À chaque mouvement de grève d’une certaine importance, des questions portants sur « les résultats » de ces actions reviennent sur la scène médiatique. Est-ce que les grèves servent encore à quelque chose ? N’est-ce pas une modalité d’action du passé ? Ont-elles déjà abouti ? En d’autres termes, la grève, ça paie quoi ?

Ce texte a servi de base à une intervention dans l’émission radio C’est pas fini sur Vivacité le 1er avril 2025.

En soubassement de ces interrogations se tient évidemment notre rationalité instrumentale à travers laquelle il n’est légitimement pas acceptable en Occident d’entreprendre collectivement une action sans viser un résultat tangible à court terme et de manière la plus efficace possible (lisez : la rentabilité des capitaux investis pour la semaine qui suit). En contre-pied, pourquoi ne pas voir la grève comme une occasion de « s’arrêter et réfléchir » en dehors de la subordination salariale comme le préconisait le mouvement Nuit Debout ? Les enjeux sociaux et écologiques de notre temps ne réclament-ils pas du temps de cogitation et de délibération collective ? Pourquoi ne pas envisager l’arrêt de travail comme un laboratoire du dépassement du rapport de production capitaliste ? Il faut l’avouer, ces usages de la grève sont peu discutés et il est compliqué d’attribuer aux grèves ou aux syndicats en Belgique des velléités anticapitalistes. Et pourtant, des résultats, nos grèves, elles en ont !

Les militant·es et les activistes, quelle que soit la cause qu’ils défendent, savent que la lutte politique est une histoire de temps long, de conquêtes et de reculs. Posez la question aux grévistes et aux manifestant·es pour le climat de 2018 : leurs actions ont permis de construire une cause et de la porter jusque dans les cénacles internationaux. Certains leur attribuent même le fait d’avoir forcé par la rue un « Green deal » européen. Il y a donc là un résultat politique. Ce dernier vient cependant d’être joyeusement sabordé par la Commission européenne. Preuve en est que rien n’est jamais acquis et que « le résultat » d’une action collective dépend souvent d’où et de quand on l’analyse.

 Grève offensive, grève défensive

Notre capacité à observer les effets d’une grève dépend tout d’abord du contexte sociopolitique dans lequel elle se déroule. Il y a des grèves offensives et des grèves défensives. Les résultats des premières qui visent à conquérir de nouveaux droits sont beaucoup plus tangibles. En mai 1936, près de 600.000 travailleurs et travailleuses répondent à l’appel des syndicats et partent en grève. Ils obtiennent la mise sur pied d’une conférence nationale du travail qui débouchera sur la première semaine de congés payés, la hausse du salaire minimum, des allocations familiales et l’instauration contestée par le patronat de la semaine de 40 heures dans certains secteurs. Il y a donc là des conquêtes sociales et des résultats tangibles pour la grève et…pour la concertation sociale soit dit en passant.

Les résultats des grèves défensives sont moins visibles puisqu’il s’agit pour les travailleur·euses et leurs syndicats de protéger le droit social existant. Tout recul est dès lors jugé comme un échec de la grève, mais sans savoir si celle-ci a participé ou pas à limiter l’ampleur des réformes. Depuis 1981, la Belgique connait une trajectoire de « néolibéralisation négociée » [1] dans laquelle les organisations syndicales usent de la grève de manière défensive afin de limiter le tournant entrepreneurial [2] du droit du travail et de maintenir leur statut d’interlocuteur dans les relations professionnelles.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, la grève est intimement articulée à la négociation collective. C’est d’ailleurs le génie de l’article 6 de la Charte sociale européenne de faire de la grève une condition d’effectivité du droit de négociation collective : « En vue d’assurer l’exercice effectif du droit de négociation collective, les Parties (États) s’engagent (…) à reconnaitre le droit des travailleurs et des employeurs à des actions collectives en cas de conflits, y compris le droit de grève. » [3] N’en déplaise à certains, la concertation sociale sans conflit n’existe pas [4]. Le contexte sociopolitique actuel est marqué du sceau de l’antisyndicalisme, la grève devient alors la condition d’accès du monde du travail à la concertation sociale. Le temps de la négociation banalisée [5] entre interlocuteurs sociaux qui se reconnaissent mutuellement est sans doute révolu. Peut-on imaginer les directions de Ryanair, de Delhaize ou d’Audi se « mettre à table » pour négocier avec leurs salariés, sans que ceux-ci n’aient fait usage de la grève au préalable ? Peut-on imaginer mettre fin à la baisse du salaire réel en Belgique par la seule concertation au sein du Conseil central de l’économie ou du groupe des dix [6] ? La société salariale est marquée par la subordination, la grève est le seul moyen pour les travailleur·euses d’être considérés comme un interlocuteur légitime et de faire valoir ses intérêts Intérêts Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
. Dans ce cadre, la concertation sociale doit être considérée comme un résultat de la grève et plus seulement comme son prolongement.

Si la grève permet aux travailleur·euses d’exprimer leurs revendications salariales, de protéger le droit du travail ou d’accéder à la concertation sociale, d’autres usages et effets de la grève sont plus implicites et rarement discutés.

 Usages manifestes et implicites de la grève

Dans sa réinterprétation des premières grèves aux États-Unis et au Canada, Snyder montre que dans des situations où les droits syndicaux ou de négociation collective sont problématiques, les grèves ne constituent pas seulement pour les syndicats des modalités d’action à but économiques, mais aussi des instruments politiques visant à faire connaitre et à faire adhérer les travailleurs à l’organisation. [7] Comme l’observait déjà Marx dans les premiers temps du syndicalisme [8], la grève a un effet structurant sur le mouvement ouvrier. Elle contribue à la syndicalisation dans les différentes étapes et acceptions du terme : politiser le travail, créer ou s’appuyer sur une identité collective, affilier des membres et organiser les travailleur·euses en syndicat. Cet usage organisationnel de la grève n’est pas sans rappeler les conflits qui éclatent aujourd’hui dans les fonctions subalternes [9] du capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
. [10] Le syndicalisme se serait-il implanté chez Ryanair, Amazon, McDonald ou Uber sans la grève ?

Par extension, nous soutenons que si le syndicalisme est une forme de représentation collective des travailleurs, alors la grève est une condition de possibilité de la citoyenneté au travail entendue comme une implication active et autonome des salariés dans la production [11]. La participation à la grève est à la démocratie industrielle ce que le vote est à la démocratie politique représentative, une modalité d’expression. Or, l’histoire nous a appris que les gens ne peuvent être considérés comme citoyen dans l’isoloir et comme subordonnés à l’atelier, sinon la délibération démocratique s’enraye [12].

La grève est la modalité d’action la plus intense du répertoire d’actions syndicales. Pourtant, ses résultats ne sont pas toujours observables à court terme, ils dépendent du contexte sociopolitique et de l’état du rapport de force entre le capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
et le travail. Elle a des usages manifestes et revendicatifs qui ne doivent pas faire oublier ses usages organisationnels qui permettent à la démocratie au sens large de se structurer.


Pour citer cet article : Bruno Bauraind, "La grève des résultats", le 3 avril 2025.


Photo : Collectif Krasnyi, Dominique Botte.

Notes

[1Piron D., Evrard Z. (dir.), Le(s) néolibéralisme(s) en Belgique. Cadre macroéconomique, applications sectorielles et formes de résistance, Bruxelles, Académia, 2023, 290 pages.

[2Dans cette optique, le droit du travail doit d’abord protéger l’emploi et l’entreprise avant d’être tourné vers les salariés. Willemez L., « D’un droit protecteur des salariés à un droit défenseur de l’entreprise ». Une sociologie historique du droit du travail au XXe et XXIe siècles », dans Chappe V-A., Tonneau J-P (dir.), Le droit du travail en sociologue, Paris, Presses des Mines, 2022, p.42.

[3Article 6, Charte sociale européenne.

[4« La grève des conservatismes », La Libre Belgique du 12 février 2025.

[5Dugué B., Le travail de négociation. Regards sur la négociation collective d’entreprise, Paris, Octarès, 2005, 260 pages.

[6L’instance de la concertation interprofessionnelle.

[7Snyder D., « Early North American Strikes : À Reinterpretation », Industrial and Labor Review, Vol. 30, n°3, 1977, pp.325-340.

[8Marx K. et Engels F., Le syndicalisme. Théorie, organisation et activité, recueil de textes François Maspero, 1972, 221 pages.

[9Chez Gramsci, ce mot est utilisé pour désigner les personnes "en bas de l’échelle" sociale non seulement sur le plan économique mais aussi sur le plan culturel.

[10Giraud B., Réapprendre à faire grève. La lutte syndicale à l’ère du précariat, Paris, Presses Universitaires de France, 2024, 368 pages.

[11Allal A., Yon K., « Citoyennetés industrielles, (in)soumissions ouvrières et formes du lien syndical : pour une sociologie politique des relations de travail », Critiques internationales, n°87, 2020, pp. 15-32.

[12Coutrot T., « Le bras long du travail. Conditions de travail et comportements électoraux », Document de travail de l’IRES, n°1, 2024, https://ires.fr/wp-content/uploads/2024/02/DdT_T_Coutrot_2024_2.pdf.