Supposons un instant que le coup de main donné gratuitement à une école de devoirs ou les heures passées à collaborer aux activités d’un comité de quartier fassent l’objet d’une fiche de salaire. Pour le dire autrement : supposons que tous les boulots de service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
bénévole soient traités de la même manière qu’un travail salarié. Même statut, même considération sociale. A travail socialement utile égal, salaire égal.
C’est un raisonnement que deux organisations citoyennes, Periferia (Belgique) et les Arpenteurs (France), ont testé à grande échelle. Pendant quatre jours, du 22 au 25 septembre 2010, sur la Place de la Cathédrale à Liège, elles ont invité citoyens et associations à comptabiliser le nombre d’heures gratuitement offertes à la communauté durant l’année écoulée pour, ensuite, en faire dépôt au guichet d’une baraque de chantier baptisée pour l’occasion "Banque égalitaire de Belgique". C’est le côté théâtral du happening. On fait "comme si" une autre économie était possible.
Richesses insoupçonnées
Lors de la proclamation des résultats, à l’issue de l’expérience, la soixantaine de participants venus de France et de divers coins de Wallonie pouvait sans doute s’estimer satisfaite. L’ensemble des dépôts représentait en effet 255 déposants et – impressionnant – pas moins de 316.026 heures de travail socialement utile – dont l’économie "réelle" ignore tout. Ses heures n’ont aucune valeur marchande. Elles ont toutes été données.
Histoire d’en souligner la valeur, les organisateurs ont imaginé de mettre là-dessus un prix. Ils ont imaginé une monnaie
Monnaie
À l’origine une marchandise qui servait d’équivalent universel à l’échange des autres marchandises. Progressivement la monnaie est devenue une représentation de cette marchandise d’origine (or, argent, métaux précieux...) et peut même ne plus y être directement liée comme aujourd’hui. La monnaie se compose des billets de banques et des pièces, appelés monnaie fiduciaire, et de comptes bancaires, intitulés monnaie scripturale. Aux États-Unis et en Europe, les billets et les pièces ne représentent plus que 10% de la monnaie en circulation. Donc 90% de la monnaie est créée par des banques privées à travers les opérations de crédit.
(en anglais : currency)
citoyenne alternative (le "kapa") et ils ont fixé la valeur d’une heure de travail bénévole à huit kapas. Puis ils ont calculé. Les 316.026 heures, si elles avaient été payées, auraient valu, en kapas, plus de 2,5 millions. Mais, donc, zéro en euros.
Voilà qui prête à débat. C’était aussi le but du "jeu". Faire réfléchir à l’économie. A ce qui reçoit une valeur marchande et à ce qui n’en reçoit pas – et puis pourquoi ? Pourquoi y a-t-il salaire pour un travail et zéro euro pour un autre ? Pourquoi la comptabilité officielle n’intègre-t-elle pas, dans son Produit intérieur brut
Produit intérieur brut
Ou PIB : Richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
(PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
), la valeur des services rendus bénévolement à la population ? Qu’est-ce qu’est la "richesse
Richesse
Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
" d’un pays ? Est-ce seulement ce qui a, sur le marché, une valeur marchande ?
(Ouvrons une petite parenthèse pour relativiser l’idée, très à la mode, que le PIB devrait, grâce à de ludiques "nouveaux indicateurs", être corrigé pour intégrer des richesses non marchandes : il le fait déjà, près de 15% du PIB représentent la valeur ajoutée
Valeur ajoutée
Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
fictive du coût – sans valeur marchande ! – de l’administration publique, de l’appareil judiciaire, de l’enseignement, etc. Le PIB est déjà plein de "kapas".)
Mais donc, sur la Place de la Cathédrale à Liège, sous un chapiteau écartant la pluie, mais non les courants d’air, un samedi de septembre, les gens participant à l’expérience ont réfléchi à tout cela, collectivement, en prenant tour à tour la parole, façon assemblée libre. Sur la question, il y a beaucoup de choses à dire, trop sans doute pour une après-midi improvisée au pied levé. Mais il faut un début à tout.
La "Banque égalitaire de Belgique" est riche de 255 déposants et, s’agissant d’une banque citoyenne et donc coopérative, d’autant de "coopérateurs". Potentiellement. Encore faut-il pouvoir construire quelque chose là-dessus. Pour commencer, ce peut être, tout simplement, construire une meilleure compréhension de l’économie sociale, par exemple, car l’économie est par définition sociale.
Leçon n°1 : prix n’est pas valeur
Un vieux de la vieille, béret basque et barbe blanche, aura sur le sujet une parole d’or. Il s’occupe à Paris d’enfants délaissés et, riche de cette expérience, dira qu’il faut commencer par là, par les enfants, les éduquer, leur faire comprendre qu’il n’y a de vraie richesse que dans le don, dans ce qui vient du cœur. Cela n’a pas de prix.
C’est une première leçon. D’économie pure, pourrait-on dire. Toute chose issue d’un travail a de la valeur, mais toutes les choses de valeur ne s’expriment pas dans un prix. Pour qu’elles reçoivent un prix, elles doivent être mises sur le marché et, de préférence, trouver un acheteur. Ce n’est pas le cas de toutes les choses de valeur. Et c’est très bien ainsi. Ce que le vieux communard de Paris dit à l’assistance est que valeur et prix sont deux choses différentes, qu’on veillera à ne pas confondre.
C’est un pied de nez, un acte de résistance, à ce qu’on appelle souvent la "marchandisation" du monde. La tendance, en effet, est de mettre un prix sur absolument tout. Rien ne doit échapper au marché, tout doit pouvoir être vendu, y compris les services publics, le prix doit être la seule aune à laquelle on juge de la valeur des choses. Et des hommes.
En quelque sorte, l’expérience même de la "banque égalitaire" épouse cette tendance. La pression idéologique en faveur de l’équation "valeur = prix" est telle qu’il est désormais difficile, voire impensable, d’obtenir une reconnaissance sociale pour ce qui n’a pas de prix. En invitant des gens qui vivent et travaillent dans la gène à exprimer la valeur de leurs activités non marchandes en une unité de monnaie fictive, les organisateurs de la banque égalitaire posent un acte politique sans doute positif : par un coup de baguette magique, ce travail dévalorisé est soudain valorisé. Mais c’est en même temps un aveu d’échec. C’est laisser entendre qu’il n’y a pas de salut hors du marché, tout doit avoir un prix. Qu’on l’exprime en euros ou en "kapas" n’y change rien. Un marché alternatif reste un marché.
Leçon n°2 : un service public
Service public
Entreprise dont le propriétaire, en général unique, est les pouvoirs publics. Dans un sens plus étroit, cela peut vouloir dire aussi que cette firme publique poursuit des objectifs autres que la rentabilité, de sorte à rendre le service fourni accessible à un plus grand nombre.
(en anglais : public service)
peut se déguiser en bénévolat
Voilà qui amène une deuxième leçon. La banque a "encaissé" 316.026 heures de travail d’une valeur totale d’environ 2,5 millions de kapas. Si on convertit en euros, au taux horaire du salaire minimum, environ 8 euros, cela fait quasi la même chose, 2,5 millions d’euros. C’est considérable.
On risque cependant de faire une erreur d’appréciation en amalgamant toutes ces heures. Il y a en effet lieu de distinguer. Entre un travail dont la valeur est par définition non marchande et qui ne saurait s’exprimer ni en euros ni en kapas. Et un travail d’utilité publique qui mériterait d’être salarié.
Sous peine de faire cette distinction, la dimension politique du jeu de rôles bancaire manquera son but. On ne peut pas tout mélanger. Certaines choses doivent rester de l’ordre du don ou, si on préfère, de la militance. D’autres relèvent des missions de service public de la collectivité qu’il appartient à cette dernière de déterminer et de rétribuer en conséquence. C’est, entre les lignes, un des messages forts de la banque égalitaire.
Au fil du temps, l’État s’est progressivement désinvesti du champ des services rendus à la population en confiant à un secteur associatif sous-payé ou bénévole le soin d’en assurer l’exécution de larges pans.
En chiffrant cela, les organisateurs de la banque égalitariste invitent les pouvoirs publics à (re)prendre leurs responsabilités sociales. Encore faudrait-il examiner, parmi les 316.026 heures identifiées, lesquelles feraient utilement l’objet d’une revendication politique. Laquelle ?
C’est la troisième leçon qui ressort des débats organisés autour de la banque égalitaire, même si, il est vrai, il en sera assez peu question.
Leçon n°3 : le chômage est toujours artificiel
C’est bien sûr la question de l’emploi et, pour parler avec Keynes, du triste "gâchis" qu’on nomme chômage. Ce à quoi la plupart des participants ont été invités en valorisant leurs heures de travail socialement utile dans une monnaie bidon est de prendre conscience du fait que ces heures correspondent en réalité à un emploi déqualifié à l’extrême, car "valorisé" le plus souvent sous la forme d’un chômage. Du point de vue économique : un gâchis.
Combien de personnes, refusant le statut social d’inutilité que leur impose une politique de chômage structurel, sont amenées, par pis-aller, à s’inventer un "emploi" dans le bénévolat ?
C’est à cette question que répond très concrètement, à la grosse louche, l’échantillon des quelque 300.000 heures comptabilisées par la banque égalitaire.
Quel est le message politique, à bien y regarder ? Inutile de chercher midi à quatorze heures. Le message est que si la société organisait l’économie pour se donner les moyens d’une politique de plein emploi
Plein emploi
Situation d’une économie où tous ceux qui désirent travailler, dans les conditions de travail et de rémunération habituelles, trouvent un travail dans un délai raisonnable. Il existe un chômage d’environ 2 ou 3% de la population, correspondant aux personnes ayant quitté un travail pour en trouver un autre. On appelle cela le chômage frictionnel (chômage de transition ou chômage incompressible).
(En anglais : full employment)
, avec une répartition des richesses permettant des services publics de qualité, le projet de banque égalitaire pourrait illico fermer boutique sur un vivat : mission accomplie.
On en est loin, mais il faut un commencement à tout.
Post-scriptum : ces lignes sont dédiées à Marcel. Avec d’autres exclus d’entre les exclus, il a pris part à l’assemblée libre. Marcel est un jeune SDF qui vit dans une tente sur les hauteurs de Liège. Pendant quatre jours, il a travaillé à la réussite de la "banque égalitaire" – inutilement, du point de vue de l’économie réelle, les "kapas" qu’il a gagnés sont sans valeur. Ce n’est pas cela qui le dérange. Le dérange et l’émeut, dira-t-il, est que, mendiant dans les piétonniers de la ville, des passants lui reprochent de leur faire subir un harcèlement. Cela le révolte. "C’est ma liberté d’expression, tout de même !" Là, on est loin, très loin d’un débat sur les carences de l’économie "réelle". En même temps, pour cette raison précisément, on est en plein dedans.