La coopération belge se met au goût du jour et lance une initiative qui promeut la rencontre et la collaboration d’acteurs belges du monde des affaires, de la société civile et des administrations publiques autour des Objectifs de Développement Durable. Avec quelles conséquences ?

Depuis le début de l’année 2016, le gouvernement fédéral belge a été très actif dans la recherche d’une participation des entreprises privées aux efforts de coopération au développement. Il a ouvert BIO – la Société belge d’investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
pour les Pays en Développement – aux capitaux privés afin de permettre au "secteur privé belge" d’"investir dans la constitution d’un tissu économique solide dans les pays partenaires de la Coopération belge au développement." [1].

Le ministre De Croo a aussi été à l’origine de trois rencontres avec une quarantaine d’entreprises belges pour discuter du "rôle que peuvent jouer les entreprises belges pour accélérer la dynamique de développement dans les pays partenaires de la Coopération belge au développement et concrétiser les Objectifs de Développement Durable (ODD)." [2].

 Le contexte international

Cet activisme gouvernemental s’inscrit dans une dynamique internationale dans le secteur de la coopération au développement. Fin 2011, le secteur privé transnational s’est d’abord vu reconnaître le statut d’acteur du développement et attribuer des rôles dans le cadre du Partenariat mondial pour le développement [3]. Ensuite, en juillet 2015, ces rôles ont été spécifiés davantage en termes de contribution au financement du développement [4]. En septembre 2015 enfin, le secteur privé a été complètement intégré dans la conception [5] et la mise en œuvre du Programme de développement durable à l’horizon 2030 [6] des Nations Unies. L’état belge a participé à tous ces sommets internationaux et a signé les accords qui y ont été conclus.

Cette mise en valeur du secteur privé dans la coopération au développement se prête à plusieurs lectures. Tout d’abord, le fait de l’inscrire dans des cadres de négociation et d’action pluriacteurs modifie le jeu d’influences que les acteurs participant à ce partenariat mondial pour le développement exercent réciproquement. Certains espèrent que le secteur privé soit conduit à assumer la responsabilité pour l’impact social ou environnemental de ses actions, au-delà du seul rendement économique. D’autres comptent sur le fait que le secteur privé puisse apporter et diffuser une culture de l’efficience et de l’efficacité dans le secteur de la coopération au développement.
L’inclusion du secteur privé peut aussi amener à brouiller les différences entre les acteurs non-étatiques : cela se passe par une opération à deux niveaux. L’accent mis sur le partenariat – nouvelle norme pour l’action visant le développement durable – nie l’éventualité d’une incompatibilité des acteurs. Il est basé sur des "valeurs" supposées communes et partagées (ou "un socle de principes communs où toutes les formes de coopération trouvent leur place" [7]) et de ce fait efface toute différence fondamentale.

La distinction public-privé se base sur l’attribution à la catégorie "privé" de tout ce qui n’est pas étatique. Ces deux éléments sont présents dans tous les accords internationaux, et induisent, potentiellement, l’effacement des caractéristiques qui pourraient diviser et placer les acteurs sur des positions d’opposition ou de conflit.

Cette inclusion officielle du secteur privé dans la famille des acteurs du développement peut être vue comme une contribution au blanchiment de l’image des entreprises multinationales, à la fois parce qu’elles se montrent concernées et impliquées dans les efforts d’améliorer la vie de populations en souffrance, et aussi parce que leur action économique est présentée ex-ante comme une contribution indispensable au développement économique de pays et territoires, en excluant du coup toute vérification empirique de cette idée.

Et enfin, une dernière perspective de lecture de cette tendance internationale porte sur la puissance financière du secteur privé : on théorise que le secteur privé doit contribuer financièrement au financement d’initiatives de développement durable. Tout comme on stimule l’investissement du secteur privé dans d’autres domaines des politiques publiques, on assiste dans le secteur de la coopération au développement à un retrait des pouvoirs publics, qui se posent de plus en plus en régulateur de l’action d’acteurs externes. À cette fin, les états s’engagent à créer les conditions favorables (un "environnement propice") à stimuler l’investissement de la part du secteur privé.

 Traduction en Belgique

Les réformes de la coopération menées ces dernières années par les gouvernements belges ont dessiné un cadre visant, à terme, que la coopération soit complètement identifiée aux priorités politiques décidées par le gouvernement (par exemple, les pays et les thématiques prioritaires [8]). Les acteurs sont dès lors transformés en prestataires de services pour l’état dans la mise en œuvre des priorités définies par l’exécutif. Les critères choisis par le gouvernement pour évaluer l’éligibilité des acteurs au financement public montrent que l’on retient exclusivement les organisations ayant la capacité technique nécessaire à limiter les risques financiers pour les pouvoirs publics.

La mise en place de ce cadre s’accompagne aussi d’un élagage du nombre d’acteurs pouvant aspirer à un financement public, ainsi que de la mise en place de règles et de normes qui poussent à la concentration des acteurs, soit par absorption soit par association. Le but évident étant la constitution d’un nombre limité d’acteurs ayant les capacités suffisantes et l’esprit pour rentrer dans les dynamiques promues par les accords internationaux. Les acteurs de la société civile doivent non seulement être crédibles aux yeux des pouvoirs publics, mais aussi aux yeux du secteur privé, et cela, selon exactement les mêmes critères.

Car l’enjeu de la coopération future – au moins pour ce qui concerne la coopération dessinée au niveau international – est celui d’un développement durable qui se joue sur le partenariat public-privé, où le "privé" inclut tant les acteurs qui financent que les acteurs qui apportent des savoir-faire techniques et sociaux, et inclut tant les acteurs du Nord que ceux du Sud. Les réformes du financement de la coopération en Belgique peuvent être lues comme des actions visant la création d’ONG adaptées à cet enjeu.

Mais les organisations de la société civile ne sont pas les seules dans ce nouveau jeu de la coopération. Il faut également prendre en compte le monde des affaires qui, dans sa majorité, ne se représente pas encore comme un acteur de la coopération pour un développement durable. À ce niveau aussi, il y a un besoin d’apprentissage et d’adaptation. Mais on le sait, le secteur privé est plutôt réfractaire à toute forme de cadrage et de normativité : il doit être encouragé, convaincu, incité.

C’est ainsi que s’expliquent les deux initiatives prises par le ministre de la Coopération. L’ouverture de BIO aux capitaux privés crée la possibilité d’une participation financière du secteur privé sur le terrain qu’il connaît le mieux, celui de l’investissement dans le secteur de la production et de la finance. Les rencontres avec un noyau fort d’entreprises servent par contre à informer et à " éduquer " ces entreprises au cadre international – les Objectifs du Développement Durable – et à les sensibiliser à la fois aux attentes que le gouvernement belge porte vis-à-vis de leur engagement, mais aussi aux opportunités que les ODD offrent aux entreprises.

 The Shift

Il faut ensuite organiser la rencontre entre les entreprises et les acteurs non-gouvernementaux de la coopération. On ne part pas de rien : cela fait au moins une quinzaine d’années que certains acteurs (surtout des ONG) sont entrés en dialogue avec des entreprises. Au départ, il s’agissait exclusivement de trouver des financements pour leurs projets, mais au fil du temps certains de ces partenariats sont allés plus loin que la simple relation financière. Ceci ne concerne cependant qu’un nombre très limité d’organisations.
Or, maintenant il s’agit de dépasser le niveau de l’initiative individuelle, et de construire un cadre général permettant la rencontre, le dialogue et la collaboration plus large. Ce cadre existe et s’appelle The Shift. Formellement, The Shift se présente comme une initiative privée : une Asbl créée fin avril 2015 (avant même l’adoption des ODD en septembre 2015) à l’initiative de deux organisations – Business & Society Belgium et Kauri – spécialisées dans la collaboration entre le secteur privé et la société civile, et deux particuliers. The Shift se veut un espace de rencontre, de dialogue et de collaboration entre acteurs provenant de monde différent, ayant à cœur le développement durable. [9]
L’association est ouverte à toute organisation à la recherche de contacts avec des organisations de provenance variée, prête à s’engager dans des échanges et des collaborations, et désireuse de mener des projets concrets et innovants. [10] Les membres doivent payer des cotisations annuelles proportionnelles à la taille, au chiffre d’affaires Chiffre d’affaires Montant total des ventes d’une firme sur les opérations concernant principalement les activités centrales de celle-ci (donc hors vente immobilière et financière pour des entreprises qui n’opèrent pas traditionnellement sur ces marchés).
(en anglais : revenues ou net sales)
et à l’entité du bilan annuel. [11]
Un an et demi après sa constitution, The Shift compte déjà environ 350 membres. [12] La grande majorité est constituée d’entreprises – filiales belges de grandes multinationales et entreprises belges – mais un certain nombre d’acteurs gouvernementaux et non-gouvernementaux se sont déjà affiliés. Parmi les organisations gouvernementales on trouve une direction d’un ministère fédéral, les deux agences de la coopération gouvernementale (la CTB et BIO), des administrations régionales et locales. On y voit une université (la KUL) ainsi que l’association flamande de coopération universitaire (VLIR) et un certain nombre d’ONG parmi lesquelles les quatre plus grosses structures en Belgique, tant pour leur chiffre d’affaires que pour les montants des subventions reçues du gouvernement fédéral [13].

Ce qui saute aux yeux est la présence prépondérante, dans cette première vague d’affiliations, d’organisations basées en Flandres, au point de devoir se demander si cette initiative ne serait pas ancrée dans des réseaux spécifiquement flamands. Quoi qu’il en soit, l’ambition de The Shift est clairement d’arriver à recruter une pluralité de membres en Belgique, tant dans les différentes communautés linguistiques que parmi les Organisations internationales et les ONG internationales présentes en Belgique. Le site internet et les documents téléchargeables sont en trois langues (NL, FR, EN).

L’association compte à son actif déjà plusieurs projets, pour le moment plutôt axés sur l’action de sensibilisation en Belgique et dans les pays du Sud. Elle semble donc correspondre à un potentiel préexistant et à des convergences qui se réalisent sans trop de difficultés.

La lecture des statuts et de la charte est frappante. On y insiste sur une sorte de fair-play qui est une condition indispensable à l’adhésion à l’association et pour s’engager dans le dialogue. D’un côté, cela relève de l’évidence banale (il est difficile de dialoguer et collaborer dans un environnement hautement conflictuel) : s’il s’agit d’une évidence, pourquoi alors le dire et le répéter ? On observe que la liste des membres inclut de nombreuses entreprises connues pour les conditions de travail déplorables imposées aux travailleuses et aux travailleurs, pour les avantages fiscaux qu’elles arrivent à obtenir de la part des gouvernements, pour l’appropriation de ressources naturelles communes et pour les dégâts sociaux et environnementaux qu’elles produisent et qu’elles ne compensent d’aucune manière.

De nombreux syndicats et ONG belges pourraient potentiellement s’affilier. Avec la meilleure volonté de dialogue et d’écoute, il semble néanmoins difficile de trouver un terrain d’entente et de collaboration concret si l’une des parties ne renonce pas à poursuivre une partie ou l’ensemble de ses objectifs, ou à les assouplir au point d’éliminer les divergences profondes.

Insister sur la confiance, le dialogue, le respect au-delà du rappel des règles basiques de la communication a plutôt l’apparence d’une sorte de filtre, de critère d’exclusion des acteurs, des idées, des valeurs, et des objectifs de changement qui pourraient contrarier ou mettre à mal des entreprises aux pratiques douteuses. De même, insister sur le caractère concret et innovant des projets à réaliser est, au premier degré, un appel à ne pas perdre du temps, mais au deuxième degré est une demande de collaboration à tout prix, notamment en acceptant de ne pas remettre en discussion les violations, les abus et les dégâts provoqués un peu partout dans le monde. Outre évidemment à exclure d’emblée tout projet qui viserait des transformations plus profondes.

 Et le gouvernement belge dans tout cela ?

Nous avons observé que le gouvernement belge a soutenu et soutient la construction du cadre international. Il prend également des initiatives visant la mise en œuvre dudit cadre en Belgique. D’autre part, The Shift apparaît comme l’initiative autonome d’un secteur de la société belge qui s’inscrit dans le même cadre international, mais n’est pas réglée par une politique ou une norme de l’état belge. Toutefois en octobre 2016 d’importants acteurs non-gouvernementaux ont reçu une invitation de la part du ministre en charge de la coopération à rejoindre The Shift. Cette initiative a donc au moins le soutien du ministre.

À la lumière des analyses qui précèdent, on peut en déduire que The Shift est en train de devenir le cadre belge pour la mise en œuvre du partenariat mondial pour le développement durable. Il constitue un dernier élément de la réforme de la politique de coopération car, à terme, après une période de stabilisation et de consolidation, il pourra fournir l’espace de formulation de projets pour le développement durable, qui pourront être financés en partie par les fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
privés générés par The Shift et en partie par l’aide publique au développement Aide publique au développement ou ADP : Total des prêts préférentiels (à des taux inférieurs à ceux du marché) et des dons budgétisés par les pouvoirs publics des États dits développés en faveur de pays du Tiers-monde. Théoriquement, ces flux financiers devraient être orientés vers la mise en place de projets concrets et durables, comme des infrastructures essentielles, des actions de lutte contre la faim, en faveur de la santé, de l’éducation, etc. Mais souvent il s’agit d’un moyen détourné pour les anciennes métropoles coloniales de conserver les liens commerciaux avec leurs dépendances, en les obligeant à s’approvisionner auprès des firmes métropolitaines. Selon les Nations unies, l’APD devrait représenter au moins 0,7% du PIB de chaque nation industrialisée. Mais seuls les pays scandinaves respectent cette norme.
(En anglais : official development assistance, ODA)
de Belgique.

Du coup, il entrera en concurrence avec d’autres espaces de concertation et de définition des priorités politiques et de coordination de l’action, par exemple entre organisations de la société civile. Mais il va aussi restreindre l’espace pour des projets et des idées politiques qui défendent le conflit et la transformation sociale.

The shift, en anglais, signifie "le changement", dans le sens d’un glissement, d’une transformation sans rupture ou renversement, d’une transition. Le terme a sans doute été choisi pour mettre en évidence la volonté d’agir pour un changement consensuel dans le sens indiqué par les ODD. Toutefois ce terme reflète aussi la potentielle transformation des acteurs de la solidarité internationale et de leur manière de penser et de pratiquer leur action dans le sens d’une plus grande compatibilité avec les intérêts du monde des affaires.

 


Pour citer cet article :

Mario Bucci, "La "grande transformation" de la coopération au développement belge", Gresea, octore 2016, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article1533