La pandémie de covid-19 et le confinement ont inégalement touché les différents secteurs de l’économie. Si l’Horeca et le secteur culturel sont les grands perdants du confinement, d’autres, comme la grande distribution alimentaire, semblent avoir tiré profit de la crise.
Depuis deux décennies, la grande distribution belge a connu une forte concentration. Trois enseignes se partagent plus des deux tiers du marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
. Cette concentration s’est faite par une série de fusions et acquisitions, depuis l’arrivée de Carrefour en 2000 jusqu’à l’absorption de Delhaize par Ahold en 2015. Ces opérations financières, en plus de renforcer la position des grands acteurs, se sont aussi traduites par une réorganisation du travail et des restructurations. Nous n’en dresserons pas la liste complète [1], mais rappellerons simplement les derniers plans de restructurations chez Carrefour (1.200 travailleurs en 2018), Delhaize (2.500 salariés en 2014), Cora (450 départs entre 2014 et 2017) ou encore Makro (505 départs en 2016). La crise du coronavirus a donc été abordée avec des effectifs décimés par des années de restructurations.
Carton plein pour la distribution alimentaire
Le confinement imposé du fait l’épidémie de Covid-19 a induit des changements dans les comportements d’achat, qui ont surtout profité à la grande distribution alimentaire. En effet, les supermarchés ont fait partie des rares commerces autorisés à rester ouverts pendant le confinement, contrairement aux marchés, et à certains petits commerçants alimentaires en difficulté d’approvisionnement ou avec une surface ne permettant pas l’accueil de suffisamment de clients. Les distributeurs ont largement bénéficié du report d’achats habituellement effectués dans les établissements de restauration (restaurants, brasseries, sandwicheries, restauration collective…), mais également de l’imposition du télétravail, du chômage temporaire et des comportements - parfois excessifs - de stockage par les consommateurs.
Dans les enseignes belges, le panier d’achats a gonflé. Par rapport à 2019, les ventes de la grande distribution ont été en moyenne 21,2% plus élevés en 2020 (entre fin février et fin mai), selon le cabinet Nielsen – avec des pics au début du confinement et un maintien de ventes élevées ensuite. Les recettes supplémentaires, par rapport à 2019, se comptent en dizaines de millions d’euros par semaine. Au total, entre mars et la fin avril, les ventes de la grande distribution ont crû de 506 millions d’euros par rapport à l’année précédente. Une hausse d’autant plus forte que les frontières avec les Pays-Bas et la France étaient fermées, empêchant les consommateurs d’y réaliser leurs emplettes. Sur l’ensemble du premier semestre 2020, le chiffre d’affaires supplémentaire du secteur aura avoisiné le milliard d’euros.
Mais les grandes enseignes ont aussi été soupçonnées d’avoir augmenté leurs prix durant le confinement, ce qu’elles démentent, préférant évoquer une perception erronée du consommateur. Une des explications fournies est liée au fait que les produits « premier prix » se sont rapidement retrouvés en rupture de stock
Stock
Sous sa forme économique, c’est l’ensemble des avoirs (moins les dettes) d’un acteur économique à un moment donné (par exemple, le 31 décembre 2007). Ce qui sort ou qui entre durant deux dates est un flux. Le stock dans son sens économique s’oppose donc au flux. Sous son interprétation comptable, le stock est l’ensemble des marchandises achetées qui n’ont pas encore été produites ou dont la fabrication n’a pas été achevée lors de la clôture du bilan ou encore qui ont été réalisées mais pas encore vendues.
(en anglais : stock ou inventory pour la notion comptable).
et que les consommateurs ont dû se rabattre sur des produits de marques, plus chers. L’interdiction des promotions lors des premières semaines du confinement pour éviter les « sur-stockages » est une autre raison avancée par les enseignes, mais également par le SPF finance et l’observatoire des prix, qui constatent tout de même une inflation
Inflation
Terme devenu synonyme d’une augmentation globale de prix des biens et des services de consommation. Elle est poussée par une création monétaire qui dépasse ce que la production réelle est capable d’absorber.
(en anglais : inflation)
supérieure des prix alimentaires en avril 2020 comparée au mois précédent. Mais ces explications ne convainquent pas tout le monde.
Pour le cabinet d’analyse Daltix, l’interdiction des promotions a tiré les prix belges à la hausse de 2,3% pendant les 4 premières semaines de confinement (contre 0,3% en France, 0,4% aux Pays-Bas ou 1% en Allemagne). Test Achats signale que les prix des supermarchés avaient déjà augmenté juste avant le confinement pour les produits de marque (+ 8% les 10 et 11 mars chez Colruyt par ex.). Début mai, l’association de consommateurs constatait des prix toujours supérieurs de 5 à 7% par rapport au 1er mars. Les marques de distributeurs ont également vu leur prix augmenter lors des premières semaines de mars chez la plupart des distributeurs. Les produits blancs, lorsqu’ils n’étaient pas en rupture de stock, n’ont pas fait l’objet d’importantes variations de prix. Une fois les réductions ré-autorisées, les prix ont légèrement baissé mais sont restés supérieurs de 3 à 4% à ceux de mars pour ensuite croître à nouveau en mai et début juin, toujours selon l’association de consommateurs.
Pour Statbel [2], les prix alimentaires ont augmenté de 4,06% en avril 2020 par rapport au mois précédent : + 5,6% pour les légumes, + 2% pour la viande, +3% pour l’alcool et les fruits, +2,4% pour les fruits de mer et poissons, + 6,51% pour les produits d’entretien.
Ras-le-bol des travailleurs
Pour faire face à cet afflux exceptionnel, les enseignes de la grande distribution ont dû trouver des solutions pour accroître ou maintenir des effectifs déjà érodés par des années de restructurations. Une partie du personnel était en arrêt maladie ou gardait ses enfants, les écoles ayant fermé leurs portes.
Certaines enseignes ont fait appel aux travailleurs de leurs centrales d’achat, ou de magasins non alimentaires de la chaîne, tandis que d’autres ont mobilisé les travailleurs administratifs du siège sur base volontaire, comme Carrefour. Le recours au travail intérimaire a été observé. Le travail étudiant aurait de son côté été multiplié par trois dès la mi-mars. Plus rare à signaler, Décathlon a donné la possibilité à ses travailleurs en chômage temporaire d’aller prester des heures chez Colruyt, aux conditions du distributeur.
Mais ces renforts n’ont pas suffi à calmer le personnel, exténué par le surplus de travail, la crainte d’exposition au virus, mais également par des effectifs pas toujours complets malgré l’aide de travailleurs temporaires. Les directions des grandes enseignes ont anticipé la grogne et proposé des bons d’achat à leurs travailleurs.
Une proposition mal reçue, voire vécue comme déplacée par des travailleurs souhaitant voir les heures d’ouverture des magasins réduites, mais également des jours de congés supplémentaires et des primes qui ne soient pas distribuées en bons d’achat. Le 1er avril, ce sont les travailleurs de Delhaize qui se mettent en grève, suivis de ceux de Carrefour deux jours plus tard, principalement en Wallonie et à Bruxelles.
Les directions finissent par lâcher du lest. Aucun accord sectoriel n’étant trouvé, les négociations se déroulent au niveau des entreprises. Les travailleurs de Delhaize ont obtenu 5 jours de congés extra-légaux, comme ceux de Carrefour, et une prime de 500 euros maximum (perçue en bons d’achat ou titres-restaurants) ; ceux de Lidl ont conquis 7 jours de congés extra-légaux (3 jours pour les techniciens et 1 pour les travailleurs du siège), 3 euros nets par jour ainsi que 250 euros en éco-chèques. Chez Colruyt, les travailleurs ont bénéficié de 5 jours de congés maximum (30 min par jours prestés), plus une augmentation de la valeur des chèques repas de 4 euros. Aldi a cédé 5 jours de congés et 1 euro de titre-repas supplémentaire par jour travaillé pendant la crise.
Tandis que les ventes étaient au plus haut, et les annonces peu suivies d’effets (comme celle du ministre De Croo d’une prime de 1.000 euros non taxée [3], qu’aucune enseigne n’a finalement versée à ses travailleurs), les distributeurs ont également tenté d’avancer leurs pions concernant les modalités d’emploi. Avec les congés maladie pris par les travailleurs de la distribution, certains franchisés ont avoué ne plus travailler qu’avec des étudiants, des intérimaires ou des flexi-jobs. Le cabinet d’intérim Nowjobs, évoquant des demandes du secteur, s’est même fendu d’une tribune réclamant l’assouplissement du régime des flexi-jobs pour faire face à la demande des supermarchés et lancé une pétition (qui n’a récolté que 1.180 signatures en 2 mois). Comeos, la fédération des entreprises du commerce a de son côté réclamé une extension des horaires de travail pour la logistique et la livraison afin de les étendre après 18h, voire la nuit. Le président du MR, Georges-Louis Bouchez, coutumier de sorties médiatiques approximatives, avait proposé fin mars de défiscaliser jusqu’à 360 heures supplémentaires par travailleur, ignorant certainement le large recours aux temps partiels dans le secteur. Un cadeau aux distributeurs qui plus est, ceux-ci réalisant déjà des recettes hors normes. Une menace supplémentaire pour la sécurité sociale reposant sur les cotisations, dont la pandémie de Covid-19 a largement montré, s’il en était besoin, le caractère essentiel.
Opportunisme en temps de covid
Enfin, la crise sanitaire du début 2020 a aussi été l’opportunité pour la grande distribution de mettre en place de nouvelles pratiques ou d’en confirmer certaines. Colruyt a par exemple reçu un agrément lui permettant de disposer du cadre légal de l’ « économie collaborative », ou pour le dire autrement, de recourir à des faux indépendants, début 2020, pour sa plateforme Collect&Go Connect’. Le principe : donner la possibilité à des clients de livrer les courses d’autres clients avec une rémunération négociée entre le « coursier » et le client. Comme le précise la responsable communication du groupe, « ‘Collect&Go Connect’ n’intervient donc pas dans la relation entre les deux parties » [4]. Colruyt peut ainsi faire travailler des clients sans contrat et sans avoir à les rémunérer directement. Rien de moins que du travail à la tâche, sans débourser un centime !
Le coronavirus a aussi été l’occasion de pousser les solutions digitales, requérant moins de personnel, sous couvert de mesures sanitaires. Les tentatives de supprimer l’argent liquide – alors que l’OMS et la plupart des autorités sanitaires nationales avaient précisé dès début avril que les billets de banque ne présentaient pas de risque de transmission du virus - pour les remplacer par des caisses automatiques, ou inciter au paiement par carte. Mais certaines enseignes vont plus loin. Carrefour a proposé une application smartphone permettant au client de scanner lui-même ses produits. Le même type d’application qui permet au distributeur de récolter des informations sur le consommateur, de pister ses trajets en magasins, tout en réduisant les effectifs en caisse.
La grande distribution alimentaire semble avoir été gagnante sur toute la ligne, à la différence de ses travailleurs. Une compensation pour ces derniers, et une plus grande contribution sociale et fiscale aux dépenses post-Covid de ces groupes ne sembleraient pas illogiques dans ce contexte.
Cet article a paru dans Drapeau rouge n°81 - juillet-aout 2020, pp. 14-15
Pour citer cet article : Romain Gelin, "La grande distribution alimentaire vainqueure du confinement", Gresea, août 2020, article disponible à l’adresse https://gresea.be/analyses/secteurs-suivis/article/la-grande-distribution-alimentaire-vainqueure-du-confinement