Entre l’automne 2018 et l’été 2019, la contestation sociale en Belgique a été particulièrement marquée par les actions menées par différents acteurs mobilisés contre le changement climatique. Cet article vise à examiner le « mouvement climat » et les clivages qui le traversent.
Nous sommes le 2 décembre 2018, il est midi et la gare du Nord commence à se remplir de quelques milliers de personnes venues des quatre coins de la Belgique pour manifester en faveur du climat.
Derrière le slogan « Claim the climate », les organisateurs de la marche espèrent atteindre 15.000 personnes. A priori, la police compte sur 20.000 manifestants [1]. Ni les organisateurs ni la police n’anticipent la mobilisation citoyenne. Quelques heures plus tard, ils sont en effet près de 75.000 à défiler dans les rues de Bruxelles. Personne ne pouvait imaginer que le climat allait être le catalyseur d’une telle manifestation, qui restera l’une des plus importantes de la décennie en termes de participation [2].
Depuis plusieurs années, les organisations environnementales tentent pourtant d’alerter les citoyens sur la crise climatique et ses conséquences pour la vie sur terre. Mais, jusqu’à ce 2 décembre 2018, elles n’étaient jamais parvenues à réunir plus de 15.000 personnes.
La mobilisation a dépassé le cercle des convaincus. Le message a été reçu et intégré par des milliers de personnes qui ne sont pourtant pas des militants chevronnés. Ce succès populaire et médiatique suscite un espoir considérable. Mais rapidement, certaines tensions au sein du mouvement se font jour.
Marie-Christine Marghem, la ministre fédérale de l’Énergie, de l’Environnement et du Développement durable, s’associe à la marche climatique sur les réseaux sociaux. Alors qu’elle doit se rendre à une conférence climatique à Katowice (COP24) pour y défendre une position belge quasi inexistante, la ministre souligne « l’importance de cette manifestation » et appelle tous les citoyens engagés à la rejoindre. La vidéo s’achève sur un grand et souriant « merci aux organisateurs » !
Pour certains organisateurs, cette récupération politique souligne que les revendications de la marche sont trop vagues et trop peu clivantes. Le manque de conflictualité et le consensualisme des positions sont dès lors pointés du doigt.
À l’inverse, aux yeux d’autres organisations, la présence de la ministre démontre que le monde politique belge a compris les revendications et qu’il va renforcer l’espace de concertation sur les enjeux climatiques, et y inclure plus largement la société civile.
A posteriori, nous savons qu’il n’en fut rien. Quelques heures plus tard, la ministre se déplacera en avion en Pologne, pour une présence strictement protocolaire (seuls les chefs d’État sont autorisés à prendre la parole et Charles Michel, notre Premier ministre de l’époque, est absent). Elle transporte avec elle des ambitions climatiques belges toujours aussi inexistantes.
Cette petite histoire dans l’histoire n’est pas seulement une anecdote. Elle permet d’illustrer l’une des multiples tensions qui existent au sein de la « galaxie climat » [3].
Genèse d’une coalition
En Belgique, le « mouvement » climatique n’est pas né en 2018. Il a connu plusieurs momentums et différentes dynamiques ces quinze dernières années, avec plusieurs vagues de mobilisations, plus ou moins importantes. Ces actions de protestation se tenaient le plus souvent en marge des COP (Conférence des Parties). La COP est l’organe suprême de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, adoptée lors du sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992. Elle regroupe chaque année les représentants des États parties à la convention. En Belgique, à l’occasion de la COP15 en 2009, une manifestation de 15.000 personnes s’est tenue, et une autre réunira près de 10.000 personnes lors de la COP21 en 2015.
C’est cependant entre l’automne 2018 et l’été 2019 qu’a lieu la séquence de mobilisations la plus importante du mouvement. Elle surpasse les dynamiques précédentes, et ce pour deux raisons. Elle s’est d’une part largement développée en dehors des cercles classiques de la « militance environnementale » (ONG environnementalistes, associations et collectifs écologistes). Elle a d’autre part réussi à imposer à l’agenda médiatique et politique les enjeux liés à « l’urgence climatique » – qui étaient pourtant loin d’être neufs.
Cette irruption dans l’espace médiatique ne doit cependant pas cacher la grande diversité des acteurs qui composent ce mouvement climat. Il s’agit d’une mobilisation sociale qui historiquement a vu cohabiter des dynamiques plus institutionnalisées portées par des ONG d’un côté et de grandes organisations environnementales et, de l’autre, par des dynamiques plus nouvelles (et souvent temporaires) portées par d’autres acteurs (collectifs citoyens, activistes, étudiants du secondaire, etc.).
La Galaxie climat À partir de septembre 2018, les initiatives en faveur du climat se multiplient. Plusieurs acteurs se coalisent pour organiser la manifestation du 2 décembre. La Coalition Climat est née en 2008 d’un besoin de convergence formulé par les acteurs de la société civile. Elle s’est peu à peu imposée comme interlocutrice privilégiée des médias et du monde politique sur les questions climatiques. La Coalition Climat rassemble près de 100 organisations, notamment des ONG de la coopération au développement, des syndicats, des grandes organisations environnementales et des associations diverses [4]. Elle est essentiellement centrée sur le plaidoyer auprès du personnel politique. Les aspects de mobilisation se font en lien avec Climate Express, une organisation portée principalement par des bénévoles néerlandophones. Rise for Climate [5] est une dynamique portée seulement par une dizaine de bénévoles. À partir de septembre 2018, elle va organiser différents rassemblements, essentiellement via les réseaux sociaux, avec le soutien d’acteurs plus institutionnalisés comme Greenpeace ou le CNCD. Ce collectif, composé exclusivement de citoyens réunis suite à l’appel de l’ONG 350.org [6], imposera un agenda propre de mobilisations bousculant parfois celui des grandes organisations. Celles-ci voulant préserver l’image de l’unité du mouvement climatique ont néanmoins très souvent apporté la totalité des financements nécessaires à l’organisation des événements de Rise for Climate. Youth for climate [7] est né de l’appel de la jeune suédoise Greta Thunberg. En Belgique, cette initiative est peu structurée localement. Elle est surtout centrée autour de quelques figures médiatiques comme Anuna De Wever et Adélaïde Charlier. Il existe néanmoins plusieurs groupes locaux, notamment du côté francophone (Mons, Tournai, Liège). Aux côtés de ces acteurs très présents sur la scène médiatique, on trouve des collectifs qui parient sur la désobéissance civile comme Act For Climate Justice [8] et Extinction Rebellion Belgium [9]. Le premier regroupe des activistes qui agissent principalement à partir de Bruxelles. Ils privilégient les actions coup de poing ciblant des acteurs économiques et politiques. Extinction Rebellion Belgium est lié à un mouvement international originaire d’Angleterre. En Belgique, il a réussi en quelques mois à structurer plusieurs groupes locaux sur l’ensemble du territoire. Des initiatives plus sectorielles/thématiques ont également vu le jour comme Workers for climate, Les grands-parents pour le climat, Students for climate ou encore Génération climat. Ces multiples initiatives de transition cherchent à rassembler des citoyens de manière conviviale autour de projets concrets, dans une volonté de faire face positivement aux défis environnementaux. Climate Underground (anciennement Cercle cœur climat) est quant à lui un large espace de rencontre visant à rassembler informellement un maximum d’acteurs de la mobilisation climatique − tant institutionnels que militants − afin de partager des réflexions et les agendas. |
À partir de l’automne 2018, le mouvement climatique va considérablement se renforcer partout dans le monde et notamment en Belgique. Dans le contexte de préparation de la COP24 qui se déroulera à Katowice (Pologne) le 15 décembre 2018, la Coalition Climat, sur proposition de Climate Express, décide d’organiser sa première grande mobilisation. Pari très largement réussi, puisque l’ampleur de cette mobilisation a de loin dépassé les espérances des organisateurs.
Parmi les éléments ponctuels qui expliquent ce succès, il faut tout d’abord souligner l’impact de l’été caniculaire de 2018 en Europe de l’Ouest. En Belgique, selon l’Institut royal météorologique, il s’agit de l’été le plus chaud depuis 1833 [10]. Le rôle des experts est également à mentionner. Le 8 octobre 2018, deux mois avant la manifestation, le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) publie un rapport qui précise les impacts sur nos sociétés d’un réchauffement de 1,5 degré. Les scientifiques tirent la sonnette d’alarme sur le fait même si les engagements pris lors de la COP21 étaient mis en œuvre, le réchauffement de la planète pourrait atteindre 3 degrés en 2100 et continuer ensuite [11]. Les grandes ONG de développement (CNCD-11.11.11 et Greenpeace, par exemple) vont se saisir de ce contexte favorable pour stimuler et structurer les mobilisations en faveur du climat et trouver des relais dans un grand nombre d’associations. Enfin, la communication, particulièrement l’usage des réseaux sociaux, explique également la réussite de la manifestation de décembre 2018.
Sous l’impulsion de l’animateur radio Félicien Bogaerts, une vidéo réunissant des personnalités célèbres issues du monde culturel est enregistrée. En quelques jours, elle devient virale et atteint rapidement le million de vue. Le 2 décembre, cette vidéo intitulée « il est encore temps » [12] approche les 2 millions de vues sur les réseaux sociaux. Cette vidéo n’est qu’un exemple parmi d’autres, mais elle permet d’illustrer l’importance de l’usage de ces réseaux dans la construction de la mobilisation climatique.
La quasi-absence de réponse du gouvernement belge à cette mobilisation d’ampleur est cependant jugée inadéquate par beaucoup de citoyens. Elle est même reçue comme une provocation par les militants climatiques. Le mouvement va dès lors s’amplifier après la manifestation.
À la même période, la Suédoise Greta Thunberg lance un appel international à suivre son exemple et à lancer des grèves lycéennes pour le climat. Le jeudi 10 janvier, Anuna De Wever et Kyra Gantois y répondent sur Facebook. C’est le début d’un cycle de mobilisations estudiantines et l’essor des « grèves pour le climat ». Le mouvement trouve son origine au nord du pays où près de 3.000 élèves répondent à l’appel de Greta Thunberg.
Dès la deuxième semaine, le mouvement s’élargit aux écoles francophones. S’ensuivront vingt semaines de marches pour le climat chaque jeudi et un mouvement d’une ténacité et d’une ampleur rarement vues en Belgique. La troisième semaine, ce sont plus de 40.000 jeunes qui marchent à Bruxelles. Des groupes, plus réduits, s’organisent aussi dans le mouvement étudiant du supérieur (Students For Climate) et au sein du monde du travail (Workers For Climate, Farmers For Climate, Teachers For Climate...).
Ce mouvement étudiant va avoir raison de la ministre flamande de l’Environnement, Joke Schauvliege (CD&V). Cette dernière est poussée à la démission après avoir tenu des propos mensongers sur la nature du mouvement qu’elle disait « piloté » de l’extérieur par des organisations environnementalistes. Elle déclara par la suite avoir été poussée à bout par une action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
de Act For Climate Justice [13].
Parallèlement, le collectif citoyen Rise For Climate, rejoint par d’autres acteurs dont la Coalition climat et les Jeunes pour le climat, parvient à rassembler plus de 70.000 personnes dans les rues de Bruxelles le 27 janvier. Dans le même temps, 2.000 personnes participent à l’action de désobéissance « pas de loi climat, pas de rue de la Loi » et bloquent le carrefour Art-Loi.
Le 15 mars 2019, ce sont à nouveau 45.000 personnes qui défilent partout en Belgique en réponse à l’appel international pour une grève climatique. À cette occasion, plusieurs secteurs syndicaux de la FGTB et de la CSC se mobilisent également.
À côté des manifestations de masse, un pôle plus radical et « activiste » émerge aussi autour d’Act For Climate Justice (AFCJ) dans un premier temps, rejoint par la suite par Extinction Rebellion Belgique. Les actions de désobéissance civile se multiplient et drainent un public de plus en plus large.
En mars, la Coalition Climat et des acteurs comme AFCJ vont s’associer pour mener une action de désobéissance civile appelée « Occupy For Climate ». Des militants occupent la zone neutre, rue de la Loi afin de mettre la pression sur le gouvernement et obtenir une modification de la constitution qui aurait permis de faire passer la loi climat. L’action rassemblera une très large diversité d’acteurs : personnalités du monde culturel, jeunes, scientifiques, ONG, activistes, etc. Malgré cette action collective, la loi ne sera finalement pas adoptée, faute de majorité politique dans les partis flamands.
À partir de fin mars, les manifestations du jeudi ont connu une baisse progressive du nombre de jeunes mobilisé.e.s. Le vendredi 24 mai 2019, la vingtième et dernière marche réunira 7.500 participants après plus de quatre mois de manifestations dans tout le pays.
Les élections régionales et européennes du 26 mai verront une nette montée d’Écolo et du PTB en Wallonie et à Bruxelles, et du Vlaams Belang en Flandre.
Après les élections législatives du 26 mai 2019, la vague de mobilisations va prendre fin. Des actions auront encore lieu ponctuellement, notamment à l’initiative de groupes comme Extinction Rebellion qui réunira par exemple un millier de personnes le 2 décembre 2019 sur la place Royale pour une action de désobéissance civile.
Ce mouvement n’aboutira pas à des victoires politiques spectaculaires et radicales, mais il aura engrangé un élément important : la mise à l’agenda médiatique et politique des questions climatiques. Sur le plan politique, des avancées sont néanmoins obtenues dans les accords de gouvernements wallons et bruxellois [14]. C’est sur un plan plus sociétal que résident les principales avancées. Une multitude d’acteurs issus de la société civile (citoyens, écoliers, milieux associatifs, scolaires, syndicats…) se sont appropriés la question climatique, certains pour la première fois.
Les élections législatives du 26 mai 2019 voient l’avènement d’une « vague verte ». Pour certains organisateurs, l’objectif est maintenant de « capitaliser sur les mobilisations » en négociant des avancées progressistes [15]. Après les élections, les grandes organisations, tout en soutenant des actions organisées par d’autre collectifs, décident donc ne plus programmer de marches, mais de se concentrer sur le plaidoyer politique.
Concernant les personnes participant aux dernières manifestations climatiques, on constate une homogénéité socioculturelle et socioéconomique : classe moyenne, blanche, souvent éduquée.
Une galaxie sous tension
La FGTB et la CSC, en tant que confédérations syndicales, disposent d’un siège au sein du Conseil d’administration de la Coalition Climat. Par contre, aucune centrale syndicale professionnelle ne participe à la construction de son plan d’action. À l’origine, la capacité de mobilisation de la Coalition Climat ne repose pas sur celle des syndicats. D’ailleurs, les premières réunions de la Coalition Climat visant à organiser la marche du 2 décembre sont justement centrées sur la nécessité de sensibiliser les bases syndicales.
La Coalition Climat ne dispose d’aucune base sociale autonome. Sa force de mobilisation est tributaire de ses membres. Parmi ceux-ci, seuls les syndicats ont une base militante suffisamment large. Mais, paradoxalement, le discours de la Coalition Climat et le message de la manifestation du 2 décembre ne sont pas construits avec le monde ouvrier. Le vocabulaire utilisé, les codes, les revendications sont très éloignés de ce qui se fait traditionnellement dans les syndicats. En effet, le matériel de mobilisation développé par les organisateurs vise par exemple spécifiquement les familles et les jeunes, pas les collectifs de travailleurs. Qu’il s’agisse des typographies, de l’usage de l’anglais, des animations, des images ou des slogans, la campagne de sensibilisation cible davantage les familles plutôt éduquées et déjà informées sur le sujet [16].
En outre, une divergence sur le fond, non assumée mais pourtant bien réelle, se fait rapidement sentir entre les acteurs environnementalistes et les syndicats. Les revendications plutôt consensuelles de la Coalition Climat sur le rehaussement des objectifs climatiques de la Belgique quant à la réduction des gaz à effet de serre cachent en réalité une tension plus profondément ancrée.
La question du productivisme, de la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
économique et du rapport au capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
constituent des éléments de dissensus. Afin d’illustrer ce propos, nous allons analyser les positions de deux acteurs de la Coalition Climat par rapport à ce clivage « productiviste – antiproductiviste » : la FGTB et Inter-Environnement Wallonie. Bien évidemment, la Coalition Climat ne se limite pas à ces deux acteurs. Bien au contraire. Il existe une pluralité d’avis qui ne saurait être résumée en quelques lignes. Cependant, en nous servant des positions de ces acteurs, nous pourrons plus facilement mettre le doigt sur la nature de ce clivage existant au sein de la Coalition Climat.
Depuis son congrès statutaire de 2010, la FGTB a fait de la lutte contre le réchauffement climatique une « priorité ». En effet, les positions statutaires prises cette année-là sont sans équivoque : « La FGTB a fait du changement climatique une de ses priorités d’action, comme cela a été́ rappelé́ lors du Congrès statutaire de juin 2010. Le climat, c’est aussi notre affaire, celle de nos 1.500.000 affiliés et des citoyens, car nous avons les deux pieds sur terre et les deux mains plongées dans la réalité́. Nous connaissons bien notre terrain d’action, à savoir le monde du travail. » [17]
Sur le fond, les statuts et positions de la FGTB soulignent l’importance de penser la transition de manière « juste et équilibrée ». Soucieux de la préservation des emplois, le syndicat lie indiscutablement la question écologique et la question sociale. La justice climatique ne peut se réaliser sans des formes de redistribution de la richesse
Richesse
Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
.
Par ailleurs, la FGTB insiste sur les causes structurelles. Selon elle, le réchauffement climatique et les multiples dérèglements climatiques qui en découlent « sont dus aux activités humaines principalement dans nos pays dits " développés ", basés sur le modèle capitaliste de sur-productivisme et de sur-consumérisme. » Malgré cette position de principe, la FGTB, comme les autres organisations syndicales dans le pays, est encastrée dans un système de relations professionnelles et de concertation sociale qui se fonde sur la croissance économique. En effet, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, à travers le pacte social et l’institutionnalisation de la sécurité sociale universelle, les syndicats ont réalisé un compromis important. Les fruits de la croissance économique à venir se partageraient entre le patronat et le monde ouvrier. D’autre part, pour assurer la continuité de la croissance, ceux-ci garantissaient officieusement la paix sociale et le respect de la propriété privée au patronat.
Pendant longtemps (1945 - 1980), les conditions matérielles d’existence des travailleurs ont largement été améliorées. Ce pacte social ne signifie pas l’arrêt des mouvements collectifs qui ont précisément permis l’octroi de nouveaux droits pour les travailleurs, mais il inscrit les syndicats dans une logique de concertation plus approfondie avec les autorités et le patronat. Ils deviennent un chaînon important de l’architecture institutionnelle du pays.
Aujourd’hui, malgré le ralentissement de la croissance dû aux dysfonctionnements structurels du système capitaliste et aux catastrophes naturelles ou sanitaires (Ebola, covid-19), les organisations syndicales restent attachées à la croissance économique comme facteur de création d’emplois tout en se positionnant clairement à gauche sur le clivage capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
-travail.
À l’inverse, des organisations non gouvernementales ou des ASBL comme Inter-Environnement Wallonie ou WWF qui constituent des « porte-voix du mouvement environnementaliste » [18] sont parfois plus tranchantes quant à l’antiproductivisme, mais plus consensuelles sur le clivage capital Capital -travail. IEW fonctionne comme une coupole représentant des organisations environnementales. Elle est présente au bureau de la Coalition Climat.
Inter-Environnement Wallonie définit la question climatique comme étant : « par essence sociale : il s’agit d’assurer que tous les membres de la communauté humaine présents et à venir puissent vivre sur une planète préservée, dans un environnement propice à une vie décente et sereine. Inter-Environnement Wallonie est attentive aux enjeux de justice sociale que peuvent générer nos modes de production et de consommation, aujourd’hui, ici, ailleurs et demain. »
La directrice politique d’IEW (aujourd’hui ministre de l’Environnement Écolo à la Région wallonne), déclarera dans une carte blanche en 2017 : « le réchauffement climatique et le « droit à la vie » n’ont pas de couleur politique [19] ».
IEW est aussi un des acteurs clés à la base de la construction de la campagne « Sign for my future
Future
Contrat à terme (un, trois, six mois...) fixant aujourd’hui le prix d’un produit sous-jacent (titre, monnaie, matières premières, indice...) et devant être livré à la date de l’échéance. C’est un produit dérivé.
(en anglais : future)
» qui tente de rassembler des multinationales et des acteurs privés afin de mettre la pression sur le monde politique pour qu’il agisse en faveur du climat. Cette campagne fort critiquée par une partie du monde associatif peut illustrer assez correctement la vision politique des associations environnementalistes et se résumer en une phrase : « Le climat est l’affaire de tous et nous sommes tous sur le même bateau. »
Si la FGTB fait du système capitaliste et du modèle économique la cause principale du changement climatique, les environnementalistes, sans être frontalement en désaccord, ne partagent pas complètement cette grille de lecture. Préférant attribuer les dysfonctionnements à « l’absence de volonté politique », la remise en question systémique n’est dès lors pas l’angle de vue de la coalition climat.
Alors que les syndicats entrent peu dans le combat de la transformation des comportements individuels, les environnementalistes sont convaincus qu’ils sont pourtant porteurs d’un message politique fort. Les syndicats souhaitent d’abord préserver les emplois, les seconds sont prêts à abandonner dès aujourd’hui les secteurs polluants malgré les pertes d’emplois que ces restructurations pourraient engendrer.
En toile de fond résident donc des divergences fondamentalement politiques. Ces tensions concernant l’emploi et le rapport au clivage capital-travail peuvent expliquer les difficultés des organisations syndicales à s’ancrer dans le mouvement climat. Les centrales syndicales représentant les travailleurs sont hostiles à l’idée de penser une transition écologique qui ne prendrait pas en considération le pouvoir d’achat des salaires. De l’autre côté, les organisations environnementales n’acceptent plus que les conséquences de cette hostilité/timidité syndicale soient source d’immobilisme en matière écologique.
Cette tension permanente entre les acteurs de la Coalition Climat qui varie entre d’une part créer les conditions nécessaires à la construction d’un mouvement de masse en rupture avec l’idéologie dominante et d’autre part rechercher des solutions effectives dans le système actuel amène une concomitance de narratifs tantôt radicaux, tantôt consensuels.
Ces divergences fondamentales sur le fond s’illustrent aussi par le choix des moyens d’action. Le rapport à la lutte change dès que les combats s’inscrivent dans un changement plus radical et en rupture avec le système actuel. Il devient un objectif en soi. La transformation structurelle du système ne peut en effet s’imaginer qu’avec un rapport de force important nécessitant une lutte quasi permanente. Par contre, lorsque la mobilisation sert seulement au plaidoyer politique pour impulser des réformes compatibles avec le système économique, le rapport au conflit social change.
Un rapport au conflit divergeant
Le mouvement ouvrier a usé à travers son histoire d’un répertoire d’actions collectives qu’on peut qualifier de « conflictuel ». La construction d’un rapport de force avec le patronat ou le gouvernement par des moyens d’action comme la grève ou les manifestations massives constitue le cœur de son répertoire. La conflictualité sociale et politique est au cœur de l’action collective et est inhérente à l’organisation syndicale. Historiquement, cet ADN reste bien présent et indépendamment des évolutions, il continue à marquer des générations de délégués et de permanents syndicaux.
Les organisations environnementales qui constituent la Coalition Climat d’aujourd’hui n’ont absolument pas le même rapport à la conflictualité politique que les organisations syndicales. D’abord et avant tout parce que leur travail ne consiste pas à défendre des intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
d’une catégorie de la population, les salariés. Les organisations syndicales ont ensuite une réelle base sociale constituée qui leur permet de mener des actions collectives de masse. La Coalition Climat ne dispose pas de cette « base sociale ». Elle fonctionne comme un agrégat d’institutions et d’organisations diverses. Enfin, la construction d’un rapport de force n’est pas toujours la finalité première de ces organisations, en grande partie, parce qu’elles ne disposent pas d’une « force de mobilisation » autonome. La Coalition Climat est tributaire de la capacité de mobilisations de ses membres, eux-mêmes souvent sans base sociale constituée.
La faible expérience des organisateurs de la marche climatique dans l’organisation d’événements politiques conflictuels a plongé la Coalition Climat dans une forme de consensus « mou ». N’osant pas pleinement s’engager dans un rapport de force conflictuel avec les politiques, ceux-ci étaient tantôt considérés comme des adversaires, tantôt comme des partenaires. Ces lignes de démarcation peu claires ont approfondi les points de rupture en interne entre plusieurs tendances et n’ont certainement pas aidé à constituer un mouvement climat unifié.
Quelles Perspectives ?
Pendant près d’un an, la Belgique a connu une période de contestation importante autour des enjeux climatiques.
La force, la puissance et la vitesse avec lesquelles le mouvement s’est déployé ont surpris tout le monde. Néanmoins, malgré des avancées politiques à la marge et une influence qui reste à mesurer sur les élections de mai 2019, les changements structurels se font attendre. La vision parfois trop consensuelle et les tensions non exprimées entre les différentes organisations peuvent expliquer en partie la faiblesse des avancées politiques.
Le manque de constats partagés sur les causes profondes du changement climatique a parfois fait basculer le mouvement climat dans une forme de mouvement apolitique ou antipolitique. Le processus mis à l’œuvre par le mouvement climat visant à extraire, réduire ou cacher tout élément macropolitique du discours afin d’augmenter sa capacité de mobilisation pose question. D’abord parce qu’il n’est pas vérifié empiriquement, et ensuite parce qu’il réduit la capacité du mouvement à entrer en conflit avec ses adversaires. Or, l’histoire l’a démontré, la conflictualité politique est absolument nécessaire pour que puissent réellement émerger des changements structurels. S’amputer de l’arme du conflit c’est aussi rendre désuète la construction d’un rapport de force. Par conséquent, c’est, selon nous, l’affrontement des acteurs au sein du mouvement climat qu’il faut assumer. C’est la conflictualité politique interne au mouvement qu’il faut d’abord laisser exister. Nier les divergences politiques en tentant de trouver des consensus mous parfois apolitiques pour préserver une image d’unité en espérant que celle-ci puisse être suffisante à mobiliser des foules peut fonctionner. Mais espérer aboutir à des changements structurels avec un mouvement construit de la sorte n’est, semble-t-il, pas envisageable.
Plus encore aujourd’hui, la convergence des luttes et des combats est une nécessité. Sur les questions sociale et écologique, les désaccords et les clivages sont nombreux entre les organisations. Nous avons eu l’opportunité d’en souligner quelques-uns. Assumer ces désaccords en les approfondissant collectivement permettrait sans doute de ne pas répéter les erreurs du passé et de construire un mouvement large qui vise à consolider des alliances plus qu’à entretenir une convergence superficielle.
Article paru dans le Gresea Échos n°105, Peut-on concilier économie et écologie, Gresea, mars 2021.
Pour citer cet article : Brieuc Wathelet, "La galaxie climat à l’épreuve de ses clivages - Regard militant", Gresea, juillet 2022.
Source photo : Marche climat le 21 février 2019, Dominique Botte, Collectif Krasnyi.