée des chemins
Où en sommes-nous, en 2008 ? Il est toujours difficile, lorsque le recul fait défaut à l’appréciation des événements, de bien discerner le socle sur lequel repose la boule de cristal.
La théorie de la modernisation demeure la grille d’analyse dominante dans les arènes de la décision politique, à tous les niveaux, y compris très largement dans ce qu’il est convenu d’appeler la "société civile", dans son rôle d’auxiliaire de l’intégration des nations dans l’économie mondiale.
La théorie de la dépendance, quant à elle, a fait long feu, elle ne subsiste plus qu’à l’état de braises où, cependant, couvent des espoirs de lendemains enchanteurs, ce qui n’est pas le moindre de ses mérites, comme le montre le sursaut populaire de l’Amérique latine avec ses laboratoires du développement autocentré.
La théorie de l’économie-monde, quant à elle, illustre les difficultés de théoriser un monde unipolaire qui, par définition, se présente comme naturel, voire d’origine divine, en s’opposant à toute théorie explicative, à toute critique systémique.
Au rang de ces difficultés, on citera également, apparues avec le Club de Rome (1972) et bénéficiant aujourd’hui, crise écologique oblige, d’un regain de popularité médiatique, les diverses "théories de la décroissance", dont les soubassements historiques et les déterminants économiques attendent toujours les excavatrices. Le chantier est à ciel nu...