Pourquoi, en France avec les économistes "atterrés" ou en Belgique avec Éconosphères, des chercheurs sont-ils entrés en dissidence contre le courant économique dominant, le néolibéralisme ?
Cette analyse est parue dans le n°75 de la revue Politique daté de mai-juin 2012. Voir : http://politique.eu.org/spip.php?article2486
"Comment une société fait-elle pour se connaître aussi mal ?" Dans la bouche d’un économiste "atterré", les propos du sociologue Mateo Alaluf (ULB et Éconosphères) pourraient prendre cette forme : en période de crise, comment les remèdes choisis se trouvent-ils si mal adaptés à la pathologie ?
Selon les économistes atterrés, l’origine du problème est que ces remèdes approfondissent les politiques économiques néolibérales qui ont elles-mêmes créé le mal. Pour remédier à la crise des dettes publiques par exemple, on proposera une baisse des dépenses publiques en parallèle d’une augmentation de la concurrence sur le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
du travail…
En économie, la théorie néoclassique plus connue sous l’appellation « néolibérale » fonde sa légitimité sur une filiation usurpée. En effet, si comme les premiers libéraux du XIXe siècle, les "néos" du XXe professent les bienfaits du libre marché, leur approche du progrès social est tout à fait différente.
Pour les premiers, Adam Smith et David Ricardo en tête, l’échange sur le marché assure in fine le progrès social. Pour les seconds, par contre, le progrès social ne peut résulter, pour reprendre les mots de Mireille Bruyère [1], que "de la mise en concurrence de toutes les activités de la vie". Dans ce cadre, on n’hésitera pas à assurer la convergence européenne par la discipline de marché, à insuffler de la concurrence sur le marché du travail ou encore dans le secteur non-marchand pour en améliorer "l’efficacité"...
Convergence des critiques
Créée le 22 février 2011, l’association française des économistes atterrés est le fruit d’un mouvement de contestation enclenché au sein même de la corporation à l’automne 2010 par la publication d’un Manifeste d’économistes atterrés [2]. Ce manifeste recevra le soutien de 800 économistes sur les quelque 3000 professeurs et chercheurs en sciences économiques que compte la France !
Les économistes critiques cherchent à expliquer pourquoi ils sont atterrés par les politiques économiques mises en place pour sortir l’Europe de la crise. Pour Mireille Bruyère, la fondation des atterrés est une réaction au "tournant de l’austérité
Austérité
Période de vaches maigres. On appelle politique d’austérité un ensemble de mesures qui visent à réduire le pouvoir d’achat de la population.
(en anglais : austerity)
". Après un frissonnement de politiques régulatoires et de relance "keynésienne" entre 2008 et 2009, l’austérité est rapidement devenue l’unique réponse à la crise qui touche les finances publiques européennes. C’est comme un tour de prestidigitation : la cause du mal devient la bonne médecine…
Dans ce contexte ubuesque, la critique en économie converge principalement vers trois problématiques : la construction européenne, le productivisme et la destruction de l’État social.
Pour ce qui est de la construction européenne, on a, selon les économistes atterrés, délaissé les procédures démocratiques au profit d’une convergence par la discipline de marché. La critique du productivisme, quant à elle, touche chez les atterrés aussi bien à l’évolution du système productif et le primat accordé à l’actionnaire
Actionnaire
Détenteur d’une action ou d’une part de capital au minimum. En fait, c’est un titre de propriété. L’actionnaire qui possède une majorité ou une quantité suffisante de parts de capital est en fait le véritable propriétaire de l’entreprise qui les émet.
(en anglais : shareholder)
– "Après la crise de 29, les dividendes ont chuté, aujourd’hui, ils augmentent…" – qu’à la soi-disant transition écologique par le marché dont les droits de polluer européens sont l’expression. Enfin, pour les atterrés, la "faillite" de l’État social en Europe est due plus à la baisse des recettes qu’à l’augmentation des dépenses sociales sans cesse évoquées aujourd’hui pour expliquer en partie la crise des finances publiques.
Refus du consensus mou
L’objectif des économistes atterrés est dès lors de montrer que si ce sont des politiques économiques (néolibérales) qui nous ont amenés là, il en faudra d’autres pour nous en sortir.
Mireille Bruyère épinglera plusieurs propositions des atterrés français que l’on peut découvrir au fil de leur ouvrage Changer d’économie !. Cependant, les économistes atterrés français, comme le réseau belge Éconosphères, restent un collectif qui n’est en rien une association cohérente et figée. Ces réseaux sont traversés de questionnements quant aux possibilités de mener d’autres politiques économiques.
Chez les atterrés français, les réponses à la dette publique
Dette publique
État d’endettement de l’ensemble des pouvoirs publics (Etat, régions, provinces, sécurité sociale si elle dépend de l’Etat...).
(en anglais : public debt ou government debt)
européenne et aux défis écologiques font l’objet actuellement de débats animés.
Le principal désaccord entre les économistes critiques français se situe au niveau du rôle que devrait jouer la Banque centrale
Banque centrale
Organe bancaire, qui peut être public, privé ou mixte et qui organise trois missions essentiellement : il gère la politique monétaire d’un pays (parfois seul, parfois sous l’autorité du ministère des Finances) ; il administre les réserves d’or et de devises du pays ; et il est le prêteur en dernier ressort pour les banques commerciales. Pour les États-Unis, la banque centrale est la Federal Reserve (ou FED) ; pour la zone euro, c’est la Banque centrale européenne (ou BCE).
(en anglais : central bank ou reserve bank ou encore monetary authority).
européenne (BCE) pour régler la crise de la dette. Pour les moins "radicaux", la BCE doit garantir les dettes publiques des États, ces derniers continuant à se financer sur les marchés, mais à des taux moins importants. Pour les autres, il faut éviter aux États le passage obligé par les marchés financiers en leur permettant de financer leur déficit directement auprès de la BCE. Dans le réseau Éconosphères, le désaccord sur la question est encore plus large. Une troisième voie, incarnée notamment par Éric Dekeuleneer (Solvay), ne voit dans la planche à billets qu’une solution à court terme : un rideau de fumée masquant pour un temps les problèmes structurels du système économique actuel (surproduction
Surproduction
Situation où la production excède la consommation ou encore où les capacités de production dépassent largement ce qui peut être acheté par les consommateurs ou clients (on parle alors aussi de surcapacités).
(en anglais : overproduction)
, concentration, mauvaise gouvernance…).
La transition écologique de nos économies est un autre débat que l’on rencontre chez les économistes critiques des deux côtés de la frontière. En toile de fond, une interrogation sur la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
. Si aucun économiste atterré ne met en doute l’urgence écologique, l’agenda, en situation de crise économique, fait ici débat. Pour certains, il faut tout d’abord relancer l’économie – la croissance – avant de penser la reconversion écologique de nos économies. Pour d’autres, la remise en cause de la croissance est justement un facteur qui permettra de sortir de la crise par le haut.
Tendances plurielles
À l’arrière-plan de ce débat sur la croissance, il y a également entre les chercheurs du réseau Econosphères, une remise en question de l’outil de mesure : le Produit intérieur brut
Produit intérieur brut
Ou PIB : Richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
(PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
). Selon Isabelle Cassiers (UCL), le PIB est étroitement lié à l’objectif de croissance que se sont fixé nos économies au sortir de la Seconde Guerre mondiale. En ne prenant pas en compte l’épuisement des ressources naturelles ou la croissance des inégalités, le PIB ne correspond plus aux enjeux du XXIe siècle. D’autres membres du réseau se montrent plus pessimistes quant à la possibilité de changer les choses "en cassant le baromètre". Pour ces derniers, tant qu’il reste un outil, le PIB peut s’avérer utile pour scruter l’évolution de nos sociétés sur le long terme. En outre, avec Reginal Savage (Fopes-UCL), on peut se demander si, dans un contexte de financiarisation
Financiarisation
Terme utilisé pour caractériser et dénoncer l’emprise croissante de la sphère financière (marchés financiers, sociétés financières...) sur le reste de l’économie. Cela se caractérise surtout par un endettement croissant de tous les acteurs économiques, un développement démesuré de la Bourse et des impératifs exigés aux entreprises par les marchés financiers en termes de rentabilité.
(en anglais : securitization ou financialization)
aiguë de l’économie, la capitalisation boursière
Capitalisation boursière
Évaluation à un moment donné de la valeur boursière totale d’une firme ou, en additionnant toutes les sociétés cotées, d’une Bourse. Elle s’obtient en multipliant le nombre d’actions émises par le cours de ce titre au jour où l’estimation est faite.
(en anglais : market capitalization)
n’a pas déjà remplacé le PIB comme indicateur "de référence" !
Il y a enfin les débats qui divisent les économistes critiques français. On observe ainsi la montée en puissance en France d’un questionnement autour d’un "souhaitable" retour au protectionnisme, national ou paneuropéen. Ce débat oppose les internationalistes comme Husson ou Harribey aux tenants d’un « néo protectionnisme », à l’image de Jacques Sapir ou Frédéric Lordon [3]. Force est de constater que cette question n’a pas encore contaminé la sphère dissidente en Belgique.
Si ce pluralisme peut s’avérer être un handicap lorsque viendra le temps de formuler des propositions politiques communes, il est sans doute le meilleur moyen de répondre à la crise actuelle qui, plus que jamais, est une crise politique.