Le ducroire est une notion désuète qui ne manque pas de saveur, comme la plupart des termes qui ont disparu du langage commun tout en ayant su trouver une niche spécialisée où survivre. On le trouve dans le Littré mais aussi dans le Petit Robert, qui atteste sa présence depuis 1723, même si, sans doute, le mot renvoie à une pratique qui existe depuis la nuit des temps, c’est-à-dire depuis que les hommes font du commerce. Et c’est quoi ?

 Une vieille histoire

Simplifions. Si A vend à B un objet X dont il n’est pas sûr d’en recevoir le paiement, il peut se prémunir contre ce risque en appelant en garantie une personne tierce C, qui payera la dette de B si celui-ci est dans l’impossibilité de le faire. La garantie offerte par C, ainsi que la prime qui y est attachée, sont appelées des ducroires.

Le terme subsiste dans le nom d’une institution publique que le petit monde de la Coopération au développement croise de temps à autre : l’Office national du Ducroire. Sa mission première, depuis sa création en 1921 (loi organique : 1939), est de couvrir les risques financiers auxquels les entreprises belges s’exposent lorsqu’elles font des affaires à l’étranger et, particulièrement, dans des pays dits à risques. Régimes instables. Pays lourdement endettés. Zones à conflits larvés. Etc.

Le Ducroire, dans le texte

Le Ducroire, qui s’appelait autrefois "Office national du ducroire" est un établissement public administrativement et financièrement autonome avec personnalité juridique, qui bénéficie de la garantie de l’Etat. Par la loi du 17 juin 1991 modifiant son statut, une section supplémentaire d’activité a été créée, qui ne bénéficie pas de la garantie de l’Etat (opérations dites concurrentielles habituellement assurées par des sociétés privées).

Le Ducroire a pour objet de stimuler le commerce extérieur belge, principalement par l’assurance des risques liés à l’exportation. Le Ducroire couvre également les risques de change ainsi que les risques politiques afférents aux investissements belges à l’étranger. La couverture Couverture Opération financière consistant à se protéger contre un risque lié à l’incertitude des marchés futurs par l’achat de contrats d’assurance, d’actes de garantie ou de montages financiers.
(en anglais : hedge)
de ces risques est soumise à la souscription d’une police d’assurance. Pour les crédits d’une durée inférieure à 365 jours, le terrain d’action Action Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
couvre tous les pays non membres de l’OCDE OCDE Organisation de Coopération et de Développement Économiques : Association créée en 1960 pour continuer l’œuvre de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) chargée de suivre l’évolution du plan Marshall à partir de 1948, en élargissant le nombre de ses membres. A l’origine, l’OECE comprenait les pays européens de l’Ouest, les États-Unis et le Canada. On a voulu étendre ce groupe au Japon, à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui, l’OCDE compte 34 membres, considérés comme les pays les plus riches de la planète. Elle fonctionne comme un think tank d’obédience libérale, réalisant des études et analyses bien documentées en vue de promouvoir les idées du libre marché et de la libre concurrence.
(En anglais : Organisation for Economic Co-operation and Development, OECD)
ainsi que la Hongrie, le Mexique, la Pologne, la Tchéquie, la Turquie et la Corée du Sud. Pour les autres types de crédit, il n’y a pas de limitation géographique.

Dans le cadre de l‘élargissement de l’UE UE Ou Union Européenne : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
, le Ducroire a créé un SA de droit privé afin de garantir la continuité de son offre aux entreprises européennes. Cette SA assurera entre autres l’exportation vers les 10 nouveaux Etats membres pour autant qu’il existe des risques en matière de crédit et ce pour une durée maximale de 2 ans. Toutes les entreprises belges entrent en considération pour autant qu’elles s’occupent d’exportation.

Source : http://mineco.fgov.be/enterprises/vademecum/Vade25_fr-06.htm#P438_68419

On pourrait naturellement dire : en quoi cela nous concerne ? Bien plus qu’on ne pourrait le croire. L’Office national du Ducroire (le Ducroire, pour les intimes), qui assurait en 2005 pour plus de 12 milliards d’euros (480 milliards de nos anciens francs) de business belge à l’étranger joue un rôle crucial – bien qu’équivoque – dans nos relations avec les pays du Tiers-monde. Deux exemples suffiront pour s’en convaincre.

 Voilà un petit dessin...

Dans une question parlementaire de 2004, le sénateur Pierre Galand rappelle que, depuis 1990, la Coopération belge verse chaque année quelque 13 millions d’euros au Ducroire, un montant destiné à apurer une série de créances détenues sur la République démocratique du Congo. Deviennent de l’aide au développement, en d’autres termes, des opérations commerciales que des entreprises belges ont menées – sans grand risque, grâce au Ducroire – au Congo.

Le Ducroire au Sénat, le 1er avril 2004...

Question du sénateur Pierre Galand (PS)  : Depuis 1990, l’Aide publique au développement Aide publique au développement ou ADP : Total des prêts préférentiels (à des taux inférieurs à ceux du marché) et des dons budgétisés par les pouvoirs publics des États dits développés en faveur de pays du Tiers-monde. Théoriquement, ces flux financiers devraient être orientés vers la mise en place de projets concrets et durables, comme des infrastructures essentielles, des actions de lutte contre la faim, en faveur de la santé, de l’éducation, etc. Mais souvent il s’agit d’un moyen détourné pour les anciennes métropoles coloniales de conserver les liens commerciaux avec leurs dépendances, en les obligeant à s’approvisionner auprès des firmes métropolitaines. Selon les Nations unies, l’APD devrait représenter au moins 0,7% du PIB de chaque nation industrialisée. Mais seuls les pays scandinaves respectent cette norme.
(En anglais : official development assistance, ODA)
verse au Ducroire la somme de 550 millions d’anciens francs, devenus 13 millions d’euros au budget depuis 2003. Cette contribution est destinée à apurer une série de créances détenues sur le Congo-Zaïre, en d’autres termes à apurer une dette. D’une part, après quinze ans de contribution régulière de la DGCD (Direction générale de la coopération au développement), ex-AGCD, le ministre peut-il préciser si les autres contributeurs devant participer à cet allégement, soit le ministère des Finances et le secteur privé, ont-ils apporté les sommes qu’ils s’étaient engagés à verser au Ducroire en même temps que la DGCD ? D’autre part, le ministre peut-il nous préciser à quels taux d’intérêt Taux d’intérêt Rapport de la rémunération d’un capital emprunté. Il consiste dans le ratio entre les intérêts et les fonds prêtés.
(en anglais : interest rate)
les retards cumulés de ces dettes ont-ils été calculés ? Y a-t-il eu entre-temps une péréquation ? Enfin, quel est l’encours Encours Solde comptable à un moment donné d’un compte d’épargne, de prêt, d’avoirs, etc., ceci après comptabilisation des entrées (ou versements) et sorties (ou retraits). C’est l’équivalent du terme économique de stock (par opposition à la notion de flux).
(En anglais : outstanding balance)
qui serait encore à récupérer et quelle est sa nature exacte ?

Réponse de Marc Verwilghen (VLD), ministre de la Coopération au développement – Nous sommes le 1er avril, monsieur Galand, et j’ai l’impression que mes collaborateurs m’ont privé de la réponse qui avait été préparée et que j’avais lue en mon cabinet. Je vais donc vous donner une réponse exacte mais peut-être incomplète. Les deux parties qui devaient apporter leur contribution à cet apurement de créance, soit le département des Finances et le secteur privé, ont fait l’effort nécessaire sans qu’il y ait eu péréquation. Je vous ferai parvenir dès que possible la réponse exacte et complète à votre question, l’essentiel étant de savoir que les deux parties en cause ont respecté leurs obligations.

Commentaire quelque peu désabusé de Pierre Galand : J’espère qu’il ne s’agit pas vraiment d’un poisson d’avril, monsieur le ministre. Votre réponse est en tout cas un peu brève... À ma connaissance, le ministère des Finances a rempli son contrat, mais j’aimerais savoir à quelle hauteur. En revanche, le secteur privé qui s’était engagé à l’époque n’a pas accompli l’effort annoncé. J’aimerais également savoir quel est l’encours actuel. Quels montants seront encore prélevés sur le budget de la Coopération au développement ?

Réplique en queue de poisson de Marc Verwilghen : Comme je vous l’ai signalé, monsieur Galand, j’avais des précisions à ce sujet mais j’ai lu en diagonale la réponse qui avait été préparée. Je ne puis donc vous communiquer maintenant les chiffres exacts mais je vous ferai parvenir cette réponse le plus rapidement possible.

Pierre Galand clôt "l’incident" : J’espère, monsieur le ministre, que cette question pourra être examinée en séance plénière et non exclusivement en privé.
(La vie parlementaire, telle qu’en elle-même.)

Source : http://www.pierregaland.be/pgsenateur/questorale/qoducroire.htm

Une autre question parlementaire, posée celle-là par le député Dirk Van der Maelen en 2005, lève, quant à elle, un coin du voile sur la nature de ces opérations commerciales. Car le Ducroire "couvre" aussi des exportations d’armes vers des pays à risque : 44 contrats en 2001 pour une valeur de 151 millions d’euros, 39 en 2002 (137 millions), 45 en 2003 (81 millions), 49 en 2004 (106 millions) et 35 en 2005 (101 millions). C’est, sinon une aide au développement, la bénédiction à une étrange forme d’appui au "développement" de pays tiers, parmi lesquels on trouve Israël, le Liban, l’Arabie Saoudite, le Pakistan, la Tanzanie, le Népal ou encore le Botswana...

Donc, le Ducroire fait problème. Il fait problème pour quiconque se préoccupe de solidarité internationale. Il offre des assurances "omnium" – garanties par l’Etat belge (donc, nous) – au bénéfice de qui, pour quoi et avec quels effets pour les populations des pays qui vont accueillir ces investissements d’un genre particulier ?

 Opaque, mettons

Réponse : bouteille à encre. Aucune information qui permettrait de ventiler ces "aides" en fonction de leur destination géographique. Et pas un mot naturellement, confidentialité oblige, sur les entreprises qui bénéficient de la manne. Ce que le Ducroire exige, c’est une confiance aveugle. C’est paradoxal. En tant qu’institution publique dont les décisions engagent l’Etat et traduisent sa volonté, il est anormal qu’elle échappe au jeu démocratique du contrôle parlementaire et du débat public.

La messe n’est pas dite pour autant. A preuve, deux initiatives récentes.

Il s’agit, d’une part, des propositions de loi Van der Maelen (SpA), de Bethune (CD&V) et Nagy (Ecolo).. Elles ont en commun de proposer que les entreprises bénéficiaires des garanties d’Etat octroyées par le Ducroire doivent respecter, dans les activités qu’elles développent dans le Tiers-monde, les normes sociales et environnementales édictées par l’Organisation pour le commerce et le développement européen (OCDE). Donc, injecter un peu d’éthique dans les agissements des entreprises belges dans le Tiers-monde.

 Sans transparence, pas de libre examen

Les modalités d’application varient selon les auteurs des propositions mais elles exigeront la mise en place d’un mécanisme permettant de vérifier le respect de ces normes, par exemple en créant un comité de surveillance dans lequel pourraient figurer des associations actives dans le secteur de la solidarité internationale. C’est une revendication portée par un certain nombre d’entre elles (dont la fédération des ONG flamandes) qui, en 2006, ont approché les auteurs de ces propositions de loi afin d’en revoir et d’harmoniser le contenu et soutenir la démarche sous la forme d’un texte unique susceptible de recueillir une large majorité (alternative) au Parlement. Ce projet s’est, pour l’heure, cependant heurté à l’opposition des libéraux.

Et puis, d’autre part, il s’agit de la création d’une plate-forme ECA Watch regroupant des associations (jusqu’ici surtout flamandes) qui, appuyant les mêmes visées éthiques, exige en plus que les activités du Ducroire se fassent dans la transparence. Affaire à suivre...

Pour qui lit le néerlandais, le site d’ECA Watch est une mine d’information : www.eca-watch.be

 


Pour citer cet article :

Erik Rydberg, "Le Ducroire, une affaire de confiance aveugle ?", Gresea, décembre 2006. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1670



P.-S.

Mise en ligne sur le site du Gresea en décembre 2006, cette analyse a été publiée, dans une version un plus courte, à la rubrique "Dico du développement" dans le numéro 66 de janvier-février 2007 du bimestriel "Ici & Là-bas", bulletin de liaison de Solidarité Mondiale.