Prenez au hasard 100 travailleurs en Belgique francophone et posez-leur la question : ″Qu’est-ce qu’une entreprise ?″ Les réponses collectées pendant votre enquête ne vous permettront sans doute pas d’établir une définition acceptée par tous de ce concept pourtant largement utilisé. PME [1] ou entreprise multinationale Multinationale Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
, entreprise privée ou publique…En économie, l’entreprise constitue un ensemble hétérogène de formes d’organisation de la production.

Dans les dictionnaires d’économie, l’entreprise est considérée comme "une entité économique autonome qui combine divers facteurs de production, produisant pour la vente des biens et des services et distribuant des revenus en contrepartie de l’utilisation des facteurs." [2]

Dès lors, pour produire les biens et les services dont nous avons besoin quotidiennement, à l’intérieur de l’usine, les travailleurs (Travail) font tourner les machines (Capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
) pour transformer les ressources naturelles ou les biens intermédiaires et produire des marchandises. La vente de ces dernières permettra à l’entreprise de rétribuer les facteurs de production, payer les travailleurs et investir dans de nouvelles machines.

  L’entreprise, un concept fourre-tout ?

Cette définition est certes vérifiable, mais elle ne dit rien sur la structure de l’entreprise, sur ses frontières géographiques ou juridiques, sur la nature des relations de pouvoir qui s’y nouent. Elle ne dit rien non plus au consommateur sur la définition du prix des marchandises ou sur leur origine. En d’autres termes, les entrailles de la boîte noire restent largement à décortiquer [3].

Peut-on par exemple comparer l’artisan menuisier qui travaille seul, dont les clients habitent dans un rayon de 5 kilomètres autour du magasin et la General Electric, firme multinationale Multinationale Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
américaine qui produit et commercialise des marchandises et des services aussi divers que du matériel médical et des crédits hypothécaires aux quatre coins de la planète, pour un bénéfice net Bénéfice net Profit déclaré d’une société après avoir payé les intérêts sur les charges financières, comptabilisé les amortissements et réglé l’impôt des sociétés sur les bénéfices.
(en anglais : net income)
total en 2008 de 12,34 milliards d’euros [4] ?

L’exemple ci-dessus montre que pour comprendre le rôle que chaque acteur joue dans le circuit de l’économie, on ne peut se contenter de quelques modèles schématiques. Ces derniers ne peuvent nous éclairer qu’à la condition d’être réinscrits dans un contexte historique et politique.

En d’autres termes, il s’agit, avant d’aller plus loin, de se poser cette question très simple : comment en est-on arrivé là ? Comment en quelques siècles, sommes-nous passés d’un système économique au centre duquel se trouvait notre menuisier, à une économie mondialisée avec pour clef de voûte l’entreprise multinationale, multi produit, financiarisée ?

  De l’artisan à la firme multinationale

L’homme n’a pas attendu l’avènement de l’entreprise moderne pour échanger des biens ou des services. Ainsi, les activités commerciales et financières sont déjà largement développées dans certaines régions d’Europe à la fin du Moyen Âge [5]. Cependant, à la différence de l’entreprise moderne, les maisons commerciales italiennes ou les marchands flamands, entités commerciales qui ressemblent le plus aux entreprises actuelles, n’exercent qu’un contrôle très sommaire sur la production [6]. De plus, jusqu’au début du 19e siècle, l’artisanat reste la règle. Une majorité d’agriculteurs par exemple, travaille encore largement pour sa consommation propre.

1. Quand le marchand devient fabricant

L’activité de production est par contre au cœur du processus d’industrialisation que connaissent les économies européennes vers la fin du 18e siècle.

Dans le but d’effectuer des économies d’échelle, de préserver les secrets de production, mais aussi, d’exercer un contrôle social sur la main-d’œuvre, [7] les travailleurs sont progressivement rassemblés dans les premières manufactures, puis dans les usines qui au contrôle des travailleurs ajoutent l’innovation technologique [8]. Du point de vue juridique cependant, l’entreprise se confond encore le plus souvent avec le patrimoine Patrimoine Ensemble des avoirs d’un acteur économique. Il peut être brut (ensemble des actifs) ou net (total des actifs moins les dettes).
(en anglais : wealth)
familial de son propriétaire. Lorsqu’il investit, l’industriel lie son avenir personnel à la prospérité de son entreprise.

2. L’entreprise comme institution : la S.A.

Dans certains secteurs (chemins de fer, chantier naval, textile), l’ampleur de l’investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
nécessaire et la taille grandissante des marchés obligent les industriels à mobiliser toujours plus de ressources financières. Les capitaux personnels ne suffisent plus. Pour limiter leur endettement auprès des banques, les grandes entreprises ouvrent alors leur capital Capital à un nombre croissant de nouveaux ″propriétaires″, en dehors du cercle familial [9].

L’État jouera ici un rôle crucial en mettant à la disposition des investisseurs, divers cadres juridiques permettant d’augmenter le nombre d’actionnaires et, en pratique, de diminuer les risques liés à leurs investissements. En effet, les actionnaires ne risquent alors que le capital social de l’entreprise et non, leurs biens personnels.

La Société Anonyme (SA) est créée aux USA en 1840, en France en 1867 et en Belgique par la loi de 1873 [10] . En permettant aux entreprises de lever des fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
plus importants, ces nouveaux statuts juridiques signifient aussi, l’entrée progressive dans les actionnariats des grandes firmes européennes ou nord-américaines, d’acteurs financiers comme les banques par exemple ayant des stratégies et des objectifs qui s’éloignent souvent du seul développement industriel de l’entreprise.

3. La chaîne de production multinationale

Autre évolution marquant le 19e siècle, l’émergence d’entreprises dont les activités de production et de commerce prennent place dans plusieurs pays. Ainsi parmi les grandes multinationales actuelles, certaines, comme General Electric, Exxon, Shell, Michelin ou Bayer, existaient déjà à la fin du 19e siècle [11].

Les raisons qui vont motiver la création des premières entreprises dont les activités de commerce et de production se répartissent sur plusieurs États sont d’une part, en pleine colonisation, la volonté des métropoles d’exploiter systématiquement les ressources du Sud. Ainsi, En Belgique, le développement économique de quelques grandes entreprises, les pneumatiques Englebert ou les Margarines Uni (ex-Unilever [12]), se fera largement au détriment des travailleurs congolais, exploités dans les plantations d’hévéas (le caoutchouc rouge) ou de palmiers à huile.
En dehors de toutes considérations éthiques ou sociales, l’économiste parlera dans ce cas d’intégration verticale Intégration verticale Stratégie d’une firme qui acquiert ou contrôle tout ou une partie des différents stades de production et de distribution d’un bien ou service particulier, pour éviter d’être dépendante des fournisseurs ou des clients.
(en anglais : vertical integration)
.

D’autre part, la deuxième moitié du 19e siècle voit également se développer les premiers investissements directs à l’étranger (IDE IDE Investissement Direct à l’Étranger : Acquisition d’une entreprise ou création d’une filiale à l’étranger. Officiellement, lorsqu’une société achète 10% au moins d’une compagnie, on appelle cela un IDE (investissement direct à l’étranger). Lorsque c’est moins de 10%, c’est considéré comme un placement à l’étranger.
(en anglais : foreign direct investment)
). Le plus souvent, ces flux Flux Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow)
financiers ont pour origine et destination la même zone géographique : les quelques pays industrialisés de l’hémisphère Nord. Ainsi, en 1867, Singer (USA) implante une usine en Écosse. En 1882, les sociétés de téléphonie américaines, Western Union et International Bell, investissent en Belgique [13]. Le gain de parts de marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
, la recherche de coûts de production avantageux ou le contournement des barrières tarifaires à l’entrée des marchés nationaux sont les principales causes de ce processus que l’économiste nommera : l’intégration horizontale Intégration horizontale Stratégie d’une compagnie consistant à acquérir des actifs dans le même domaine dans lequel la firme est présente, de sorte à réduire la concurrence dans le secteur ou le segment.
(en anglais : horizontal integration)
.

Sur des marchés devenus mondiaux, la loi du plus fort et du plus grand triomphe.
Ainsi, à plusieurs reprises, le 20e siècle sera le théâtre de larges mouvements de fusion Fusion Opération consistant à mettre ensemble deux firmes de sorte qu’elles n’en forment plus qu’une.
(en anglais : merger)
-acquisition qui consacreront la domination d’un petit nombre d’entreprises sur certains marchés [14].

Trust, cartel Cartel Association de plusieurs entreprises d’un secteur en vue de réglementer la production de celui-ci : maintenir un même prix de vente sur le marché, se répartir des quotas de production, etc.
(en anglais : cartel, mais souvent coalition, syndicate ou trust)
, ou entente sur les prix, le résultat est le même : une consolidation du marché entre les mains d’une (monopole) ou de quelques entreprises (oligopole) au détriment de la concurrence et donc, de la ″très théorique″ propension du prix à s’établir de façon naturelle grâce au libre jeu de l’offre et de la demande !

Progressivement, avec l’externalisation Externalisation Politique d’une firme consistant à sortir de son ou de ses unités de production traditionnelles des ateliers ou départements spécifiques. Cela peut se passer par filialisation ou par vente de ce segment à une autre entreprise.
(en anglais : outsourcing)
de pans entiers de la production, l’entreprise multinationale se structure en réseau avec, en son centre, une maison-mère qui joue le rôle d’un chef d’orchestre organisant une chaîne de production géographiquement et fonctionnellement fragmentée. [15]

On se souviendra dans ce cadre des paroles de Gianni Agneli, patron de Fiat, dans les années 70 : "En dehors de la conception d’une part, et de la commercialisation, d’autre part, qui constituent les deux bouts de la chaîne et ne doivent jamais être lâchés, tout le reste peut et doit être progressivement sous-traité, c’est-à-dire transféré à l’extérieur, y compris des sous-ensembles tels que moteurs, boîtes de vitesses et transmissions". [16]

Conséquence directe de cette fragmentation, les échanges internes de biens entre les filiales d’une même firme représentaient en 2001 près de la moitié du commerce mondial [17]. Une transaction commerciale sur deux est donc le fait d’une multinationale qui vend ou achète une chose à elle-même. Vous avez dit ″marché captif″ ? [18]

4. Production et consommation de masse : le conglomérat Conglomérat Société constituée en groupe vaste possédant des départements et des divisions dans plusieurs secteurs d’activités différents.
(en anglais : conglomerate)

Grâce aux gains de production engendrés par la généralisation des préceptes d’organisation scientifique du travail de Frederick Taylor (1859-1915), le début du 20e siècle incarne la généralisation de la production de masse. Cependant, produire beaucoup implique pour les entrepreneurs de vendre beaucoup. L’entre-deux-guerres, puis les années 50 se caractérisent donc également par la mise en place d’une société de consommation de masse.

Que ce soit les préceptes d’Henri Ford sur la hausse des salaires : ″Si nous répandons beaucoup d’argent, cet argent se dépense″ [19], l’introduction des premiers crédits à la consommation à partir des années 20 ou encore les politiques économiques keynésiennes, l’établissement de ″nouvelles normes de consommation″ [20] ne sera pas sans impact sur l’évolution des entreprises.

Confrontées à l’émergence des marchés de masse qui exigent une offre de marchandises standardisées, les grandes entreprises vont diversifier leur production afin de réduire le risque lié au cycle économique Cycle économique Évolution de la production passant régulièrement par des phases bien déterminées : d’abord un essor, puis un ralentissement de la croissance, le pic, la baisse, le creux et enfin la reprise.
(en anglais : business cycle ou economic cycle)
d’un produit. En situation de croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
forte, mieux vaut miser sur plusieurs produits à la fois !

La firme américaine General Electric incarne à la perfection la multinationale des ″Trente glorieuses Trente glorieuses Période des trente années suivant la dernière guerre, entre 1945 et 1975, au cours de laquelle la croissance économique a atteint dans les pays occidentaux des taux très élevés, beaucoup plus élevés que dans les périodes antérieures. Ce taux élevé de croissance est essentiellement dû à la conjonction de plusieurs catégories de facteurs comme le progrès de la productivité, la politique de hauts salaires, la régulation par les pouvoirs publics, etc.
(En anglais : The Glorious Thirty)
″. En effet, elle est active dans les domaines de l’aéronautique, du matériel médical, de l’audiovisuel, des chemins de fer, des plastiques, des silicones… et de l’électricité.

Diversification et qualité du produit sont les deux maîtres mots pour les capitaines d’industrie des entreprises européennes ou américaines de l’époque afin de limiter les risques et de soutenir la concurrence des entreprises japonaises.

Au courant des années 70, le modèle économique Keynésien entre en collision avec les intérêts Intérêts Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
des détenteurs de capitaux. Le taux de profit Taux de profit Rapport entre le bénéfice et le capital investi ; il y a différentes manières de le calculer (bénéfice net par rapport aux fonds propres de l’entreprise ; bénéfice d’exploitation sur les actifs fixes ; et les marxistes estiment le rapport entre la plus-value créée et le capital investi).
(en anglais : profit rate).
et les patrimoines financiers s’érodent face à l’amélioration des conditions de vie d’une grande partie des travailleurs et, sa conséquence directe, un taux d’inflation Inflation Terme devenu synonyme d’une augmentation globale de prix des biens et des services de consommation. Elle est poussée par une création monétaire qui dépasse ce que la production réelle est capable d’absorber.
(en anglais : inflation)
très élevé. Or, plus les prix augmentent, moins l’argent placé à la banque rapporte, car le capital de départ perd chaque année une partie de sa valeur en termes de pouvoir d’achat [21] . Pour ce qui est des entreprises, les augmentations salariales successives doivent, soit être répercutées sur le prix des marchandises au risque de perdre des clients, soit venir grever les bénéfices de la firme et le portefeuille Portefeuille Ensemble de titres détenus par un investisseur, normalement comme placement.
(en anglais : portfolio).
de l’actionnaire Actionnaire Détenteur d’une action ou d’une part de capital au minimum. En fait, c’est un titre de propriété. L’actionnaire qui possède une majorité ou une quantité suffisante de parts de capital est en fait le véritable propriétaire de l’entreprise qui les émet.
(en anglais : shareholder)
 [22] .

Pour remettre un peu d’huile dans les rouages de la dynamique capitaliste, la contre-offensive néolibérale des années 80 va s’articuler principalement sur une politique monétaire restrictive qui verra une augmentation généralisée des taux d’intérêt Taux d’intérêt Rapport de la rémunération d’un capital emprunté. Il consiste dans le ratio entre les intérêts et les fonds prêtés.
(en anglais : interest rate)
 [23] et la suppression des dernières barrières à la libre circulation des capitaux.

Ces changements économiques et politiques fondamentaux vont faire évoluer la stratégie des grandes entreprises européennes et américaines.

  La crise des années 80 et l’entreprise

1. La gouvernance par l’action

Pour financer leur activité, les entreprises disposent de trois moyens. Elles peuvent tout d’abord utiliser leurs ressources propres (autofinancement Autofinancement Financement des investissements d’une entreprise à partir des revenus générés par ses propres activités. En clair, c’est le cash flow amputé des dividendes qui fixe la capacité d’autofinancement d’une firme. Autrement dit, ce sont les bénéfices réservés et les amortissements.
(en anglais : self-financing)
) ; Elles peuvent également contracter un emprunt auprès d’une banque ; elles peuvent enfin recourir aux marchés financiers en émettant des actions ou des obligations.

Une action Action Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
est une part de propriété de l’entreprise alors que l’obligation Obligation Emprunt à long terme émis par une entreprise ou des pouvoirs publics ; il donne droit à un revenu fixe appelé intérêt.
(en anglais : bond ou debenture).
est une part d’un emprunt émis par l’entreprise. Dans le premier cas, le détenteur de l’action est propriétaire d’une partie de l’entreprise. Dans le second cas, le détenteur de l’obligation devient un créancier Créancier Acteur (ménage, entreprise ou pouvoirs publics) qui possède une créance, un prêt sur un autre acteur.
(en anglais : creditor)
de l’entreprise.

A partir des années 80, vu la forte hausse des taux d’intérêt et donc du coût de l’emprunt bancaire, les entreprises vont se tourner de manière croissante vers les marchés financiers pour financer leurs investissements [24] .

A partir de là, ceux qu’on nomme aujourd’hui les investisseurs institutionnels (Banque d’affaires Banque d'affaires Organisme de gestion de dépôts et de fortune qui, contrairement aux banques commerciales, peuvent placer ces fonds sur les marchés financiers (Bourse...) et investir dans des sociétés privées autres que bancaires. En revanche, les banques d’investissements n’ont pas le droit de récolter massivement les dépôts et d’avoir des agences à toutes les rues des cités.
(en anglais : investment bank)
, fonds de pension, Hedge funds,…) vont prendre une influence grandissante sur le monde industriel.

L’ère des capitaines d’industrie jouant le rôle d’interface entre les intérêts à court terme des actionnaires et le développement à long terme de projet industriel est révolu. Les actionnaires sont désormais les seuls maîtres à bord.

Les investisseurs institutionnels vont exercer un rôle prépondérant dans la gestion des entreprises qu’ils financent avec comme objectif central une rentabilité de leur investissement de 15% par an.

Ce chiffre que l’économiste Frédéric Lordon nomme ″revenu actionnarial minimum garanti″ [25], se calcule en faisant le rapport du résultat annuel de l’entreprise divisé par les fonds propres Fonds propres Ensemble des fonds représentant ce que l’entreprise possède en propre. Il s’agit essentiellement du capital décomposé en parts de capital (ou en actions) en valeur nominale, d’une part, et des bénéfices réservés accumulés au fil des années d’autre part.
(en anglais : shareholders’ equity)
investis par l’actionnaire dans l’entreprise. En exigeant des entreprises un taux de 15%, les actionnaires interdisent de facto à l’entreprise de connaître une moins bonne année. Or, comme la dernière crise l’a encore démontré, la croissance de l’économie n’est pas un acquis.

Si les actionnaires ne peuvent contrôler l’économie, ils peuvent y adapter l’entreprise. Au contraire de la diversification caractéristique des trente glorieuses, la plupart des entreprises vont à partir des années 80 se spécialiser sur le cœur de leur métier ou sur les activités pour lesquelles elle domine le marché. Le reste est externalisé vers le sous-traitant le plus compétitif (souvent, le moins cher). Le personnel est constamment évalué. Les moins ″compétitifs″ sont liquidés. La restructuration devient une pratique normale d’adaptation de l’entreprise à la conjoncture Conjoncture Période de temps économique relativement courte (quelques mois). La conjoncture s’oppose à la structure qui dure plusieurs années. Le conjoncturel est volatil, le structurel fondamental.
(en anglais : current trend)
économique à court terme. Les statuts précaires des travailleurs permettent d’adapter constamment le coût de la main-d’œuvre.

Au final le diktat des marchés financiers sur le monde de l’industrie s’incarne sans doute le mieux dans l’importance prise par les départements financiers des entreprises multinationales.

2. L’entreprise industrielle dépendante de son département financier

Ainsi, en 2008, la General Electric, ce géant américain considéré comme le baromètre de l’économie US, n’échappait pas à la crise. Au second trimestre, l’entreprise annonçait même une chute de 50% de son bénéfice.

Pourtant, les commandes ne se sont pas effondrées, la chute du marché de l’équipement industriel (25% sur l’année 2008) se voyant partiellement compensée par une année record dans le secteur des services (122 milliards $) [26] . Comment expliquer alors, la faible rentabilité du groupe en 2008 ?

En un an, les bénéfices du pôle financier de GE ont chuté de 80% passant de 2,9 milliards de dollars en 2007 à 590 millions de dollars en 2008 [27] . La General Electric n’est plus seulement un acteur du monde de l’industrie mais, depuis plusieurs décennies, elle est progressivement devenue un acteur de la finance qui, à l’image des banques, fut fortement exposé aux remous liés à la crise financière. Cette dépendance de l’entreprise par rapport à son département financier s’est progressivement affermie au cours du 20e siècle. Dès les années 20, les entreprises du secteur automobile, comme Citroën en France par exemple, proposaient déjà des crédits à la consommation [28] . De là à mettre en balance l’avenir de milliers de travailleurs et l’instabilité du monde de la finance, il n’y avait qu’un siècle…

En effet, avec l’envolée des rendements des placements sur les marchés financiers à partir des années 80, les entreprises ont préféré placer une partie de leur bénéfice en bourse Bourse Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
plutôt que de l’utiliser pour soutenir une stratégie de développement industriel et favoriser la création d’emplois.

 Lexique

Action : part de propriété de l’entreprise. Cette part donne droit à une part des bénéfices (dividende Dividende Revenu de la part de capital appelé action. Il est versé généralement en fonction du bénéfice réalisé par l’entreprise.
(en anglais : dividend)
) et un droit de vote lors de l’assemblée générale des actionnaires.

Cartel : quelques entreprises juridiquement indépendantes s’entendent pour constituer un oligopole sur un marché.

Entente sur les prix : accord entre plusieurs entreprises dans le but de fixer le prix d’une marchandise Marchandise Tout bien ou service qui peut être acheté et vendu (sur un marché).
(en anglais : commodity ou good)
.

Externalisation : stratégie visant à déléguer certaines étapes de la production à des fournisseurs plutôt que de les réaliser en interne.

Gains de production : augmentation de la productivité Productivité Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
. La productivité c’est le rapport entre la production et les facteurs qui ont permis de l’obtenir.

Investisseurs institutionnels : acteurs financiers qui collectent l’épargne publique et l’utilisent pour réaliser des placements sur les marchés financiers.
Ex : les fonds de pension, les Hedge Funds, les banques d’affaires…

Monopole : situation d’un marché comprenant un seul vendeur et beaucoup d’acheteurs.

Obligation : titre Titre Morceau de papier qui représente un avoir, soit de propriété (actions), soit de créance à long terme (obligations) ; le titre est échangeable sur un marché financier, comme une Bourse, à un cours boursier déterminé par l’offre et la demande ; il donne droit à un revenu (dividende ou intérêt).
(en anglais : financial security)
d’emprunt directement contracté par l’entreprise auprès du public. Il engendre le versement d’un intérêt annuel versé au détenteur du titre et le remboursement progressif du capital.

Oligopole : situation d’un marché comprenant seulement quelques vendeurs et beaucoup d’acheteurs.

Organisation scientifique du travail (taylorisme Taylorisme Méthode dite « scientifique » d’étude concrète de la manière de travailler, développée par l’ingénieur américain Frederik Taylor. Elle s’appuie sur le concept de tâche, désignant un cycle d’opérations précises et devant être répétées durant la journée de travail. Une tâche est alors décomposée en gestes qui sont scrupuleusement examinés par des experts (le Bureau des méthodes) pour voir ceux qui peuvent être éliminés, ceux qui peuvent être transformés et être rationalisés.
(en anglais : taylorism).
)
 : méthode de management à la base de la révolution industrielle du 19e siècle qui conduisit à la spécialisation des tâches sur de longues chaînes de production et, également, à la robotisation du travailleur.

Taux d’inflation : mesure en (pourcentage) du niveau de la hausse des prix sur une année.

Trust : quelques entreprises qui se donnent une direction unique pour constituer un monopole sur un marché.

P.-S.

Ce texte a servi de base à des conférences données à des travailleurs affiliés aux métallos de la FGTB.

Notes

[1Petite et Moyenne Entreprise.

[2Ahmad Silem (Dir.), Lexique d’économie, Paris, Dalloz, 10e éditions, 2008.

[3Lire à ce sujet l’introduction de Jacques Gouverneur, Découvrir l’économie. Phénomènes visibles et réalités cachées, Paris, Editions sociales, 1998, 319 pages.

[4General Electric fait de tout, même de l’écologie, dans le Trends-Tendances du 30 juillet 2009. pp. 40-42.

[5Lire à ce sujet : Braudel, Fernand, La dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion (réédition), 2008.

[6Vindt, Gérard, Du négociant à la multinationale, dans le Hors série n°79 d’Alternatives Economiques de janvier 2009.

[7[Vindt, Gérard, Idem.

[8Montoussé Marc & Chamblay Dominique, 100 fiches pour comprendre les sciences économiques, Paris, Bréal, 2009.

[9Ceci ne signifie pas la disparition du modèle de l’entreprise familiale. Aujourd’hui, certaines grandes entreprises sont toujours majoritairement détenues par une famille.

[10Dans les faits, les sociétés anonymes par actions existaient bien avant cette date en Belgique.

[11Vindt, Gérard, Le premier envol des multinationales, Alternatives Economiques n°156 de février 1998.

[12En 2003 avant une restructuration en plusieurs phases, Unilever possédait près de 1.600 marques dont Becel, Knorr, Lipton, Magnum, Axe, Signal…

[13Vindt, Gérard, Le premier envol des multinationales, Idem.

[14Des marchés en situation de monopole ou d’oligopole.

[15John Dunning, Explaining Multinational Production, Londres, Unwin Hyman, 1988.

[16Gianni Agneli cité dans la revue Contradictions, n°17, octobre 1978.

[17Lorraine, Eden, Transfer Pricing, Intrafirm Trade and the Bureau of Labour Statistics International Price Program, BLS, Texas, 2001.

[18Lire à ce sujet : Erik Rydberg & Bruno Bauraind, La boîte noire du business entre les multinationales et… elles-mêmes, Gresea, 2008, article disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article450

[19Henry Ford cité par Benjamin Coriat, L’atelier et le chronomètre. Essai sur le Taylorisme, le Fordisme et la production de masse, Paris, Christian Bourgeois, 1979.

[20Benjamin Coriat, L’atelier et le chronomètre. Essai sur le Taylorisme, le Fordisme et la production de masse. Idem.

[21Schématiquement, si vous placez 100 euros à la banque pendant une année à un taux d’intérêt de 4%, vous devriez recevoir 104 euros à la fin de l’année. Cependant, si le taux d’inflation est de 5%, votre mise de départ a perdu 5% de valeur en une année. Malgré le taux d’intérêt de 4%, vous ne retrouverez que 99 euros une année plus tard. On parlera alors d’un taux d’intérêt réel négatif (taux d’intérêt nominal – l’inflation).

[22Lire à ce sujet : Réginald Savage (Dir.), Histoire inédite de l’économie en Belgique. De 1945 à nos jours, Bruxelles, Couleur livres, 2008.

[23En 1979, les Etats-Unis mettent en place une politique monétaire très restrictive (hausse des taux d’intérêt) pour lutter contre l’inflation (9% à l’époque).

[24On parlera alors de désintermédiation de l’économie, car la banque ne joue plus son rôle d’intermédiaire entre l’entreprise et l’épargne des particuliers.

[25Frédéric Lordon cité par Etienne Lebeau, L’impact de la finance sur les entreprises : quelques remarques critiques, http://www.econospheres.be/spip.php?article1#nb2.

[26Les Echos du 20 juillet 2009.

[27Les Echos, Idem.

[28Benjamin Coriat, L’atelier et le chronomètre. Essai sur le Taylorisme, le Fordisme et la production de masse, Idem.