À partir d’enquêtes menées auprès des travailleur.euse.s des maisons de repos et de soins en Région wallonne et à Bruxelles, la recherche menée par Natalia Hirtz (Gresea) et Maria-Cecilia Trionfetti (Université Libre de Bruxelles), dans le cadre du projet « Soigner pour le profit » du réseau européen ENCO, analyse l’impact du processus de privatisation sur le travail de care au sein de ces institutions.
En Belgique, comme dans la plupart des pays européens, le secteur des maisons de repos et des maisons de repos et de soins (MR-S) a été touché de plein fouet par la pandémie. Selon les données publiées par l’institut scientifique de santé publique [1], lors de la première vague, 64% des décès liés au Covid-19 sont attribués à des resident.es de MR-S. Dans ce contexte, le personnel s’est retrouvé submergé par une importante surcharge de travail. Sans matériel nécessaire ni personnel supplémentaire, les travailleuses des MR-S ont dû s’occuper de la prise en charge des résident.e.s malades du Covid-19 auxquel.le.s les hôpitaux refusaient l’admission. En Belgique, les hôpitaux n’ont pas été saturés comme ce fut le cas dans d’autres pays tels que l’Italie ou l’Espagne. Toutefois, des directions hospitalières ont procédé au tri des patient.e.s, privant de la sorte des résident.e.s de MR-S de transferts vers des établissements hospitaliers. C’est ainsi que, depuis l’irruption du virus jusqu’au 1 août 2021, 74% des résident.e.s décédé.e.s du Covid-19, sont mort.e.s dans la MR-S. et seulement 26 %, à l’hôpital [2].
Cette crise sans précédent subie par les travailleur.euse.s et résident.e.s a été un révélateur des dysfonctionnements structurels du modèle de soins aux personnes âgées ainsi que des conditions de travail délétères que connait le personnel depuis de longues années. Situation héritée des politiques d’austérité
Austérité
Période de vaches maigres. On appelle politique d’austérité un ensemble de mesures qui visent à réduire le pouvoir d’achat de la population.
(en anglais : austerity)
qui affaiblissent le système de santé publique.
L’évolution du secteur de l’hébergement pour personnes âgées est en effet un cas archétypique du phénomène de marchandisation des systèmes de soins de santé au niveau européen. D’après les estimations du collectif de journalistes « Investigative Europe », les cinq multinationales les plus importantes en Europe possèdent 242.000 lits dans le secteur [3]. Au niveau belge, l’évolution de ce secteur se situe sur la même longueur d’onde. Depuis les années nonante, le changement radical dans sa physionomie est dû à quatre processus majeurs : l’avancée du secteur lucratif sur le secteur public et associatif ; la concentration du secteur aux mains des quelques grands groupes d’investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
au détriment des petites structures ; la montée en puissance des acteurs du marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
de l’immobilier et le développement du secteur lucratif grâce aux ressources publiques.
Les mutations vers la privatisation du secteur
Au sens strict, le terme « privatiser » implique le transfert d’une activité ou d’un service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
géré par le secteur public vers le secteur privé. Le service public
Service public
Entreprise dont le propriétaire, en général unique, est les pouvoirs publics. Dans un sens plus étroit, cela peut vouloir dire aussi que cette firme publique poursuit des objectifs autres que la rentabilité, de sorte à rendre le service fourni accessible à un plus grand nombre.
(en anglais : public service)
désigne une activité dont l’objectif premier est de rendre accessibles des services pour l’ensemble de la population au-delà de la réalisation de bénéfices. Réalisation de bénéfices qui reste un des objectifs principaux du secteur privé, à l’exception des associations sans but lucratif (ASBL). En Belgique la spécificité du secteur associatif est reconnue par la loi de 1921, selon laquelle les ASBL ont l’interdiction de mener des opérations industrielles ou commerciales. Or, depuis mars 2019, le Code des sociétés et des associations (CSA) supprime l’interdiction pour celles-ci de mener des activités lucratives. Si leurs membres ne peuvent pas bénéficier du surplus tiré par cette vente de services, le CSA approfondit toutefois le processus de marchandisation de ce secteur qui joue un rôle fondamental dans le fonctionnement des services publics belges. En effet, depuis la loi du 1921, des missions publiques ont été progressivement confiées aux ASBL qui sont devenues une pièce fondamentale dans le fonctionnement de l’État belge [4]. Dans le système de soins de santé belge, la majorité des structures hospitalières restent aux mains du secteur privé associatif [5] alors que ce n’est pas le cas pour les MR-S, où trois types de structures existent en fonction de leur statut juridique : les MR-S du secteur public, les MR-S du secteur lucratif (exploitées par des SA, SPRL ...) et les MR-S du secteur associatif (administrées par des ASBL, certaines liées à des mutualités ou autres organismes non marchands).
En termes de répartition des établissements par région et par secteur, selon la dernière étude disponible au niveau belge [6], en Région flamande 25% des établissements appartiennent au secteur public, 54% au secteur associatif et 21% au secteur lucratif alors qu’en Région wallonne 25% des établissements appartiennent au secteur public, 20% à l’associatif et 54% au secteur lucratif. En Région de Bruxelles-Capitale le pourcentage d’établissements aux mains du secteur lucratif est le plus important (61%), alors que seulement 17% des établissements ressortent du secteur associatif et 22% du secteur public.
L’évolution du secteur de l’hébergement pour personnes âgées est en effet un cas archétypique de la marchandisation des soins de santé. En quelques décennies, le secteur a complètement changé de visage.
En Belgique, le processus de privatisation, au-delà de la définition stricte du terme, peut aussi être décrit au travers de multiples mécanismes [7] : le glissement du secteur public vers le privé ; la concentration du secteur autour de quelques grands groupes au détriment des petites structures (associatives ou lucratives) ; la montée en puissance des acteurs du marché de l’immobilier ainsi que le financement du développement du secteur lucratif grâce à l’argent public. Un bref détour historique est utile pour mettre en lumière les principales phases de la mutation du secteur, y compris dans la physionomie du secteur privé lucratif.
Le glissement du secteur public vers le privé
L’origine de l’accueil et l’hébergement pour personnes âgées peut remonter aux congrégations religieuses du moyen-âge en passant par les hospices du début du XXe siècle. Or, ce n’est que dans les années 1960 que sont définies les premières règlementations pour la création des établissements pour l’hébergement des personnes âgées au sein des hôpitaux, hospices et maisons de repos (MR). En Belgique, la mise en œuvre des établissements s’accompagne d’une forte augmentation de dépenses publiques, ce qui conduit, une décennie plus tard, à l’imposition des premières restrictions budgétaires pour réduire le coût hospitalier lié à la forte affluence d’une population vieillissante au sein des hôpitaux. Dans ce cadre, les premières maisons de repos et de soins (MRS) sont créées en 1982 [8] avec l’objectif premier de raccourcir ou d’éviter le séjour à l’hôpital des personnes âgées nécessitant la dispensation de soins non curatifs [9]. Il s’agit en fait de la création d’une nouvelle structure par la reconversion de lits hospitaliers. Cette première grande restructuration du secteur des soins de santé permet de ramener l’équilibre financier du National Institute for Health and Disability Insurance [10] et des pouvoirs publics au travers d’un processus de fermeture ou de fusion
Fusion
Opération consistant à mettre ensemble deux firmes de sorte qu’elles n’en forment plus qu’une.
(en anglais : merger)
des structures hospitalières [11].
À partir de ce moment, le secteur connait une évolution des diverses législations qui seront tributaires de différents facteurs : des transformations sociales (comme l’entrée des femmes sur le marché de l’emploi qui s’est traduite par la « double journée de travail », ayant pour effet une croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
de la demande des services), des mutations économiques (le secteur tertiaire
Secteur tertiaire
Partie de la production (et de l’économie) qui n’est ni primaire, ni secondaire. On associe souvent celui-ci au secteur des services. En réalité, il n’en est rien, même s’il y a évidemment beaucoup de recoupements. Le tertiaire est défini comme un secteur par défaut. Cela correspond à la distribution, au commerce, au transport, à l’immobilier, à la finance, au service aux entreprises (comptabilité, services informatiques, conseils juridiques…), à la communication, aux garages, aux réparations, à la santé, à l’éducation, à l’administration, aux loisirs, au tourisme, à la culture, au non-marchand…
(en anglais : tertiary sector)
commence à prendre une place prépondérante sur les autres secteurs en « crise » de surproduction
Surproduction
Situation où la production excède la consommation ou encore où les capacités de production dépassent largement ce qui peut être acheté par les consommateurs ou clients (on parle alors aussi de surcapacités).
(en anglais : overproduction)
), des déterminants démographiques, des besoins en matière de soins de santé ainsi que des exigences budgétaires [12]. En 1991, un nouveau système d’intervention forfaitaire est défini dans l’optique de renforcer la norme d’encadrement en fonction du nombre et du niveau de dépendance des résident.e.s [13]. Et, en matière de sécurité, on assiste à un durcissement des normes d’infrastructure. Cette forfaitarisation des soins s’accompagne également d’une professionnalisation du secteur et de la revalorisation salariale du personnel. Bien que la présence des acteurs privés a toujours fait partie du paysage des MR-S, la mise en œuvre de ce nouveau cadre règlementaire va de pair avec une forte marchandisation du secteur. En Wallonie, par exemple, on remarque que, en 1985, le secteur privé lucratif ne détient que 32% des établissements et, en 1992, celui-ci représente 52% du secteur [14]. À l’instar des transformations des années 1980, le nouveau cadre règlementaire des années 1990 engendre, à son tour, la fermeture de petites MR-S privées (du secteur associatif et lucratif), incapables de s’en sortir financièrement [15], et le renforcement des structures lucratives de moyenne et grande taille.
Pour limiter cette dynamique, en Région wallonne, l’arrêté du gouvernement du 8 décembre 1998 portant sur l’exécution du décret du 5 juin 1997 relatif aux MR-S, résidences-services et aux centres d’accueil de jour pour personnes âgées, fixe la répartition de lits par secteur. Dans ce nouveau cadre règlementaire, 29 % au minimum des lits sont réservés au secteur public ; 21 % au minimum des lits sont réservés au secteur privé associatif et 50 % au maximum des lits sont réservés au secteur privé lucratif [16]. Alors que pour Bruxelles le plafond légal pour les lits du secteur lucratif est fixé à 63%.
D’après les derniers chiffres fournis par Brulocalis et la Fédération des CPAS [17] sur la répartition de lits par secteur au niveau des trois régions du pays ; en région bruxelloise, 24% des lits se trouvent dans le secteur public, 13% dans le secteur associatif et 63% dans le secteur lucratif. La tendance à la privatisation des lits reste similaire en Wallonie avec 28% des lits gérés par le secteur public, 24% par le secteur associatif et 48% par le secteur lucratif. En Flandre, par contre, la situation diffère : 30,5% des lits appartiennent au secteur public, 53% au secteur associatif et 16,5% au secteur lucratif.
De l’avancée du secteur lucratif sur le non marchand au phénomène de concentration
Jusqu’ au début des années 2000, l’avancée du secteur lucratif sur le secteur public et associatif est portée par des groupes belges issus de la bourgeoise locale, notamment par l’entrée en jeu d’opérateurs locaux et familiaux qui investissent dans ce secteur vu comme un secteur émergent. À partir de ce moment, de grands groupes d’investissement, essentiellement français, qui se sont financiarisés et internationalisés entrent en jeu et accentuent le phénomène de concentration/consolidation des opérateurs privés, notamment par l’entremise du rachat des premiers opérateurs locaux belges qui auront servi de véhicule à des investissements plus complexes. Cette tendance mène aujourd’hui à un scénario où sept grands groupes d’investissement exploitent 40% de lits du secteur privé lucratif à Bruxelles et 18% en Wallonie [18].
La société Korian est le premier groupe d’investissement dans le secteur des MR-S en Belgique ainsi qu’au niveau européen. Le groupe français, coté en bourse
Bourse
Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
, compte plus de 1000 établissements en France, Allemagne, Italie, Belgique, Espagne, Pays-Bas et au Royaume-Uni. La filiale belge du groupe, Senior Living Groupe-Korian, née en 2014 de la fusion entre Korian et Medica et l’acquisition de Senior Living Group en Belgique, exploite actuellement 120 établissements, dont 114 MR-S et 6 résidences service, ce qui représente 13.138 lits [19].
Le groupe d’investissement Colisée-Armonea arrive en deuxième place suite au rachat en 2019 du groupe belge Armonea par le français Colisée. Le groupe dont l’actionnaire
Actionnaire
Détenteur d’une action ou d’une part de capital au minimum. En fait, c’est un titre de propriété. L’actionnaire qui possède une majorité ou une quantité suffisante de parts de capital est en fait le véritable propriétaire de l’entreprise qui les émet.
(en anglais : shareholder)
principale est IK investissement partners, compte parmi ces membres le groupe brassicole belgo-brésilien AB Inbev, le milliardaire Alexandre Van Damme et le groupe d’investissement Verlinvest. À l’origine, Armonea est un groupe belge issu de la fusion, en 2008, de deux groupes familiaux flamands : Restel et Palmir. Actuellement, la filiale belge du groupe gère 96 établissements, y compris 74 MR-S, réparties dans tout le pays [20].
La troisième place revient au groupe Orpea SA, actif dans l’exploitation de MR-S, de cliniques de soins et de cliniques psychiatriques en France depuis 1989. Au niveau mondial, le groupe gère un réseau de 1004 établissements implantés en France, Allemagne, Autriche, Pays-Bas, Espagne Suisse, Portugal, Italie, Pologne, République tchèque, Luxembourg, Brésil et Chine. Parmi les principaux actionnaires du groupe, nous retrouvons notamment le fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
de pension Canada Pension Plan Investment Board ainsi qu’une participation moindre des très influents fonds d‘investissement Blackrock et The VanguardGroup, également connus comme étant des fonds vautours [21]. Arrivée en Belgique en 2006, la filiale Orpea Belgium exploite 61 MR-S et 21 résidences services dans les trois régions du pays avec un total de 6.200 lits, 951 lits dans des MR-S, 37 en résidences services et 73 au sein de structures de court séjour.
Ensuite, le groupe flamand Vulpia est un des plus anciens prestataires de services dans le secteur des soins de santé, des MR-S et des résidences service en Belgique depuis 1996. Le groupe, avec une forte présence en Flandre, exploite 65 établissements parmi lesquels 31 sont des maisons de repos [22].
La cinquième place est occupée par le groupe Vivalto Homme belgium SA, filiale du groupe français Vivalto santé, troisième groupe de cliniques et d’hôpitaux privés en France. En Belgique, le groupe compte 32 maisons de repos réparties sur les trois régions du pays [23].
Le groupe Anima, filiale du holding
Holding
Société financière qui possède des participations dans diverses firmes aux activités différentes.
(en anglais : holding)
belge Ackermans & van Haaren [24] présente dans plusieurs secteurs d’activité (génie maritime et contrat, banque privée, immobilier et soin aux personnes âgées, énergie et ressources et fonds de capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
développement) se situe en sixième position. Anima est fondée en 2007 en Flandre, mais elle a aujourd’hui une présence territoriale sur tout le pays au travers 23 MR-S, 8 résidences-service, 10 courts séjours, 4 séjours de convalescence agréés et un centre de soins de jour, ce qui représente un total de 2.539 lits [25]. Enfin, le groupe belge de soins de santé Care Ion, fondé en 2015, exploite 14 MR réparties sur toute la Belgique et englobant un total de 1.600 lits [26].
Le dernier rapport établi par l’observatoire de l’accompagnement et l’hébergement des seniors à Bruxelles [27]constate en effet « de nombreux mouvements en interne du secteur » ; une « large présence dans le secteur des gestions groupées et élargissements des patrimoines MR/MRS des grands groupes » et « une augmentation constante des prix d’hébergement de base ».
La montée en puissance des acteurs du marché de l’immobilier
La stratégie de fusion-acquisition d’établissements ainsi que l’activité d’exploitation des MR-S constituent les piliers de la structure de financiarisation
Financiarisation
Terme utilisé pour caractériser et dénoncer l’emprise croissante de la sphère financière (marchés financiers, sociétés financières...) sur le reste de l’économie. Cela se caractérise surtout par un endettement croissant de tous les acteurs économiques, un développement démesuré de la Bourse et des impératifs exigés aux entreprises par les marchés financiers en termes de rentabilité.
(en anglais : securitization ou financialization)
[28] du secteur des MR-S. Deux types d’acteurs principaux peuvent être identifiés : les groupes d’investissement actifs dans la gestion de l’activité des MR-S et les sociétés d’investissement immobilier dans le secteur de soins de santé actives dans la location des infrastructures aux opérateurs citées ci-dessus.
D’une manière générale, leur business model repose sur la division du secteur des MR-S en deux « marchés » étroitement liés : l’exploitation de l’activité et l’immobilier. Comme expliqué par Rico [29] dans son analyse sur les « gagnants » du business des MR-S en Espagne, il est courant que les grands groupes à la base du processus de fusions-acquisitions des établissements vendent à leur tour leurs actifs immobiliers, séparant ainsi la gestion du bien immobilier et l’exploitation de l’activité (ce qu’on appelle stratégie « opco /proco », operating company/property company, dans le jargon financier). Dans ce scénario, les opérations sale and lease back (vente et cession-bail) sont une pratique très courante à travers laquelle se réalisent simultanément la vente et la location du bien immobilier pour une très longue durée (20-25 ans). Pour les groupes qui se concentrent sur l’exploitation de l’activité (operating company), la vente d’actifs immobiliers permet d’alléger la dette qu’ils ont contractée lors de l’acquisition des établissements concurrents et de disposer de liquidités pour poursuivre d’autres acquisitions. Pour les sociétés d’investissement immobilier (property company), l’attractivité de ce type d’investissement réside, entre autres, dans le fait d’augmenter leur portefeuille
Portefeuille
Ensemble de titres détenus par un investisseur, normalement comme placement.
(en anglais : portfolio).
d’actifs et d’assurer, via des contrats locatifs à très longue durée, des revenus stables et rentables sur le long terme. Le développement de ce type de stratégies de croissance basée sur la vente et/ou rachat d’actifs immobiliers participe à la concentration accrue du secteur aux mains de fonds d’investissement
Fonds d'investissement
Société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
de capital
Capital
privé et des multinationales.
En Belgique, trois des dix-sept sociétés immobilières règlementées (SIR), cotées en bourse et actives dans le secteur de soins de santé (MR-S et résidences service), se partagent plus de 245 établissements sur les 1.600 existants. Ce chiffre connait une progression constante, y compris pendant la crise du Covid-19. La SIR Cofinimmo, compte un portefeuille « santé » d’une valeur de 4 milliards EUR comprenant plus de 190 sites en Belgique, France, Espagne, Allemagne et aux Pays-Bas. En 2019, sa capitalisation boursière
Capitalisation boursière
Évaluation à un moment donné de la valeur boursière totale d’une firme ou, en additionnant toutes les sociétés cotées, d’une Bourse. Elle s’obtient en multipliant le nombre d’actions émises par le cours de ce titre au jour où l’estimation est faite.
(en anglais : market capitalization)
totale s’élevait à 2,6 milliards EUR et son patrimoine
Patrimoine
Ensemble des avoirs d’un acteur économique. Il peut être brut (ensemble des actifs) ou net (total des actifs moins les dettes).
(en anglais : wealth)
immobilier à plus de 1.000.000 de m2 [30]. Parmi ses actionnaires, nous retrouvons le plus gros fonds d’investissement au monde, Blackrock. Pour illustrer le mode de fonctionnement des SIR dans le secteur des soins de santé, notons que, en mai 2019, Cofinimmo signe un accord pour l’acquisition en Belgique de 15 MR-S comprenant 1.576 lits. Pendant la deuxième vague du covid19, en février 2021, la société étend son portefeuille « santé » en achetant 100% des actions d’une société qui détient un terrain à bâtir à Genappe (dans la province du Brabant Wallon) pour la construction d’une nouvelle MR qui sera exploitée par Senior Living Group. Début 2021, malgré la crise sanitaire, Cofinimmo oriente sa stratégie de plus en plus vers l’immobilier de santé et achète deux MRS à Bruxelles et trois dans la province de Liège [31].
La deuxième position sur le marché de l’immobilier des soins de santé revient à SIR Aedifica (propriétaire de 500 sites en Belgique, Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni, Finlande, Suède et Irlande) et la troisième à Care Property Invest. Ces deux dernières (Aedifica et Care Property) bénéficient d’un régime fiscal avantageux [32] en fonction d’un taux d’investissement dans le secteur de respectivement 84 et 100%. En outre, moyennant le respect des règles des SIR, les trois sociétés bénéficient d’une exonération d’impôts des sociétés sur leurs bénéfices.
Le développement du secteur lucratif grâce à l’argent public
Le processus de privatisation implique l’usage direct de fonds publics dont bénéficient les groupes d’investissements privés.
En Belgique, le financement direct du secteur de l’hébergement pour personnes âgées repose sur deux sources principales : un financement public sous forme de subsides et un financement privé via les frais facturés aux résident.e.s, tant sous la forme de prix d’hébergement que de suppléments.
Du côté des aides publiques directes, gérées entièrement depuis le 1er janvier 2019 par les entités fédérées [33], il en existe deux types principaux : le financement du personnel soignant au travers du forfait journalier [34] et le financement du personnel supplémentaire visant à diminuer la pénibilité du travail et à améliorer la qualité des services via le Fonds Maribel social. En Région wallonne s’ajoutent les subsides en infrastructure, tels les subsides à la construction et l’aménagement des infrastructures.
Avant 2018, les mécanismes de financement de cette région étaient différents selon le statut du secteur. Mais, suite au décret de 2018 [35], le Gouvernement wallon donne accès aux subsides au secteur privé lucratif pour le financement des infrastructures. Ce nouveau critère de financement implique non seulement que les structures du secteur public doivent préfinancer les investissements, mais aussi que les structures du secteur lucratif ont accès à de nouveaux mécanismes pour se développer et grandir grâce à l’argent public.
Du côté du financement privé, la contribution personnelle des résident.e.s correspond à la prise en charge des frais liés à leur séjour dans l’établissement et aux frais supplémentaires (frais de médecin, médicaments, pédicure …). Les prix sont fixés par les institutions sous contrôle des autorités publiques compétentes. Toutefois, selon une étude portant sur l’évolution des prix des MR-S en Wallonie pour la période 1998-2018 [36], l’ensemble du secteur a connu une forte hausse des prix dans la période 2013-2018. La croissance des prix réelle dans les établissements du secteur privé lucratif est cependant plus importante que dans le secteur public et associatif : 11,2% secteur public (20,1% hausse nominale) ; 18,7% secteur associatif (28,2% hausse nominale) et 22,3% dans le secteur lucratif (32,1% hausse nominale). L’étude montre également que la hausse de prix dépasse amplement l’augmentation de 8% de l’indice santé [37] pour la même période. D’après Rombeaux [38], parmi les différents éléments à l’origine de cette augmentation, quatre méritent d’être mis en lumière : la hausse de prix de l’immobilier et du foncier, la montée en puissance des grands groupes d’investissement, le renforcement des normes architecturales et le niveau d’équipement élevé.
Enfin, la mise en œuvre de partenariats public-privé constitue un autre mécanisme de financement par lequel l’acteur public rentre dans cette dynamique de financiarisation du secteur lucratif. En Région wallonne, certaines analyses [39] avancent que le décret du 14 février 2019, favorisant la promotion de ces nouvelles formes de collaboration entre le secteur public et privé lucratif, constitue en fait une manière indirecte de favoriser le développement des structures lucratives. Un exploitant du secteur public pourrait confier la gestion des lits à un exploitant d’un autre secteur, sans que ceci implique une modification dans les quotas définis par le code wallon de l’action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
sociale. Autrement dit, il s’agirait d’une façon de détourner le plafond actuel du secteur lucratif (50% de lits) pour augmenter le poids de ce secteur en Wallonie.
Le business de la silver economy
L’essor et la privatisation progressive des MR-S se développent dans un contexte marqué par des bouleversements sociaux, politiques et économiques majeurs. À partir des années 1970, le secteur tertiaire commence à prendre une place considérable dans l’économie [40]. S’imposant dans un contexte néolibéral, l’importance prise par ce secteur est notamment due au développement des activités dites marchandes comme le tourisme, le commerce, les activités financières, la communication ou les services aux personnes. Cette « tertiarisation de l’économie » implique un appel massif de main-d’œuvre féminine sur le marché de l’emploi (du fait qu’il est majoritairement caractérisé par des activités traditionnellement « féminines »). La « double journée de travail » assumée par les femmes a pour effet une croissante demande de services, notamment des soins aux personnes dépendantes (enfants, personnes âgées, etc.). Ajoutée à une augmentation de l’espérance de vie et au désinvestissement de l’État (ou, à tout le moins, le manque structurel d’investissement), cette demande croissante constitue une opportunité pour les grandes entreprises de créer de nouveaux débouchés d’investissement pour leurs capitaux. Les MR-S deviennent de véritables sources de profit, de plus en plus concentré entre les mains des grands groupes. En effet, dans un contexte néolibéral, la tertiarisation de l’économie est favorisée par un processus de privatisation des services publics dont le secteur de l’hébergement pour personnes âgées est un cas archétypique. En Belgique, ce processus de privatisation est notamment caractérisé par un glissement du secteur public vers le privé, une concentration du secteur autour de quelques grands groupes au détriment des petites structures, la montée en puissance des acteurs du marché de l’immobilier et le financement du développement du secteur lucratif grâce à l’argent public.
Cet article a paru sur le site d’Enco dans le cadre d’une enquête sur la privatisation des hôpitaux et des maisons de retraite en Europe.
Pour citer cet article : Natalia Hirtz et Cécilia Trionfetti, "La privatisation du secteur des maisons de repos et de soins en Belgique", Gresea, décembre 2021.