Le capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
fictif. Depuis le début de la crise financière ("subprimes", crevaisons de bulles spéculatives, etc.), la notion n’a eu de cesse d’interpeller. Encore faut-il s’entendre sur ce qui la fonde, dans les faits et dans la théorie. Décodage

C’est peu dire que la finance imprègne profondément et domine l’économie mondiale. Mondialisation financière, planète finance, financiarisation Financiarisation Terme utilisé pour caractériser et dénoncer l’emprise croissante de la sphère financière (marchés financiers, sociétés financières...) sur le reste de l’économie. Cela se caractérise surtout par un endettement croissant de tous les acteurs économiques, un développement démesuré de la Bourse et des impératifs exigés aux entreprises par les marchés financiers en termes de rentabilité.
(en anglais : securitization ou financialization)
, régime d’accumulation Accumulation Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
à caractère financier … les termes ne manquent pas pour dénommer le phénomène.

Et les chiffres s’accumulent pour montrer cette réalité qui s’impose à tous. Ainsi, en 2013, on estime le stock Stock Sous sa forme économique, c’est l’ensemble des avoirs (moins les dettes) d’un acteur économique à un moment donné (par exemple, le 31 décembre 2007). Ce qui sort ou qui entre durant deux dates est un flux. Le stock dans son sens économique s’oppose donc au flux. Sous son interprétation comptable, le stock est l’ensemble des marchandises achetées qui n’ont pas encore été produites ou dont la fabrication n’a pas été achevée lors de la clôture du bilan ou encore qui ont été réalisées mais pas encore vendues.
(en anglais : stock ou inventory pour la notion comptable).
de capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
financier (actions, obligations privées, dettes publiques, actifs bancaires et réserves d’or) à quelque 270.000 milliards de dollars (246.000 milliards d’euros), soit presque quatre fois le produit intérieur brut Produit intérieur brut Ou PIB : Richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
(PIB PIB Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
) mondial, somme des richesses monétarisées produites, comme on sait [1]. Les échanges quotidiens de devises s’élèvent à 5.345 milliards de dollars (environ 1.283.000 milliards de dollars ou 1.170.000 milliards d’euros, sur base annuelle) à la dernière date relevée, à savoir en avril 2013 [2]. En comparaison, le commerce international des marchandises se montait à 18.800 milliards de dollars (17.100 milliards d’euros) et celui des services à 4.600 milliards (4.195 milliards d’euros) fin 2013 [3]. Soit moins de deux pour cent des transactions monétaires. À quoi servent les 98 autres pour cent, si ce n’est à des prêts bancaires internationaux ou à des activités de spéculation Spéculation Action qui consiste à évaluer les variations futures de marchandises ou de produits financiers et à miser son capital en conséquence ; la spéculation consiste à repérer avant tous les autres des situations où des prix doivent monter ou descendre et d’acheter quand les cours sont bas et de vendre quand les cours sont élevés.
(en anglais : speculation)
sur les devises mêmes ?

Les sommes en jeu dans les produits dérivés, ces titres qui circulent pour évaluer les potentiels de hausse ou de baisse d’actifs sous-jacents comme des actions, des obligations, des monnaies, des indices, etc., atteignaient, fin 2014, 629.000 milliards de dollars (574 milliards d’euros) [4]. Comme le Produit intérieur brut (PIB) mondial à la même époque ne se chiffre qu’à 77.000 milliards de dollars [5] (quelque 70.000 milliards d’euros), l’effondrement du marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
des dérivés pourrait anéantir huit années de création de richesses marchandes.

Six sociétés (Visa, MasterCard, American Express, Discover, JCB et Diners Club) ont délivré, fin 2012, 3,5 milliards de cartes de crédit, assurant le paiement de près de 8.000 milliards de dollars [6]. Les deux premières ont même représenté à la fois 93% du nombre de cartes et 85% des paiements. Enfin, entre 2000 et 2006, 63,6 milliards de dollars ont été versés aux 160.000 "traders" new-yorkais, sous forme de salaires, bonus et avantages divers [7]. Soit l’équivalent du PIB d’un pays comme la Birmanie (Myanmar) peuplée de plus de 50 millions de personnes en 2014. Et on pourrait continuer de la même façon des exemples de cette prégnance à l’infini.

 La réalité du fictif

Cédric Durand, économiste et maître de conférences à l’université Paris-13 [8], a voulu dans son dernier ouvrage [9] illustrer et analyser ce phénomène à travers la notion de capital Capital fictif. C’est un concept que l’on retrouve à la fois chez l’ultralibéral Friedrich von Hayek et Karl Marx. Mais ces deux perspectives sont très éloignées l’une de l’autre, même si au départ elles sont liées toutes deux à l’examen des crises économiques.

Pour Hayek, le point de départ est l’émission trop abondante de monnaie Monnaie À l’origine une marchandise qui servait d’équivalent universel à l’échange des autres marchandises. Progressivement la monnaie est devenue une représentation de cette marchandise d’origine (or, argent, métaux précieux...) et peut même ne plus y être directement liée comme aujourd’hui. La monnaie se compose des billets de banques et des pièces, appelés monnaie fiduciaire, et de comptes bancaires, intitulés monnaie scripturale. Aux États-Unis et en Europe, les billets et les pièces ne représentent plus que 10% de la monnaie en circulation. Donc 90% de la monnaie est créée par des banques privées à travers les opérations de crédit.
(en anglais : currency)
. De ce fait, les entreprises sont amenées à s’engager dans trop de projets eu égard aux ressources matérielles disponibles. À ce moment, il y a une insuffisance de l’épargne vis-à-vis du crédit. Dès lors, cette injection monétaire devient du capital fictif : "le stimulus déclenché par la création de capital fictif n’est qu’illusion et gaspillage, car il implique le détournement d’une partie du capital engagé dans la production vers d’autres usages où il se révèle moins performant" [10]. Il est donc nécessaire de restaurer l’équilibre entre l’épargne et la création de crédits pour annihiler la récession Récession Crise économique, c’est-à-dire baisse du produit intérieur brut durant plusieurs mois au moins.
(en anglais : recession ou crisis)
qui s’amorce.

Mais Cédric Durand reste insatisfait de cette explication. Il se tourne alors vers l’auteur du Capital, qui dans son livre III aborde la question, à partir du chapitre 29. Pour celui-ci, le capital fictif apparaît d’abord comme un accélérateur de l’accumulation du capital. C’est la création ex nihilo d’un capital qui ne sera réellement validé que dans la production qui va suivre. C’est une "prévalidation de la valorisation du capital" [11]. "Le capital fictif », ajoute Cédric Durand dans une interview, « est une forme de capital (des titres de la dette publique Dette publique État d’endettement de l’ensemble des pouvoirs publics (Etat, régions, provinces, sécurité sociale si elle dépend de l’Etat...).
(en anglais : public debt ou government debt)
, des actions, des créances) qui circule alors que les revenus de la production auxquels il donne droit ne sont que des promesses, dont le dénouement est par définition incertain"
 [12]. On la rencontre essentiellement dans trois cas : la monnaie de crédit, les titres de la dette publique et les actions [13].

Ainsi, dans ces trois catégories, un capital est formé à partir de rien - c’est surtout la situation du crédit -, mais il permet d’obtenir de suite l’argent nécessaire pour lancer une activité économique, qui sinon aurait dû attendre la constitution de ces montants par l’épargne ou l’autofinancement Autofinancement Financement des investissements d’une entreprise à partir des revenus générés par ses propres activités. En clair, c’est le cash flow amputé des dividendes qui fixe la capacité d’autofinancement d’une firme. Autrement dit, ce sont les bénéfices réservés et les amortissements.
(en anglais : self-financing)
 : par exemple, on emprunte pour construire une maison. C’est donc un encouragement à l’accumulation et à la poursuite du développement économique : l’investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
dans le bâtiment suscite le recours à d’autres industries pour composer la demeure, comme les vitres, les câbles électriques, les poutrelles nécessaires à l’édification de la demeure, etc. Mais les revenus versés comme suite à cette initiative reconstituent dans un premier temps le capital qui a été créé initialement : les intérêts Intérêts Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
payés mensuellement par le client à sa banque remboursent progressivement le prêt, avec un gain pour celle-ci. Et c’est sujet à caution, car ce capital a été constitué à partir d’anticipations, d’espérance sur les revenus attendus, alors que la réalité qui va suivre va répondre ou non à ces prévisions. Ce processus prend un caractère aléatoire, qui rend fictive une partie du capital qui ne se serait pas convertie en opérations réelles.

Dans le cas de l’emprunt, il y a peu de chances que les calculs et la procédure de remboursement aient été mal estimés. En revanche, le client peut lui-même se retrouver dans l’incapacité de poursuivre les échéances, si sa situation familiale ou professionnelle change par exemple. Dans ce cas, la banque va essayer de récupérer les montants avancés en reprenant l’avoir et en tentant de le valoriser. Ce qui peut signifier une perte et donc l’annulation de ce capital qui était devenu fictif.

À la Bourse Bourse Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
, les titres ont eux-mêmes un parcours qui n’a plus rien à voir nécessairement avec l’activité réelle. Les cours incorporent les bénéfices attendus dans le futur en fonction d’un versement moyen de dividendes. Comme l’écrit Karl Marx : "La valeur de marché de ces titres est en partie une valeur spéculative, car ce n’est pas le revenu réel de l’entreprise, mais celui qu’on en attend, calculé par anticipation, qui a servi à la déterminer" [14]. Dans ces conditions, la hausse des cours au-delà de ce que les profits réels peuvent rémunérer apparaît bien comme un capital fictif. Tout comme la circulation de ce capital comme s’il pouvait s’échanger de main à main sans rapport avec la production, un point sur lequel Cédric Durand insiste peu, est également la manifestation du caractère fictif de ce capital.

À ce stade, sur la définition du capital fictif, une polémique s’est engagée entre Jean-Marie Harribey [15], François Chesnais [16] et l’auteur du livre [17] à la fois sur l’étendue de la notion et sur l’ancrage nécessaire dans la théorie marxiste de la valeur. Les deux premiers reprochent à Cédric Durand d’interpréter le concept de capital fictif de façon trop large et de déconnecter quelque peu la création de cette accumulation providentielle de la réalité productive de la création de richesses marchandes par le travail. Ceci a sans doute une importance plus éclatante lors de la présentation des alternatives. Nous y reviendrons à ce moment.

 Le capital fictif fait des bulles

Le problème est que la faculté de créer du capital à partir de rien pour être validé par la suite est une opération attrayante pour rendre l’accumulation du capital encore plus rapide. Très vite, le moteur s’emballe, parce qu’il n’y a que très peu de freins à un tel système. Aucun des acteurs n’a intérêt à installer des procédures de ralentissement, puisque cela permet la croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
et celle-ci l’emploi (au moins théoriquement), tout en assurant aux investisseurs capitalistes des revenus de plus en plus florissants. L’illusion est totale.

D’où ces constats que Marx établissait déjà à son époque et que l’on retrouve régulièrement aujourd’hui : "avant chaque crise, des économistes illustres et de puissants financiers annoncent sans sourciller que l’ère des récessions est dépassée, que l’économie est maintenant lancée sur une voie de croissance dont elle ne déviera plus à l’avenir". Cédric Durand en conclut : "La suraccumulation du capital fictif conduit en ce cas inexorablement à la crise" [18].

"L’explosion du capital fictif révèle un accroissement vertigineux de la quantité de valeur validée par anticipation par rapport à la production de marchandises" [19]. L’écart de la valeur représentée potentiellement par ce capital fictif et celle engendrée directement par le système productif grandit et devient à un moment donné tel que certains investisseurs estiment impossible de revenir dans des conditions "normales" d’exploitation. Ils commencent à se débarrasser de leurs avoirs les plus douteux et engendrent un mouvement baissier qui se généralise très rapidement en panique. Soit la vente concerne les titres de propriété du capital et c’est un krach Krach Effondrement subi d’une ou plusieurs places boursières à la suite d’une bulle financière. Il suscite souvent, chez les investisseurs, des conduites de panique qui amplifient cette situation de crise sur l’ensemble des marchés internationaux. L’exemple type du krach est celui qui affligea la bourse de Wall Street en 1929.
(En anglais : stock market crash)
boursier, soit elle se centre sur les opérations de crédit qui sont soudainement arrêtées et c’est une crise bancaire ou de crédit.

Or, c’est ce à quoi on a assisté ces trois dernières décennies. En particulier, deux phénomènes se sont développés à une vitesse vertigineuse : les produits dérivés, d’une part, le "shadow banking", d’autre part. Ainsi, le marché des dérivés, totalement orienté vers la spéculation, est passé de 47.500 milliards de dollars en mars 1995 à 629.000 milliards fin 2014, atteignant même plus de 710.000 milliards en décembre 2013 [20]. En termes de PIB, il s’est accru d’une proportion de deux fois la richesse Richesse Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
marchande créée en un an en 1994, à huit fois, vingt ans plus tard, avec un sommet en juin 2008 où le rapport approchait les onze fois, juste avant la crise justement.

Le "shadow banking" - littéralement la banque de l’ombre - est la partie nébuleuse de la planète finance. Il est engendré par le découpage des prêts sous des formes multiples et organisé par des marchés non réglementés souvent de gré à gré, entre deux acteurs financiers qui s’arrangent entre eux sur les conditions du contrat. C’est, pour reprendre les termes utilisés par Cédric Durand, "un système de crédit parallèle qui assure la fonction d’intermédiation en la découpant en de multiples étapes. Il s’agit d’une transformation de la finance dans le sens de ce que l’on pourrait appeler une multi-intermédiation. Le lien entre l’emprunteur final et le prêteur initial se distend. Tout au long de la chaîne, des gains financiers sont capturés, sous forme de commissions et de frais." [21]

On peut, pour illustrer ceci, reprendre le cas des crédits subprimes. Dans un premier temps, un courtier Courtier Société (de courtage) ou personne qui sert d’intermédiaire entre deux parties le plus souvent sur des marchés financiers, comme la Bourse, où seuls des opérateurs assermentés peuvent agir.
(en anglais : broker)
démarche un ménage pour lui offrir un prêt à des conditions avantageuses, genre 2/28 : une échéance à trente ans ; les deux premières années, les taux d’intérêt Taux d’intérêt Rapport de la rémunération d’un capital emprunté. Il consiste dans le ratio entre les intérêts et les fonds prêtés.
(en anglais : interest rate)
sont très bas, puis grimpent subitement lors de la troisième année. Il travaille pour une banque hypothécaire, qui cède ce contrat à un établissement de plus gros calibre, une banque d’affaires Banque d'affaires Organisme de gestion de dépôts et de fortune qui, contrairement aux banques commerciales, peuvent placer ces fonds sur les marchés financiers (Bourse...) et investir dans des sociétés privées autres que bancaires. En revanche, les banques d’investissements n’ont pas le droit de récolter massivement les dépôts et d’avoir des agences à toutes les rues des cités.
(en anglais : investment bank)
comme Bear Stearns par exemple. Celle-ci rassemble une grande masse de crédits du même type et les place dans une filiale appelée Special Unit Vehicle (SUV) [22]. En contrepartie de la prise en mains de ces emprunts immobiliers, cette dernière, faiblement capitalisée, émet des obligations dont le rendement et le versement assuré des intérêts dépend de la qualité des crédits pris en actifs : les obligations accordées pour garantir les prêts qualifiés de sûrs sont payées en premier, mais à faible rentabilité ; celles qui sont les plus risquées sont rémunérées en dernier, mais à un taux plus élevé. Ces obligations sont achetées par des fonds de placement Fonds de placement Société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
divers sur les marchés financiers. Ce sont ceux-ci qui se retrouvent dès lors comme les prêteurs en dernier ressort, sans savoir qu’ils financent éventuellement une série de crédits subprimes. Le tout est certifié par des agences de notation Notation Classification des actifs (titres, monnaie, prêts...) ou des émetteurs de ceux-ci en fonction du risque de défaut de paiement des revenus et du remboursement de ces actifs ou de la part de celui qui les émet. Cette classification est attribuée par une société privée, appelée agence de notation. Les trois plus importantes sont Fitch Ratings, [Moody’s et Standard & Poor’s. Elles contrôlent l’essentiel des évaluations de risque. Mais le fait qu’elles soient privées et qu’elles aient d’autres départements assurant d’autres fonctions vis-à-vis de leurs clients qu’elles notent pose un très sérieux problème d’indépendance, d’impartialité et finalement de légitimité. Les notations dépendent des sociétés qui les allouent. En général, elles ressemblent néanmoins fortement de la classification suivante, allant de l’actif ou de l’entreprise la moins risquée vers celui ou celle qui l’est le plus : AAA, AA, A, BBB, BB, B, CCC, CC, C.
(en anglais : credit rating).
. Mais l’agent immobilier, la banque hypothécaire et l’institution d’affaires touchent une commission sur le transfert des prêts et le SUV profite théoriquement de la différence dans les taux d’intérêt entre ce qu’elle reçoit des crédits subprimes et ce qu’elle doit verser pour les obligations.

On a donc bien une expansion débridée des opérations spéculatives et opaques d’un capital fictif, dont les initiateurs pensent que cette croissance durera indéfiniment. Et, d’autre part, la crainte justifiée de certains investisseurs que ce développement ne va pas pouvoir se poursuivre, car la base productive ne s’étend pas à cette vitesse. Comme le souligne Jean-Marie Harribey : "Les bulles éclatent quand le décalage entre valeur réalisée et valeur promise devient trop grand et que certains spéculateurs comprennent que les promesses de liquidation profitable ne pourront être honorées pour tous, en d’autres termes, quand les plus-values financières ne pourront jamais être réalisées faute de plus-value Plus-value En langage marxiste, il s’agit du travail non payé aux salariés par rapport à la valeur que ceux-ci produisent ; cela forme l’exploitation capitaliste ; dans le langage comptable et boursier, c’est la différence obtenue entre l’achat et la vente d’un titre ou d’un immeuble ; si la différence est négative, on parlera de moins-value.
(en anglais : surplus value).
suffisante dans la production."
 [23]

Cette approche de la crise est très intéressante, contenue en grande partie chez Marx lui-même. Mais elle ne vaut que si on se réfère au processus réel lui-même. Le déclenchement peut avoir pour origine le décalage entre la valeur du capital fictif qui s’est emballée et la valeur réelle de la production. La source du problème fondamental réside dans le processus d’accumulation du capital. C’est parce que celui-ci ne croît pas assez vite aux yeux des capitalistes, voire qu’il connaît déjà certains ratés, que le capital fictif se développe et prend cet envol démesuré qui rend tout le système économique si fragile. D’un côté, les investisseurs veulent augmenter tant et plus leurs matériels de production pour assouvir une demande qu’ils estiment inextinguibles. De l’autre, les populations ont un pouvoir de consommation qui ne s’élève pas à la même vitesse. D’où un écart croissant entre la production et la consommation que vient combler la création de capital fictif. Mais ce n’est que momentané. Comme fictif, cet apport crée l’illusion qu’on a surmonté le problème, alors que sa résolution a simplement été retardée et qu’elle devient de plus en plus compliquée à mettre en œuvre, car le capital fictif, jouant surtout sur le premier terme, la production, a amplifié l’écart entre la production et la consommation.

Karl Marx résume parfaitement ce point de vue : "La raison ultime de toute véritable crise demeure toujours la pauvreté et la limitation de la consommation des masses, en face de la tendance de la production capitaliste à développer les forces productives comme si elles n’avaient pour limite que la capacité de consommation absolue de la société" [24].

Sur cette relation dans le processus d’accumulation même, Cédric Durand n’est pas très clair, ni très explicite. On peut très bien avoir l’impression qu’il attribue l’entièreté de la récession à cette création abusive de capital fictif. D’où l’appel à se démarquer d’une économie financière plutôt qu’au capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
en lui-même, qui engendre cette "financiarisation".

 Capital fictif mondialisé ?

Non moins intéressante est l’analyse de Cédric Durand à propos des flux Flux Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow)
financiers internationaux. En effet, il essaie d’expliquer pourquoi les firmes, en particulier les grandes sociétés multinationales, voient leurs profits croître, alors que l’accumulation donne l’impression de stagner. C’est un mécanisme relevé à de multiples reprises notamment par Michel Husson [25].

Il arrive à des constats pour le moins étonnants à partir de données prises essentiellement sur les cinq plus grandes économies capitalistes développées (États-Unis, Japon, Allemagne, France et Grande-Bretagne). Ainsi, il remarque que la domination financière ne vient pas principalement de la montée des profits des compagnies financières par rapport à celles qui ne le sont pas (ou moins). De cette façon, il conclut que "mis à part peut-être aux États-Unis, il n’y a pas d’augmentation de la captation nette de ressources des firmes non financières par le secteur financier." [26]

Ce qui a, en revanche, progressé, c’est la part des revenus financiers des entreprises industrielles et commerciales. Et c’est ce qui permet de rémunérer assez grassement les actionnaires. En effet, les investissements s’orientent de plus en plus vers les pays émergents et non vers les régions avancées. De ce fait, ils sont moins importants en général, car moins capitalistiques. Il y a ainsi une remontée des bénéfices réalisés sur la production dans des contrées du Tiers-Monde vers les centres des métropoles, qui consacrent une part plus grande à verser des dividendes.

Cédric Durand en déduit donc : "Les firmes dominantes, le plus souvent établies dans les pays du Nord, peuvent bénéficier d’une forme d’échange inégal dans leur relation avec des réseaux d’approvisionnement qui exploitent les réserves de main-d’œuvre récemment rendues disponibles. L’hétérogénéité spatiale des formes de concurrence et des niveaux de développement dans un cadre de libre circulation des marchandises permet de faire remonter les profits le long des chaînes jusqu’aux marchés financiers. L’énigme des profits sans accumulation est donc partiellement résolue : comme les profits ne proviennent pas seulement des opérations domestiques, mais aussi, en partie, du contrôle des réseaux productifs internationaux, il n’y a rien d’étonnant à ce que leur dynamique soit déconnectée de celle de l’investissement." [27]

De ce point de vue, les multinationales fonctionnent de plus en plus comme de véritables groupes financiers, avec une captation des bénéfices tout au long de la chaîne de production. Les contours entre un capital industriel Capital industriel Ensemble des avoirs concernant des investissements productifs. De façon générale, il s’agit des firmes actives principalement dans le secteur industriel, c’est-à-dire producteur de biens. Aujourd’hui, il est rare d’avoir une grande entreprise aux activités principalement industrielles qui n’est pas active aussi sur les marchés financiers.
(en anglais : industrial capital).
et financier deviennent normalement plus flous.

Cela rejoint fortement notre analyse sur la question [28]. En revanche, nous sommes plus circonspects sur l’utilisation du concept de capital fictif dans ce cadre. Il nous semble plus approprié de reprendre celui de capital financier Capital financier Ensemble d’avoirs concernant des actifs financiers (titres, prêts...). On désigne aussi les formes juridiques capitalistes qui accumulent des avoirs financiers de capital financier par opposition à un capital industriel ou capital réel. Soit toutes les sociétés financières. Dans la théorie marxiste, on identifie le capital financier à la « fusion entre le capital industriel et bancaire », c’est-à-dire les firmes qui ont des participations ou des investissements à la fois dans le domaine bancaire (ou financier) et industriel.
(en anglais : financial capital).
initié dès 1910 par l’économiste marxiste autrichien Rudolf Hilferding [29].

En effet, la ponction prise par les firmes non financières ou les multinationales n’a rien de fictif. Elle se fonde sur le travail humain réalisé dans des productions dans le Tiers-Monde à des conditions d’exploitation dignes du XIXe siècle en Europe et aux États-Unis. C’est une accumulation basée sur le vol de la plus-value, cette partie de la valeur créée par le travail qui n’est pas restituée au salarié. Elle alimente donc la croissance des capitaux des centres et des groupes capitalistes, de la manière la plus traditionnelle, à partir d’un processus de production tout ce qu’il y a de plus réel.

Que les firmes dominantes de ces métropoles occidentales (et nipponnes) fonctionnent à partir de bénéfices réalisés dans des régions qui ne sont pas celles d’origine de l’entreprise montre, au contraire, surtout le phénomène de généralisation de capital financier, c’est-à-dire de fusion, d’union, d’interpénétration entre le capital de type industriel et celui à connotation bancaire. Il est étonnant que Cédric Durand qui connaît l’ouvrage de Rudolf Hilferding n’ait pas fait le rapprochement.

 Sortir de la finance ou du capitalisme ?

Les conclusions de l’étude sur le capital fictif n’apparaissent pas clairement dans le livre même. Elles peuvent être lues en filigrane tout au long des 197 pages qui composent le document. Elles sont exprimées plus explicitement par l’auteur lors d’interviews données par la suite ou d’articles en réponse à des critiques. On s’aperçoit alors que l’utilisation et le choix de centrer l’analyse sur la notion de capital fictif plutôt que sur celui de capital financier ne sont pas anodins.

Ainsi, lors de sa réponse aux critiques formulées par Jean-Marie Harribey, Cédric Durand affirme : "Une des conséquences politiques majeures de cette analyse est que la gauche sociale et politique doit prendre conscience du contenu de classe de la notion de stabilité financière. Préserver la stabilité financière, c’est faire en sorte que les prétentions du capital fictif se réalisent. Pour libérer nos économies de l’emprise du capital fictif, il nous faut engager une désaccumulation financière. Concrètement, cela renvoie bien sûr à la question de l’annulation des dettes publiques et de la dette privée des ménages modestes, mais aussi à la diminution des rendements actionnariaux, ce qui se traduit mécaniquement par une diminution de la capitalisation boursière Capitalisation boursière Évaluation à un moment donné de la valeur boursière totale d’une firme ou, en additionnant toutes les sociétés cotées, d’une Bourse. Elle s’obtient en multipliant le nombre d’actions émises par le cours de ce titre au jour où l’estimation est faite.
(en anglais : market capitalization)
. Ne nous y trompons pas, de tels objectifs sont très ambitieux : ils impliquent inéluctablement de socialiser le système financier et de rompre avec la liberté de circulation du capital. Mais ils permettent de saisir précisément certaines conditions indispensables pour tourner la page du néolibéralisme Néolibéralisme Doctrine économique consistant à remettre au goût du jour les théories libérales « pures ». Elle consiste surtout à réduire le rôle de l’État dans l’économie, à diminuer la fiscalité surtout pour les plus riches, à ouvrir les secteurs à la « libre concurrence », à laisser le marché s’autoréguler, donc à déréglementer, à baisser les dépenses sociales. Elle a été impulsée par Friedrich von Hayek et Milton Friedman. Mais elle a pris de l’ampleur au moment des gouvernements de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis.
(en anglais : neoliberalism)
."
 [30]

Que l’ambition soit grande, nous n’en doutons pas une seconde. Mais nous sommes perplexes devant une proposition de désaccumulation financière. Que cela peut-il vouloir dire ? Le processus d’accumulation est par essence financier : il s’agit toujours, peu importe le chemin suivi, d’accroître le capital engagé pour réaliser à l’avenir davantage de bénéfices. Et cela se déroule dans un contexte de concurrence, que celle-ci se joue entre des firmes petites et moyennes ou d’énormes mastodontes multinationaux. Même dans le cas où une entreprise jouit d’un monopole, elle se trouve en opposition à d’autres qui n’acceptent pas qu’elle ponctionne par sa position une part plus importante des profits générés par l’économie, notamment par des prix plus élevés.

Ce n’est donc pas un processus d’accumulation paisible, qui avance comme un long fleuve tranquille. C’est une bataille acharnée, où les coups bas et les stratégies de conquête n’ont rien à envier aux meurtres ou aux trahisons du Moyen Âge et de la Renaissance européenne.

L’avantage du concept de capital financier avancé par Hilferding est qu’il incorpore ces données et il permet d’expliquer pourquoi, dans cette guerre concurrentielle à outrance, les banques s’emparent à un moment de l’histoire de pans entiers de l’industrie. Puis, d’autres types de sociétés financières se développent et, aujourd’hui, même les grands groupes multinationaux ont la forme d’interpénétration complète entre les activités à caractère industriel et les domaines plus financiers. Ce qui ressort de l’ouvrage de 1910, repris par la suite avec force par Lénine [31], est le développement nécessaire et inéluctable de ce processus : le capital dans le processus d’accumulation doit devenir pleinement capital financier au sens d’Hilferding. Il ne peut plus y avoir d’accumulation non financière à ce stade du capitalisme, si ce n’est de façon marginale.

Avec la notion de capital fictif, cette évidence est beaucoup moins claire. On pourrait se dire qu’après tout il vaudrait mieux encadrer le capitalisme pour qu’il ne dérive pas dans ses abus financiers. Après la Seconde Guerre mondiale, on a imposé des règles plus strictes pour que la croissance repose davantage sur une progression dans la production et dans la consommation de biens, puis de services, réels. La finance a été bridée, grâce à un rapport de forces qui n’existe plus aujourd’hui. On peut évidemment rêver de revenir à cette "période dorée".

Mais cela nous apparaît hautement utopique. Dans la bataille pour l’accumulation, ce ne sont pas les plus éthiques qui l’emporteront, mais ceux qui seront les plus efficaces dans la captation des plus-values partout où elles se créent. Et la finance est indispensable à ce projet, surtout à l’heure actuelle. Ce n’est pas celle-ci qui rend le capitalisme insupportable, ce sont les conditions que celui-ci impose aux populations salariées, c’est-à-dire la majorité des gens au niveau mondial (avec les paysans, qui ne sont pas mieux lotis). La finance et le capital fictif n’ajoutent qu’une couche encore plus démentielle, parasitaire et inhumaine à cette situation.

Il ne s’agit donc pas de libérer les économies de l’emprise du capital fictif, mais du capital dans son entièreté. C’était le projet de Karl Marx et il est bon de le rappeler.

 Lire le Capital… fictif

Malgré ces faiblesses, on ne peut que conseiller la lecture de l’ouvrage. C’est une introduction intéressante à la problématique de la domination de la sphère financière sur l’économie mondiale aujourd’hui, à partir d’une approche théorique fondée sur le marxisme Marxisme Théorie et doctrine économique, politique et sociétale, fondée par les penseurs allemands Marx et Engels, appelant à la création d’une société plus juste, le communisme ; selon eux, la lutte de classes menée par les travailleurs permettrait de sortir du capitalisme et concrétiserait le besoin de développement technique et social de l’humanité.
(en anglais : marxism)
. L’auteur tente de montrer ce qu’il avance à partir des données actualisées. Cela dresse un portrait assez saisissant du capitalisme contemporain. Cependant, la question de l’alternative qui nous pose le plus de problèmes ne se trouve pas dans le livre.

En outre, Cédric Durand pose des questions qui ne trouvent pas toutes réponses. Il fait réfléchir et nous incite à de plus amples recherches sur ce thème, notamment sur le problème du capital financier. Il amène des discussions et des débats pour préciser les notions employées et leur utilité. Ce n’est pas là le moindre de ses mérites.

 


Pour citer cet article :

Henri Houben, "Le capital fictif de M. Durand", Gresea, décembre 2015, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article1470