Ces derniers temps, la droite multiplie les attaques contre la culture, en l’accusant notamment d’être « politisée ». Une autre critique, moins discutée, la présente comme coûteuse et hypocrite, puisqu’elle dépendrait d’un système économique qu’elle passe son temps à critiquer. C’est oublier les vrais coûts du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
, et la valeur de ce qui se crée en -dehors… et contre lui.

Dans une énième provocation dont il a le secret, le président du MR s’en est (encore) pris à la culture, cette fois en fustigeant une vidéo du festival Esperanzah ! qu’il jugeait trop « politisée » :
« Mesdames et messieurs, regardez à quoi partent vos impôts… Il paraît que cela justifie un ministère de la culture. La culture ne devrait pas être politisée. Elle doit être indépendante dans tous les cas. Et ces gens parlent de culture, mais sont simplement des gauchistes, déblatérant une bouillie pseudo-intellectuelle, financée par des impôts prélevés grâce aux bénéfices du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
. » [1]
La réaction du festival ne s’est pas fait attendre, celui-ci défendant, à juste titre, une culture qui soit à la fois politique, engagée et indépendante [2]. Il y a toutefois un autre aspect de la diatribe de M. Bouchez qui mérite que l’on s’y attarde. Ce dernier insinue en effet que les activités culturelles comme celles que promeut Esperanzah ! sont non seulement coûteuses pour la collectivité (« regardez à quoi partent vos impôts »), mais aussi hypocrites puisque « financées par des impôts prélevés grâce aux bénéfices du capitalisme ». Or, rien n’est plus faux.
Les travailleurs culturels créent aussi de la valeur (et payent des impôts)
Tout d’abord, si le secteur socioculturel repose effectivement en grande partie sur des subventions financées par des impôts, ceux-ci ne sont pas « prélevés grâce aux bénéfices du capitalisme ». Ils sont prélevés chaque année grâce à la valeur ajoutée
Valeur ajoutée
Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
créée aussi bien dans la sphère marchande (capitaliste et non capitaliste, songeons aux coopératives, par exemple) que non marchande (publique et associative). Car oui, un travailleur subventionné de la culture (tout comme un fonctionnaire d’ailleurs) crée de la valeur [3] qui est reconnue par un flux
Flux
Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow)
monétaire (son salaire), sur lequel il paye des impôts au même titre qu’un travailleur du secteur marchand (et proportionnellement plus qu’un capitaliste, ceci dit en passant). La seule différence, c’est que dans le cas des travailleurs des secteurs non marchands (publics ou associatifs), leur travail est validé a priori par convention politique sous la forme d’une dépense socialisée (l’impôt). Tandis que dans le cas d’un travailleur du secteur marchand, son travail est validé a posteriori, sur le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
, par le biais de dépenses individuelles, lorsque les gens décident ou pas d’acheter la marchandise
Marchandise
Tout bien ou service qui peut être acheté et vendu (sur un marché).
(en anglais : commodity ou good)
proposée.
Prenons le cas de la culture. Soit on la laisse totalement au marché et chacun s’offre de la culture selon ses moyens (au risque de ne favoriser que les productions rentables [4] et une inégalité d’accès). Soit on décide à l’avance que chacun consacre une partie de ses revenus à financer une offre culturelle diverse et accessible. En Belgique, la plupart du temps, la situation est mixte. Dans les deux cas, le revenu des travailleurs culturels proviendra d’une dépense qui valide leur production, mais cette validation interviendra a posteriori et individuellement dans la culture marchande, tandis qu’elle interviendra a priori et collectivement pour la culture non marchande.
Autre précision importante : les revenus des travailleurs non marchands dépendent à la fois des dépenses socialisées (impôts) des travailleurs marchands et non marchands (puisque ceux-ci payent également des impôts), de la même manière que les revenus des travailleurs marchands dépendent des dépenses individuelles (achats)… des travailleurs marchands et non marchands. En clair, un fonctionnaire et un indépendant payent tous les deux des impôts qui financent la fonction publique, et ils font tous les deux des courses qui financent des commerçants privés. Il est donc doublement trompeur de prétendre que les travailleurs subventionnés de la culture sont payés par « les impôts prélevés grâce aux bénéfices du capitalisme » : d’abord parce que tous les travailleurs payent des impôts, y compris ceux des secteurs non capitalistes ; ensuite parce que les dépenses des secteurs non capitalistes contribuent aussi, en retour, aux revenus des secteurs capitalistes.
Le coût du capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
Reste la seconde accusation adressée à la culture subventionnée, que l’on retrouve dans la phrase « Mesdames et messieurs, regardez à quoi partent vos impôts » : l’État nous forcerait, via la fiscalité, à financer des activités coûteuses et inutiles. On peut évidemment toujours discuter de l’utilité réelle d’une activité, ainsi que des moyens que l’on souhaite – ou non – y consacrer collectivement. Néanmoins, à ce petit jeu, pas sûr qu’un festival comme Esperanzah ! y perde face au « capitalisme ». Rappelons en effet que l’accumulation
Accumulation
Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
capitaliste dépend elle aussi – et dans des proportions autrement plus importantes – de dépenses socialisées [5].
C’est le cas directement, à travers les marchés publics ou les subventions diverses accordées aux entreprises, par exemple. Ainsi, en 2021, année la plus proche de nous pour laquelle nous disposons des données complètes, le soutien public global aux entreprises privées lucratives [6] en Belgique a atteint un niveau remarquable, avec un total estimé à 47 milliards d’euros [7]. Ce soutien est en hausse constante depuis le milieu des années 1990. À titre de comparaison, en 2021, les dépenses culturelles de la Fédération Wallonie-Bruxelles s’élevaient à 415 millions d’euros [8]…une paille culturelle dans un océan de soutien au capital Capital .
Ce soutien est aussi indirect, à travers les coûts pris en charge par la collectivité sans lesquels aucune accumulation ne serait possible, à l’image des coûts d’infrastructures (ex. : routes), les coûts de formation de la main-d’œuvre (ex. : écoles) ou encore les externalités négatives des activités du secteur privé (ex. : dépollution). Songeons également aux quantités énormes de travail gratuit dont bénéfice l’accumulation capitaliste, à commencer par le travail de reproduction le plus souvent assuré par des femmes [9].
Et pour quelle utilité sociale ? Certes, bon nombre d’entreprises capitalistes proposent des biens ou des services utiles ou même nécessaires et leurs activités « créent de l’emploi » [10]. Mais leur objectif premier reste de faire un maximum de profits, y compris au détriment de l’emploi et des conditions de travail ou en gonflant artificiellement les prix. Seule la concurrence permet en théorie de tempérer cette contradiction entre les intérêts privés des entreprises capitalistes et l’intérêt général, mais avec les degrés de concentration aujourd’hui atteint dans la plupart des secteurs clés de l’économie [11], il s’agit d’une vaste blague. Et de toute façon, de nombreux secteurs essentiels s’accommodent mal des logiques de marché, soit au niveau de l’offre parce qu’ils ne sont pas assez rentables, soit au niveau de la demande parce qu’il faut éviter que seuls les riches puissent en bénéficier.
En résumé, s’il existe des bénéfices du capitalisme pour la collectivité (en termes d’utilité sociale, d’emplois ou d’impôts), ils sont donc toujours obtenus malgré – et même le plus souvent contre – ses tendances intrinsèques. En réalité, le capitalisme nous coûte plus cher collectivement que ce qu’il nous rapporte, puisqu’il s’agit par définition d’une gigantesque machine à privatiser les gains et à socialiser les coûts. Ce n’est pas nous qui vivons à ses crochets, mais les capitalistes qui s’enrichissent grâce à notre travail, nos ressources et notre intelligence collective. La bonne nouvelle, c’est qu’on peut tout à fait s’en passer, et on le fait même déjà largement dans de nombreux secteurs (y compris socioculturels) qui échappent d’ores et déjà à la prédation capitaliste. C’est d’ailleurs ce qui explique aussi la violence des attaques qu’ils subissent. Il ne faudrait surtout pas que les vrais « parasites » soient démasqués… [12]
Pour citer cet article : Cédric Leterme, "La culture ne doit rien au capitalisme", Gresea, février 2025.
Photo : Collectif Kranyi, Dominique Botte, Still standing for culture, février 2021.


