Malgré la révélation des Uber Files, le lobby
Lobby
Groupement créé dans le but de pouvoir influencer des décisions prises habituellement par les pouvoirs publics au profit d’intérêts particuliers et généralement privés. La plupart des lobbies sont mis en place à l’initiative des grandes firmes et des secteurs industriels.
(en anglais : lobby)
Uber a encore frappé en Belgique, sur le terrain du syndicalisme, cette fois ! Après avoir obtenu la légalisation de ses pratiques sociales grâce au récent « plan taxi » adopté par le Gouvernement bruxellois, Uber cherche maintenant à se légitimer comme « partenaire social » grâce à la signature d’un accord avec la centrale des Transports de la FGTB. La plateforme américaine, encore hors-la-loi il y a peu, continue toutefois de refuser d’être un employeur respectant le droit du travail. Mais comment un syndicat peut-il se prêter à cette drôle de danse d’un dialogue social avec Uber ?
Photo : Rassemblement des chauffeurs et coursiers, le 25 octobre 2022, place du Luxembourg, Bruxelles « Les plateformes doivent respecter les règles »
Uber, acteur politique légitimé par le lobbying
La stratégie d’Uber est politique. Ceci se révèle avec certitude depuis juillet 2022 avec lesdits « Uber Files ». Plus de 124 000 documents internes de l’entreprise ont alors été transmis au quotidien britannique The Guardian [1] par un lanceur d’alerte, ex-cadre d’Uber, dont il était un des principaux lobbyistes : Mark MacGann. Le journal a partagé avec le Consortium
Consortium
Collaboration temporaire entre plusieurs entreprises à un projet ou programme dans le but d’obtenir un résultat.
(en anglais : consortium)
international des journalistes d’investigation (ICIJ) [2] les informations confidentielles datées de 2013 à 2017, comprenant des emails et messages des dirigeants de la plateforme, ainsi que des présentations, notes et factures. Ces révélations ont donné les preuves qu’Uber organisait depuis 2014 un lobbying intense tant au niveau national qu’européen pour adapter la législation à ses intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
.
Plus récemment, le 25 octobre 2022, le même lanceur d’alerte a participé à l’audition publique « Uber files, lobbying and workers rights » devant la Commission Emploi et Affaires sociales du parlement européen qui a lancé une enquête publique [3]. Il affirme alors que, dans la mission qu’il avait en tant que cadre d’Uber, l’objectif principal qui lui était assigné était « d’éviter de faire porter à Uber la responsabilité qui incombe aux employeurs ». Et il explique de manière très imagée, prenant l’employeur pour un canard : « Si Uber finissait par ressembler à un ‘canard’, il aurait fallu lui donner le nom de ‘canard’. C’est pourquoi, la direction nous disait toujours : surtout, continuer à dire que c’est un ‘hamster’ ! ». « Pour que le modèle commercial d’Uber fonctionne, il faut des perdants : les chauffeurs, évidemment. La plateforme refuse tout droit aux travailleurs sur base de la sacro-sainte ‘flexibilité’. »
Cette audition de la commission d’enquête parlementaire est importante pour remettre en perspective le lobbying scandaleux d’Uber. Si les preuves des Uber Files s’arrêtent en 2017, un excellent rapport [4] montre que Uber n’a depuis cessé d’exercer son influence politique. En effet, la présence des lobbyistes des plus grandes entreprises du secteur – Uber, Deliveroo, mais aussi Bolt, Wolt, Free now, Delivery Hero et Glovo – s’est encore considérablement renforcée en 2019, lorsque la Présidente de la Commission européenne, Ursula Van der Leyen, a décidé de mettre le sujet des travailleurs de plateforme à l’agenda politique. Puis en 2021, lorsqu’il s’est agi d’écrire une proposition de loi européenne en vue d’« améliorer les conditions de travail des travailleurs de plateforme ».
Concernant les Uber files, en Belgique plus précisément, les documents analysés par les journaux Le Soir, Knack et De Tijd révèlent, entre autres, que l’ex-ministre bruxellois de la Mobilité, Pascal Smet (Vooruit), était particulièrement proche de la société américaine, qui a déployé une véritable « machine de lobbying » dans la capitale belge dès 2014. C’est l’année où Uber s’est implantée en Belgique dans le secteur du transport de personnes (LVC), se développant ensuite dans le secteur de la livraison de repas avec Uber Eats. La plateforme y a développé une stratégie économique spécifique : s’implanter sans crier gare et capter le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
en obligeant chauffeurs et coursiers à travailler pour elle comme faux-indépendants ou sous le régime P2P [5] (pour les coursiers), mais surtout pas comme salariés. Évitant toute responsabilité d’employeur envers ses travailleurs, Uber a jusqu’à il y a peu refusé la concertation sociale et la négociation avec les syndicats. Ses pratiques sociales mènent ainsi non seulement à un démantèlement des statuts et de la norme sociale d’emploi, mais aussi à s’affranchir des mécanismes de solidarité nationale (protection sociale, impôts).
Les autorités publiques, influencées par le lobbying accompagnent le mouvement et élaborent ou utilisent des lois sur mesure pour l’économie de plateforme. En Belgique, elles l’ont même précédé avec la loi Decroo qui défiscalise et désocialise le travail. En effet, depuis le 1er mars 2017, si une plateforme est agréée comme entreprise d’économie collaborative, elle peut faire travailler ses prestataires sous régime P2P, c’est-à-dire avec un taux d’imposition de 10 % (et non plus de 33 % comme cela était le cas jusqu’alors) et une dispense de cotisations sociales sur les premiers 5 100 euros annuels (sans limites de plafond mensuel) [6]. Et c’est bien ce régime que Uber Eats utilise pour 85 % des coursiers en Belgique, le reste étant des faux-indépendants. Du côté des chauffeurs, Uber a pu se développer et finalement « plateformiser » le secteur des taxis bruxellois, grâce au tout récent « plan taxi » [7]. La loi Decroo et le « plan taxi » sont de beaux exemples de légalisation des pratiques des deux entreprises que sont Deliveroo ou Uber dans le cadre spécifique de la Belgique, petit paradis des plateformes.
La Belgique, paradis des plateformes
En effet, le cadre juridico-politique bien spécifique de la Belgique, au-delà du cas d’Uber et contrairement à d’autres États de l’Union européenne [8], est très favorable à l’implantation et au développement des plateformes. Cela s’est encore confirmé par deux fois l’année passée : primo, le 8 décembre 2021, une décision de justice a tranché en faveur de Deliveroo [9]. Le Tribunal du travail de Bruxelles a en effet rendu un jugement à rebours de la majorité de la jurisprudence européenne [10], estimant que les coursiers n’ont pas de contrat de travail avec Deliveroo mais sont des travailleurs indépendants. Secundo, le gouvernement fédéral a adopté le 15 février 2022 un « accord travailleurs de plateforme » dans le cadre du « Deal pour l’Emploi » [11], qui n’offre quasiment pas de droits aux « nouveaux travailleurs » que sont les coursiers. Ainsi, l’extension de la loi sur les accidents du travail, qui apparaissait comme l’élément principal de l’accord, n’est finalement prévue que pour les 15 % de coursiers qui restent sous statut indépendant. La majorité des livreurs prestant sous le régime P2P ne sont donc pas concernés par cette extension.
Dans cet espace de régulation molle qu’est la Belgique, les plateformes continuent d’avancer dans leur processus de légitimation : Uber – et peut-être bientôt d’autres plateformes – souhaitent désormais attirer les organisations syndicales les moins contestataires dans un dialogue social. Après avoir légalisé des sous-statuts de travailleurs, s’agit-il d’entamer ou de subvertir – un peu plus qu’elle ne l’est déjà – la capacité de représentation et de négociation collective des organisations syndicales ?
Uber, partenaire social et attrape-mouche des syndicats d’accompagnement
Après s’être implanté et légitimé au plan légal par le lobbying, Uber est devenu un acteur politique de premier plan et s’attaque maintenant aux syndicats. Franck Moreels, Président de l’UBT, la centrale des transports de la FGTB, qui a signé un accord avec Uber le 21 octobre dernier, explique l’évolution d’Uber dans son rapport aux organisations de défense des travailleurs :
« Dans le passé, nous avons eu des combats assez virulents avec Uber. Sous le régime de Kalanick, l’ancien CEO d’Uber, la société ne voulait rien savoir du dialogue social avec les syndicats, que du contraire. Nous étions considérés comme des ennemis. Cela a changé sous la direction de Dara Khorsrowshahi [depuis 2017]. […] Ils sont à la recherche du dialogue social » [12].
Le terme « dialogue social » à son importance [13] : le rapprochement entre Uber et l’UBT-FGTB s’effectue bien par l’entremise d’un « dialogue social » entre « partenaires sociaux » et non par une « négociation collective » entre interlocuteurs sociaux qui prendrait sa force dans l’organisation et la mobilisation des travailleurs des secteurs concernés. Rappelons ici, avec Georges Debunne, secrétaire général de la FGTB dans les années 1970, la différence fondamentale qu’induisent ces deux expressions.
« Partenaires sociaux » d’un dialogue ou « interlocuteurs sociaux » d’une négociation ?« Le terme « partenaires sociaux » me heurtait […]. Le syndicat n’était pas un partenaire du patronat. On ne vivait pas ensemble, on n’était ni associés ni mariés. De là ma préférence à l’expression "interlocuteurs sociaux", beaucoup plus correcte et davantage réaliste. Qu’on me comprenne bien. J’étais un partisan du dialogue, de la discussion, de la négociation, de la concertation de la recherche d’accords avec le syndicat patronal mais nul ne pouvait ignorer que nos intérêts étaient ou pouvaient être divergents […]. Nous étions bien séparés les uns des autres. Eux à l’intérieur de la place, les possesseurs et nous à l’extérieur, les demandeurs ! »Source : Extrait de Georges Debunne (2003), À quand l’Europe sociale ?, Paris, Syllepse, p. 41.
Outre la faiblesse de ce que peut promettre ce « dialogue social », l’accord UBT-FGTB est intervenu à un moment bien spécifique de nécessaire re-légitimation d’Uber : après avoir mis les pieds dans l’économie belge par des moyens prédateurs, souvent illégaux, il était important pour la plateforme de ré-assainir son image. Que l’accord ait été signé le 21 octobre 2022 en Belgique, à la veille de l’audition de Mark Mac Gann, le lanceur d’alerte des Uber Files ayant mis Uber sous pression, n’est pas un hasard. Mais cet accord belge n’est pas le premier signé avec Uber. Il a un précédent très intéressant au Royaume-Uni, qui nous permet de mieux comprendre ses tenants et aboutissants.
Le laboratoire britannique
En effet, le tout premier syndicat à être entré dans le jeu du dialogue social d’Uber est le syndicat anglais GMB au Royaume-Uni. Il a signé un accord dit « historique » avec la plateforme dès le 26 mai 2021 [14]. Dans sa communication, Uber dit alors reconnaître GMB formellement, « ce qui permet au syndicat de représenter les 70 000 chauffeurs dans tout le pays ». Cet accord a ceci de spécifique qu’il fait suite à un jugement du 19 février 2021 de la Cour suprême du Royaume-Uni qui a décidé que les chauffeurs Uber devaient être traités comme des « workers » plutôt que comme des indépendants [15]. Grâce à ce statut, les chauffeurs Uber britanniques sont donc censés toucher au moins le salaire minimum (National Living Wage), avoir droit à des congés payés et pouvoir cotiser à un plan d’épargne-retraite, auquel contribue la société.
En plus de ces trois éléments inclus dans le statut actuel de worker (salaire, congés, retraite) et qu’il doit aider à faire appliquer, l’accord entre le syndicat GMB et Uber aborde d’autres sujets (voir encadré ci-dessous).
Sujets du dialogue social GMB-Uber- les avantages discrétionnaires, y compris l’assurance gratuite AXA contre la maladie et les blessures, ainsi que le programme de fidélité des chauffeurs Uber, en place depuis 2018 ;- la Santé, la sécurité et le bien-être ;Mais aussi :- la représentation : GMB et la direction d’Uber se rencontreront tous les trimestres pour discuter des problèmes et des préoccupations des conducteurs.- l’organisation des chauffeurs : Uber a accordé des droits d’accès aux représentants GMB aux hubs des chauffeurs afin de leur permettre de rencontrer et de soutenir les chauffeurs.- la désactivation de comptes : GMB jouera un rôle dans la représentation des chauffeurs s’ils perdent l’accès à l’application UberSource : Communiqué de presse, https://www.gmb.org.uk/news/uber-and-gmb-strike-historic-union-deal-70000-uk-drivers
Si les deux premiers sujets n’affichent rien de nouveau, car ils étaient déjà abordés depuis 2018, les trois suivants correspondent à ce qui semble devenir la norme standard d’un dialogue social de plateforme, ultra-minimaliste que l’on retrouvera dans le futur accord belge. Primo, la « représentation » consiste uniquement à une rencontre par trimestre – qui existe le plus souvent déjà sous un autre nom. Secundo, ce qui est nommé ici « organisation des chauffeurs » est explicité dans le communiqué : « Uber soutiendra les chauffeurs s’ils choisissent d’adhérer au GMB. Et, des représentants syndicaux seront présents dans les centres d’assistance aux chauffeurs afin de favoriser leur adhésion ». À défaut d’une organisation véritable des travailleurs, cette pratique relève de la caricature d’adhésion forcée à un syndicat d’accompagnement. Reste le dernier point sur la désactivation des comptes et la question du rôle que peut y jouer GMB.
Laboratoire du dialogue social avec les plateformes, Uber a-t-elle changé à la suite de l’arrêt de la Cour suprême et de l’accord de reconnaissance conclu avec le GMB [16] ? Rien n’est moins sûr, selon les représentants des deux syndicats de base de chauffeurs, l’IWGB et l’App Drivers and Couriers Union (ADCU).
Concernant l’application du statut de worker, selon James Farrar, secrétaire général de l’App Drivers and Couriers Union (ADCU) : « un an plus tard, Uber ne s’est toujours pas conformé à la décision de justice de payer le temps de travail de l’ouverture à la fermeture de la session, et une grande partie du temps de travail n’est toujours pas payé ». James Vail, responsable de la communication de l’IWGB, s’est montré tout aussi critique sur les rémunérations : « les chauffeurs d’Uber sont très vulnérables aux pressions inflationnistes, telles que l’augmentation du prix du carburant. L’accord avec GMB n’a rien fait pour améliorer les salaires ».
Sur l’organisation, il est intéressant de constater que, au Royaume-Uni du moins, l’accord Uber-GMB ne semble pas avoir affecté les efforts de syndicalisation des deux syndicats contestataires. Selon Vail (IWGB) : « l’accord GMB a été conçu par les patrons d’Uber pour embrouiller les chauffeurs quant au syndicat auquel ils doivent adhérer et pour étouffer notre organisation. Malgré cela, nous avons continué à progresser au cours de l’année qui a suivi la conclusion de l’accord : nous restons un syndicat dirigé par les travailleurs et organisé au niveau de la base et nous constatons une augmentation régulière des membres. »
Enfin, concernant la désactivation/licenciement, Mick Rix, responsable national du syndicat GMB explique en tant que signataire de l’accord : « nous avons représenté plus de 500 chauffeurs (sur les 10 600 en 2021) [17] qui avaient été suspendus ou désactivés de l’application Uber. Grâce à nos représentations, environ 92 % de ces chauffeurs ont pu reprendre leur travail sur l’application. »
Le bilan de l’accord après un an montre que sur les principaux points de l’application du statut de worker (salaire et temps de travail), les syndicats contestataires ne sont absolument pas satisfaits du résultat. Sur les autres points de l’accord qui correspondent à la future
Future
Contrat à terme (un, trois, six mois...) fixant aujourd’hui le prix d’un produit sous-jacent (titre, monnaie, matières premières, indice...) et devant être livré à la date de l’échéance. C’est un produit dérivé.
(en anglais : future)
norme standard du dialogue de plateforme, les avis sont partagés entre les syndicats, même s’ils restent globalement très critiques.
L’ITF impulse le premier « accord de désaccord » européen avec Uber : en Belgique !
Après ce premier accord britannique inédit, la fédération internationale des transports (ITF) a, elle aussi, signé en février 2022 un protocole d’accord (memorandum of understanding) avec Uber [18] pour entamer un « dialogue social » sur les conditions de travail des coursiers et chauffeurs dans le monde.
Les deux signataires, Uber et ITF s’engagent à organiser des tables rondes entre leurs membres (les syndicats des transports nationaux) et la direction de l’entreprise. Point important, l’ITF dit aussi vouloir contester vigoureusement la classification erronée des faux indépendants et prôner le salariat.
Sur cette base, l’ITF demande l’extension de ce type d’accords dans d’autres pays avec les trois points-clés : représentation, organisation, désactivation. Après un deuxième accord de dialogue social signé dans un pays anglo-saxon, l’Australie [19], la Belgique se manifestera comme premier de la classe pour signer le premier accord sur le continent européen.
C’est donc comme membre de l’ITF, et un mois après la signature du mémorandum de l’organisation internationale que l’UBT-FGTB, la centrale des transports du syndicat a proposé à Uber d’entamer un dialogue en vue d’un accord. Selon le signataire de l’accord, Tom Peeters [20] : « les discussions sur cet accord ont commencé dès le mois de mars 2022, et notre visite du Hub d’Uber à Londres nous a convaincu que cette collaboration était importante ». Une collaboration importante, pourquoi ?
L’UBT-FGTB veut exister à l’international
La section transport de l’UBT est une des plus petites centrales de la FGTB. Elle a signé un accord le 21 octobre 2022 dans le but d’exister dans le secteur à l’échelon européen et international alors qu’elle n’existe pas sur le terrain en Belgique. Et ceci, d’autant plus que le Président de l’UBT, Frank Moreels déjà vice-président de l’ITF souhaite désormais se présenter à la présidence de la fédération internationale. Ceci pose un véritable enjeu de démocratie syndicale et de la forme que prendra à l’avenir la représentation des travailleurs. L’UBT, fédération des transports de la FGTB se dit représentative des chauffeurs et coursiers alors même qu’elle n’a que très peu d’affiliés chez Uber ou Deliveroo. Elle prétend à cette représentativité du fait de ses 60 000 membres dans le secteur des transports, plus généralement. Les enjeux internationaux défendus par la centrale UBT l’éloignent des questions essentielles : l’unité des travailleurs et de leurs représentants sur les revendications émanant des travailleurs eux-mêmes. L’UBT souhaite en effet devenir le seul représentant du secteur auprès de la plateforme, alors que le Collectif des Coursiers, l’organisation des chauffeurs de taxi Uber (USCP) et ACV United Freelancers ont toujours été les acteurs les plus représentatifs des coursiers et chauffeurs.
Un vernis sur le statut, un trou noir sur les rémunérations
Le contenu de l’accord est creux puisqu’il s’agit avant tout de s’asseoir à la table de négociation, même si le cahier de revendications est hors-sol, faute d’un nombre suffisant d’affiliés et d’organisation des travailleurs. Dialoguer pour exister sans objet réel de négociation : c’est le syndicalisme d’accompagnement, tendance largement présente au sein du mouvement syndical en Belgique et ailleurs, activé ici dans sa caricature absolue puisque lié à une entreprise encore illégale il y a deux ans.
Pour maintenir la face, le signataire de l’UBT explique que l’accord signé est un « accord de désaccord » sur le statut d’emploi. La centrale se refuse à être d’accord avec Uber sur le fait de faire travailler, en Belgique, des faux indépendants ou des prestataires sous le statut p2p. L’UBT prône donc le statut salarié pour les coursiers et chauffeurs, statuts qui leur permettrait par la suite de les inscrire dans des commissions paritaires et d’obtenir ainsi des droits spécifiques. La centrale conciliante avec Uber explique ainsi l’expression « accord de désaccord » : « Nous sommes radical sur la défense du statut salarié, mais souhaitons progresser sur le dialogue social pour améliorer les conditions de travail […]. Pour nous, le premier pas est d’être représentatif dans la société Uber. »
Par conséquent, en quoi consiste le contenu de cet accord de dialogue social ? Dans un communiqué de presse, le signataire explique les « trois points-clés » qui correspondent à ceux figurant dans l’accord de l’ITF [21] : premièrement, la représentation des travailleurs consiste à mettre en place quatre réunions par an avec Uber et un permanent syndical présent dans le Hub bruxellois afin de fournir des services aux chauffeurs et coursiers. Le deuxième point de l’accord est, selon Peeters, « l’amélioration des conditions de travail : des questions de sécurité au travail et de conditions de travail pourront être discutées avec Uber ». Ceci reste très flou et surtout les questions essentielles du salaire et du contrôle de l’algorithme n’apparaissent pas. Le dernier point concerne les déconnections arbitraires : « le syndicat représentera les chauffeurs s’ils cherchent à faire appel en cas de perte d’accès à l’application Uber ».
Malgré le faible contenu de cet accord, son signataire se félicite de suivre le modèle de l’accord britannique. Il faut pourtant les distinguer. En effet, le syndicat anglais GMB a certes signé un accord avec Uber, mais sur une autre base car, comme nous l’avons déjà dit, les travailleurs anglais possèdent le statut spécifique de « worker » comprenant un salaire horaire, des congés pays et un plan de retraite. Les belges, eux, n’ont aucun statut valable et donc aucun accès à un salaire horaire, le p2p étant un régime fiscal plus qu’un statut. Même si les workers anglais touchent un salaire inférieur au salaire minimum, ce qui les place dans une situation de sous-salarié, ils échappent toutefois au travail à la tâche qui est encore le sort des travailleurs belges.
Pour conclure, si Uber souhaite désormais signer des accords avec les syndicats qui le voudront bien, c’est essentiellement pour assoir sa légitimité comme acteur du « dialogue social » sans rien lâcher pourtant sur les éléments essentiels de la négociation collective : statut et salaire.
Uber suit encore sa même stratégie internationale consistant à donner d’une main et à prendre de l’autre. En affichant le statut de worker de ses chauffeurs au Royaume-Uni comme preuve de son changement de cap depuis 2017, la plateforme continue de se battre devant les tribunaux pour résister à ce changement qui lui est imposé dans d’autres pays. Uber ne semble pas avoir changé ses méthodes prédatrices, mais devient de plus en plus habile en ajoutant notamment le « dialogue social » à sa stratégie initiale.
Le partenaire social Uber n’est toujours pas un employeur négociateur, juste un attrape-mouche des syndicats d’accompagnement. Agissant sur le monde entier, la plateforme de transports va finalement permettre d’identifier dans chaque pays les syndicats les plus conciliants, ou dit autrement, ceux qui, selon Frank Moreels (UBT) sont prêts à « s’aventurer sur le sentier du dialogue social au lieu de camper sur les positions du champ de bataille » [22].
Pour citer cet article : Dufresne, A. "La stratégie politique d’Uber : lobbying et dialogue social", Mirador, novembre 2022.