En pleine pandémie de la covid-19, pendant que ses avions sont cloués sur le tarmac des aéroports et qu’elle licencie ou exige des baisses de salaires de la part de son personnel, la direction de la compagnie irlandaise Ryanair vient de passer commande de nouveaux appareils à Boeing. Pour les observateurs du secteur aérien, c’est un signe qui ne trompe pas. Après la pandémie, Ryanair compte bien renforcer sa position de plus grande compagnie européenne. Pour les salariés de l’entreprise, c’est une nouvelle gifle et un épisode supplémentaire dans un conflit social qui dure depuis plus de 20 ans.
Le conflit mené par le personnel de Ryanair est emblématique à plusieurs titres. Il se déroule tout d’abord dans une compagnie aérienne qui représente l’archétype de l’entreprise néolibérale, caractérisé par un despotisme actionnarial qui pèse fortement sur l’entreprise et ses salariés. Pour répondre à cette exigence de rentabilité le management de la compagnie a poussé à son paroxysme le modèle low cost. Les salaires y sont par exemple significativement plus bas que dans les autres compagnies. Le management exige une flexibilité très forte de la part des salariés. Chez Ryanair, les personnels de cockpit (pilotes et copilotes) sont encouragés à créer leur propre société. Quant aux personnels de cabine (hôtesses de l’air et stewards), ils étaient, pour une partie, embauchés par des agences de recrutement, travaillant en sous-traitance
Sous-traitance
Segment amont de la filière de la production qui livre systématiquement à une même compagnie donneuse d’ordre et soumise à cette dernière en matière de détermination des prix, de la quantité et de la qualité fournie, ainsi que des délais de livraison.
(en anglais : subcontracting)
pour la compagnie irlandaise. Plus récemment, en Pologne, Ryanair s’essaye à la « plateformisation » de l’embauche en engageant des hôtesses de l’air et des stewards sous statut « d’indépendant ». À une époque où le discours sur le bonheur en entreprise sert de cache-misère à la détérioration des conditions d’emploi et de travail, la compagnie irlandaise fait presque figure de contre-modèle tant elle semble renouer avec un despotisme d’industrie pur et simple, dans une relative transparence. Qu’ils soient tristes ou joyeux, les affects des salariés importent peu. Seules comptent l’efficience et la disponibilité des corps et des esprits.
La composition de la main-d’œuvre de Ryanair est aussi spécifique. Le personnel de bord est composé essentiellement de jeunes hommes ou femmes, le plus souvent issus de milieux populaires n’ayant pas ou peu de perspectives professionnelles dans leur pays d’origine et généralement sans expérience de la lutte sociale. Ce personnel est systématiquement déterritorialisé et soumis à un régime disciplinaire très strict par la compagnie. La précarité salariale le pousse à vivre en collocation aux abords des aéroports. Pour sa part, le personnel de cockpit est bien rémunéré, même si les salaires chez Ryanair sont moins importants que ceux des autres compagnies. La profession est caractérisée par un fort corporatisme et les pilotes privilégient souvent la lutte individuelle devant les tribunaux à l’action collective.
Une grève transnationale pour les salaires
Malgré la spécificité de ces acteurs et un contexte peu propice à la conflictualité sociale, Ryanair va connaitre la première grève transnationale
Transnationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : transanational)
offensive de l’histoire sociale européenne. Dans les entreprises multinationales, la solidarité ouvrière est traditionnellement activée en période de crise, lorsque les travailleurs et leurs syndicats sont dans une position défensive. En 2018, chez Ryanair, certains salariés vont se mobiliser non pas pour limiter les pertes d’emplois, mais pour revendiquer des hausses salariales et la fin d’un modèle social particulièrement moins disant. Pour eux, il est évident que Ryanair must change.
En Europe, depuis les années 1980, les grèves d’entreprise portant sur les salaires ou les conditions de travail dans le secteur privé sont clairement en déclin. La conflictualité sociale se concentre sur l’État, les syndicats tentent à ce niveau de limiter l’impact des réformes néolibérales [1]. Le succès est mitigé. L’expérience des " Ryanairs " tranche donc avec cette tendance. C’est pourquoi il est important de comprendre le contexte et les ressorts de cette lutte syndicale remarquable. Pour ce faire, les auteurs proposent dans un premier temps de comprendre le modèle économique et le régime de mobilisation salariale qui se trouvent au cœur du succès commercial et financier de Ryanair. Ils reviennent ensuite en détail sur la lutte des salariés avant de tirer quelques enseignements du « dossier Ryanair ». Ce Gresea Échos est adossé à un travail de terrain réalisé sur deux périodes : 2012-2013 et 2019-2020. Il donne donc la parole aux acteurs de la lutte. C’est à ces militants que la présente étude est dédiée.
Édito Gresea Échos N°104 "Ryanair must change". Lutter dans le low cost
Pour citer cet article : Bruno Bauraind "La grève contre le despotisme d’industrie au 21e siècle", Gresea, janvier 2021, texte disponible à l’adresse : [https://gresea.be/La-greve-contre-le-despotisme-d-industrie-au-21e-siecle]