La masse salariale de Carrefour Belgium ne "pèse" qu’environ 10% du chiffre d’affaires Chiffre d’affaires Montant total des ventes d’une firme sur les opérations concernant principalement les activités centrales de celle-ci (donc hors vente immobilière et financière pour des entreprises qui n’opèrent pas traditionnellement sur ces marchés).
(en anglais : revenues ou net sales)
. C’est pourtant sur les travailleurs que la direction veut faire peser un hypothétique redressement. Cirque médiatique à l’appui. Voilà qui mérite d’être regardé de plus près.

 Les caissières de Carrefour coûtent trop cher.

L’affirmation a fait le tour du carrousel médiatique [1] comme un des arguments massue expliquant les difficultés du groupe français en Belgique et sa décision, rendue publique le 23 février 2010, de se débarrasser de 21 surfaces de vente et de 2.000 à 3.000 travailleurs.

L’offensive contre les salaires des travailleurs de Carrefour sera chiffrée avec une très grande précision. Le coût salarial Coût salarial Montant de la rémunération réelle et totale versée par le patron ou l’entreprise aux travailleurs actifs. Le terme « coût » est en fait impropre et est considéré uniquement du point de vue de la firme. Il comprend deux éléments : le salaire direct ou salaire poche et le salaire indirect ou différé. Le premier est ce que le travailleur reçoit en propre, sur son compte ou en liquide. Le second comprend les cotisations à la Sécurité sociale (ouvrières et patronales) et le précompte professionnel (voir ce terme). C’est ce que le travailleur reçoit lorsqu’il est en période, momentanée ou non, d’inactivité. En réalité, cet argent sert à payer les inactifs du moment. Mais si le travailleur tombe lui-même dans cette situation, il sera financé par ceux qui restent en activité à cet instant. C’est le principe de solidarité. Le salaire différé fait donc bien partie de la rémunération totale du travailleur.
(en anglais : total labour cost ou, de façon globale, compensation of employees)
de Carrefour, affirmera la direction, serait 29% supérieur de celui de son concurrent Colruyt. La presse jouera son rôle de caisse de résonance.

  Suivisme médiatique

Dans sa très grande majorité, dans les journées qui suivront l’annonce, la presse relayera ce "29% plus cher", donnée brute d’abord placée pudiquement entre guillemets, sans contradiction (sur le mode : c’est ce que dit la direction, nous on ne sait pas), pour être ensuite confrontée aux critiques syndicales sur le mode, cette fois, d’un duel entre travailleurs et patronat renvoyés dos-à-dos, qui ne concerne pas la presse : voici "ce que disent les patrons" et voilà "la réponse des syndicats" [2], nous, on ne sait pas.

Seule la presse patronale choisira clairement son camp. Elle poussera le cynisme jusqu’à laisser entendre, par l’entremise d’un sentiment exprimé par un "observateur" anonyme, que les travailleurs de Carrefour auraient tort de défendre leurs salaires : "Ce qui me frappe toujours, c’est que les gens sont moins payés chez Colruyt, que le groupe se porte bien et que les travailleurs restent." [3] C’est fou, naturellement. Même mal payés, les gens s’accrochent à leur boulot...

On n’épiloguera pas ici – autre débat – sur les carences d’une presse qui ne juge plus utile d’analyser par elle-même des données fournies par communiqués de presse, chose d’autant moins excusable dans le cas présent puisque les chiffres mis en exergue par la direction de Carrefour ne sont pas de la première fraîcheur. Ils sont extraits des comptes annuels 2008 de Carrefour Belgium SA. Et ces derniers sont accessibles à quiconque dispose d’une connexion Internet : ils sont téléchargeables sur le site de la Banque nationale à la rubrique "Centrale des bilans". Cela demande un peu de temps mais, pourrait-on supposer, les journalistes sont payés pour cela. Le fait qu’il n’existe plus en Belgique de presse quotidienne de gauche [4], ni même critique, explique cela en partie et, sans doute aussi, le recul général de la diffusion des quotidiens. Engoncés dans une neutralité de façade qui masque mal leur connivence avec les élites dominantes, ils peinent sans surprise à vendre un discours d’accompagnement fait d’eau tiède et de rabâchage de poncifs.

Ce n’est pas plus – autre analyse – le lieu pour explorer la signification profonde de l’attaque de Carrefour contre les salaires de ses travailleurs belges, bien que cet aspect-là soit la visée centrale du "plan de restructuration", de l’aveu même de la direction : non tant fermer des supermarchés et licencier du personnel, mais faire plier l’ensemble des employés épargnés par la vague de licenciements ainsi que leurs syndicats afin qu’ils acceptent, demain, de travailler pour moins cher.

 L’écran de fumée est chiffré

Concentrons-nous sur les fameux chiffres donnés par la direction pour créer dans l’opinion publique l’impression que les travailleurs de Carrefour coûteraient très et trop cher. Et, partant, que le plan de restructuration serait justifié, voire – mieux – que si Carrefour connaît des difficultés en Belgique, ce ne serait pas tant à cause de l’incompétence de la direction que de celle des surcoûts anti-compétitifs occasionnés par les travailleurs. On n’ira pas jusqu’à leur imputer le recul des parts de marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
de Carrefour (ex-GB), passées de 33 à 25% en moins de 10 ans, mais, entre les lignes, c’est presque chose faite.

Que dit la direction ? Son calcul est très simple. Le nombre d’heures prestées par le personnel sur une année est 14,6 millions. Les frais de personnel correspondant sont de 475,6 millions d’euros. En divisant l’un par l’autre, on obtient le coût horaire : 32,5 euros. Là-dessus, deuxième calcul, appliqué cette fois au concurrent Colruyt : 18,3 millions d’heures prestées, 462 millions d’euros de frais de personnel, ce qui donne un coût horaire de 25,2 euros. Et cela – troisième petit calcul – c’est un coût horaire qui est 29% inférieur à celui de Carrefour. CQFD. La cause est entendue.

On l’a dit, ces chiffres sont extraits des comptes 2008, ceux-là mêmes que la presse aurait pu, par un simple "clic" de souris, vérifier par elle-même et, sur cette base, se forger une opinion en toute indépendance.

Des critiques, bien sûr, il y a eu. Elles sont venues du banc syndical. La presse a reproduit là aussi. On lira ainsi que, "selon les syndicats", le salaire brut mensuel d’une caissière de 32 ans avec 5 ans d’ancienneté est, en 2008, de 1.819,65 euros chez Delhaize, de 1.705,48 euros chez Carrefour, de 1.698,96 euros chez Colruyt, de 1.615,22 dans les Super GB, de 1613,39 euros chez Lidl et, au bas de l’échelle, de 1.608,07 euros chez Aldi. Cela relativise. Si on sort sa calculette, on s’aperçoit que la caissière Delhaize coûte 6,7% plus cher que celle de Carrefour – et que l’écart entre les caissières Carrefour et Colruyt n’est que de 5%, très loin, donc, des fameux 29%.

Il y a, d’évidence, un petit problème. Toutes les caissières n’ont pas 32 ans, toutes n’ont pas 5 ans d’ancienneté [5]. La comparaison est révélatrice, elle est bienvenue, mais elle est bâtie sur des cas particuliers.

 Bilan social ? Profitable

Pour remettre les pendules à l’heure, il y a d’autres manières de procéder. L’hebdomadaire de gauche Solidaire ne va pas s’arrêter à la formule simpliste du coût horaire. Car les fameux "frais de personnel" peuvent aussi être rapportés au chiffre d’affaires Chiffre d’affaires Montant total des ventes d’une firme sur les opérations concernant principalement les activités centrales de celle-ci (donc hors vente immobilière et financière pour des entreprises qui n’opèrent pas traditionnellement sur ces marchés).
(en anglais : revenues ou net sales)
et, par là, mettre en évidence de quel poids le coût salarial pèse sur les ventes. C’est instructif. Chez Carrefour, il pèse 11,3%, contre 12,5% chez Colruyt, 13,5% chez Delhaize (et 6,9% chez Aldi) [6]. C’est instructif, entre autres, car ces ratios montrent à quel point les travailleurs pèsent peu dans le chiffre d’affaires, cela tourne autour du dixième dans le total des coûts.

Mais, là, il y a abus de langage. Les travailleurs ne "pèsent" pas sur les chiffres des ventes. Ils y contribuent ou, plutôt, c’est grâce à eux qu’il y a un chiffre d’affaires. Voilà qui a l’avantage de mettre des visages sur les "chiffres" de Carrefour.

Les comptes 2008 et leur bilan dit social donnent un aperçu. Les travailleurs de Carrefour, ce sont, au 31 décembre 2008, 15.698 hommes et femmes, surtout des femmes (71%). Ce sont aussi, très largement, des temps partiels, 10.900 sur le total de 15.698, soit 69% - une catégorie plutôt mal lotie puisque c’est là que se concentrent les emplois précaires : parmi les temps pleins, on ne compte qu’un pour cent (1%) de contrats de courte durée : la proportion grimpe à 21% chez les travailleurs à temps partiel.

15.698 hommes et femmes qui, à entendre la direction, coûtent fort cher. Ce n’est pas ce que racontent les comptes de Carrefour Belgium. Son chiffre d’affaires 2008 était de 4 milliards d’euros et des poussières. Rapporté aux hommes et femmes qui font Carrefour en Belgique, cela signifie que chaque travailleur a apporté près de 267 millions d’euros dans les caisses du groupe.

On peut accentuer le trait d’un cran. Car il y a aussi les bénéfices. Car Carrefour Belgium est une entreprise bénéficiaire – ce que la direction, en se lamentant des pertes subies par 64 de ses 117 surfaces de vente, se garde bien de dire.

Le bénéfice de Carrefour Belgique était en 2008 de quelque 66 millions d’euros, ce à quoi il faut ajouter le bénéfice de son centre de coordination Centre de coordination Société financière fortement capitalisée destinée à réaliser des opérations à caractère financier pour le compte du groupe auquel elle appartient, comme par exemple le financement des investissements. En Belgique, ces firmes étaient faiblement taxées en rapport à leurs bénéfices.
(en anglais : coordination centre)
(imposé à 0,008%) : c’est près de 381 millions d’euros. Cela fait un total de 447 millions. Et, rapporté aux 15.968 hommes et femmes qui font Carrefour, cela signifie que chaque travailleur a apporté environ 28.500 euros au bénéfice belge du groupe. Pas rien, non plus. Mieux : on se trouve donc ici dans le scénario d’une entreprise qui, tout en faisant des bénéfices, tout en bénéficiant d’aides publiques (zéro virgule zéro zéro huit pour cent en impôts), entend procéder à des licenciements collectifs pour améliorer son résultat. Dans l’opinion publique, voilà qui passe de plus en plus mal.

Payer les travailleurs moins permettrait naturellement d’améliorer le bénéfice, du point de vue du groupe entier comme du point de vue de l’exploitation de chacun des travailleurs. Là, cependant, cela n’a plus rien à voir avec les "difficultés" que connaît le groupe, ni avec sa viabilité. C’est une autre analyse.

Notes

[1La chose n’a rien de neuf. Dans un article flirtant avec la publicité rédactionnelle, La Libre Belgique avait fameusement titré, le 15 mars 2006, sur le sentiment patronal : "Les caissières belges coûtent cher à Carrefour" (sic).

[2Le Soir, 25 février 2010.

[3L’Echo, 6 mars 2010.

[4Voir Robert Falony, "Requiem pour la presse socialiste – La gauche sans voix", Editions Couleur Livres, Charleroi, 2010.

[5Comme signalera Luc Demez, directeur du personnel (lui-même 23 ans dans la maison), dans la Libre Belgique [26 février 2010], 59% des travailleurs ont plus de 45 ans et plus de la moitié plus de 20 ans d’ancienneté, cela a un coût, mais aussi ses avantages : "un niveau professionnel élevé", pour reprendre l’expression de Demez, ce dont les investisseurs n’ont cure, ni les "je-sais-tout" de la Commission européenne qui obligent à supprimer le critère d’ancienneté dans la fixation des salaires au motif qu’il serait... discriminatoire.

[6Solidaire, 4 mars 2010.