Ce jeudi 2 février 2023 constitue une nouvelle étape sur le long chemin de la directive européenne sur les travailleurs de plateforme. Suite au premier projet de texte rédigé par la Commission européenne du 9 décembre dernier, un second texte a été voté aujourd’hui, issu de la commission Emploi et affaires sociales du Parlement européen [1]. S’il est plus favorable aux travailleurs que le précédent, il ne faut pourtant pas crier victoire trop vite.
Le vote du rapport au PE
Le texte voté, dont la rapporteuse est la députée européenne Elisabetta Gualmini (Partito Democratico, Italie) est plus favorable aux travailleurs de plateforme que le texte initial de la Commission européenne [2]. Il se débarrasse des cinq critères initialement prévus pour obtenir le statut d’emploi salarié pour les travailleurs de plateforme et adopte l’idée d’une présomption de salariat générale dans l’économie de plateforme. Ce principe a donc pour objectif de faire en sorte que ce ne soit plus aux travailleurs de prouver qu’ils sont salariés en allant devant les tribunaux, mais bien aux plateformes de prouver que leurs travailleurs sont de réels indépendants. Il s’agit d’une inversion de la charge de la preuve favorable aux travailleurs.
Cependant, même si ce texte a été ratifié jeudi par l’ensemble du Parlement, le processus décisionnel pour aboutir à la loi européenne est loin d’être fini. En effet, le texte adopté constitue alors seulement la position du Parlement à partir de laquelle il faudra encore négocier avec le Conseil de l’UE
UE
Ou Union Européenne : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
. Et ce Conseil, actuellement sous présidence suédoise, même s’il n’a toujours pas arrêté sa position, risque d’être influencé par une Suède très hostile à la présomption de salariat pour les travailleurs de plateforme, dans la mesure où cela interfère avec le « modèle suédois » de négociation collective.
Mais au-delà de cette actualité brûlante du vote de ce jeudi au Parlement européen, étape importante dans le calendrier du processus décisionnel, revenons plutôt à l’origine et aux enjeux soulevés par la directive, ainsi qu’aux rapports de force en présence.
« Pour » les travailleurs de plateforme… ou contre le droit du travail ?
En effet, l’histoire de cette proposition de directive commence en 2019, lorsque la présidente de la Commission européenne, Ursula Van der Leyen - aujourd’hui accusée d’avoir été fortement corrompue par la plateforme Uber [3] – affirme la volonté de la Commission européenne « d’améliorer les conditions de travail des travailleurs de plateforme » dans son programme quadriennal. Un objectif facilement atteignable… sachant que les droits de ces travailleurs, considérés à tort comme des « collaborateurs indépendants », sont aujourd’hui quasiment inexistants. Plutôt que d’« améliorer les conditions de travail des travailleurs de plateforme, le risque n’est-il pas, dès lors de créer un droit spécifique à cette catégorie de travailleurs, pouvant se convertir en une sous-catégorie du droit salarié et tirant vers le bas tout le corpus des droits du travail nationaux ? En ce sens, ceci ne pouvait que réjouir tous les lobbys des plateformes, l’aubaine d’une future
Future
Contrat à terme (un, trois, six mois...) fixant aujourd’hui le prix d’un produit sous-jacent (titre, monnaie, matières premières, indice...) et devant être livré à la date de l’échéance. C’est un produit dérivé.
(en anglais : future)
loi européenne leur permettant d’imposer leur modèle économique agressif anti-salarial et antisyndical dans 27 pays à la fois, chaque État devant appliquer les principes généraux dans leurs cadres nationaux respectifs dans les deux ans suivant l’adoption de la directive. De ce point de vue, l’échelle de l’UE venait donc compléter à merveille les puissants lobbyings nationaux portant à la déréglementation
Déréglementation
Action gouvernementale consistant à supprimer des législations réglementaires, permettant aux pouvoirs publics d’exercer un contrôle, une surveillance des activités d’un secteur, d’un segment, voire de toute une économie.
(en anglais : deregulation).
d’Uber & co, entre-temps révélé par les uberfiles [4].
C’est donc sous ce prétexte de faire progresser le droit pour la catégorie spécifique des travailleurs de plateforme que va être lancé un grand débat au Parlement européen portant sur deux questions : quel statut peut être attribué aux travailleurs des applis ? Et comment ouvrir la « boîte noire » d’un algorithme opaque cachant les techniques managériales des entreprises high tech qui se refusent d’assumer leur responsabilité d’employeur ? Nous nous focalisons ici sur la première question.
Limites du principe de présomption générale de salariat
La Gauche unitaire européenne (GUE) et la Confédération européenne des syndicats (CES) ont répondu par la nécessaire affirmation de la « présomption de salariat » dans le texte de loi. Mais, le beau principe de la présomption est mal accompagné. Déjà, le premier projet de texte de la Commission du 9 décembre 2021 le complétait par cinq critères, ouvrant la possibilité aux plateformes de réfuter cette présomption. Constatant le risque de neutralisation du principe de présomption par les critères, la GUE, tout comme la CES a alors réclamé que soit supprimé tout critère, ceci permettant une présomption immédiate et générale, les travailleurs n’ayant pas besoin d’une requalification individuelle devant les tribunaux pour être salariés. Ce combat a bien mené au rapport voté cette semaine, incluant une présomption générale, en effet favorable aux travailleurs.
Mais, il faut rester extrêmement vigilant et ne pas crier victoire avant l’heure. D’abord, parce que les avis et propositions cherchant à généraliser le droit du travail aux travailleurs de plateforme ne sont pas du gout de la plupart des Gouvernements qui siègent au Conseil de l’UE, ni évidemment des lobbys des plateformes. Ces derniers vont donc revenir à l’attaque pour réorienter la directive dans leur sens, celui d’une légalisation de leurs pratiques sociales hors-la-loi. S’il devait en être ainsi, la directive ne pourrait alors qu’accentuer la porosité existant entre les décisions politiques menant à une régression du droit du travail (avec les lois travail dans toute Europe depuis 2012) et les pratiques sociales hors-la-loi dignes du 19e siècle, mises en place par les plateformes.
Ensuite, parce que de toute façon, même l’existence d’une présomption générale, sans critère, n’est pas une garantie suffisante contre les pratiques hors-la-loi des plateformes. Preuve en est les contournements réalisés par les plateformes en Espagne lors de l’adoption de la loi Rider, en aout 2021. Cette expérience pionnière, poussée par une jurisprudence généreuse en matière de requalification des travailleurs salariés, nous montre comment, même avec une présomption générale, sans critère, certaines plateformes sont parvenues à éviter cette loi. Uber Eats et Glovo continuent à fonctionner avec des faux indépendants sans vergogne malgré la présomption et les autres plateformes font en sorte de sous-traiter à des entreprises intermédiaires pour éviter la qualification de leur travailleurs comme salariés. Et la question de la sous-traitance
Sous-traitance
Segment amont de la filière de la production qui livre systématiquement à une même compagnie donneuse d’ordre et soumise à cette dernière en matière de détermination des prix, de la quantité et de la qualité fournie, ainsi que des délais de livraison.
(en anglais : subcontracting)
n’est pas reprise dans le texte voté ce jeudi. Ainsi, malgré tous les espoirs mis dans le texte voté, l’Europe sociale risquerait bien de ne toujours pas avoir lieu [5] !
Parmi les défis à venir, ce qui nous semble essentiel aujourd’hui, c’est bien les luttes à mener par les travailleurs de plateforme eux-mêmes, possiblement liées à celles des travailleurs dans leur ensemble, tous concernés par la régression du droit salarié que pourrait entrainer cette directive. Compte tenu du rapport de force existant entre les travailleurs, les plateformes et les États, actuellement largement en défaveur des travailleurs, c’est bien l’action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
collective (les mobilisations, les grèves, les actions diverses) qui aura pour objectif de peser sur le droit. En termes de perspectives stratégiques, c’est en effet l’accumulation
Accumulation
Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
des forces dans la lutte et la construction d’un acteur collectif puissant qui ouvrira sur l’opportunité d’une victoire des travailleurs dans la bataille des statuts en cours.
Suite à cette étape importante, la lutte continue !
Pour en savoir sur cette directive, lire Dufresne, Anne (2022), "La bataille des statuts. Les dessous de la loi européenne pour les travailleurs de plateforme", Revue salariat, n°1, octobre 2022, pp. 57-86 http://www.revue-salariat.fr/index.php/2022/07/11/la-bataille-des-statuts-les-dessous-de-la-loi-europeenne-pour-les-travailleurs-de-plateforme/ Pour commander la revue Salariat, rendez-vous ICI. |
Pour citer cet article, Anne Dufresne, "La directive européenne sur les travailleurs de plateforme, Acte II. Les limites de la présomption de salariat", Gresea, février 2023.
Photo : Steve Eason, Flickr.