Ces derniers mois, la consultance a défrayé la chronique avec la révélation de contrats plantureux ayant notamment débouché sur des commissions d’enquête en France et au Canada.

On le sait, ces multinationales au pouvoir grandissant, qui valident les comptes des entreprises, tout en les aidant à développer une « optimisation fiscale agressive » − pour ne pas utiliser la fâcheuse locution « évasion fiscale » − ne se contentent plus de « conseiller » les entreprises privées. Elles se sont désormais immiscées partout où réside une stratégie collective à définir, en jouant un rôle d’expert non seulement auprès des États, mais aussi de l’enseignement et du secteur associatif.

Ainsi, la consultance privée investit partout où elle est en mesure de dégager des profits. Au-delà de la production de stratégies et d’analyses SWOT, elle produit et diffuse désormais une idéologie à laquelle l’ensemble de la société doit se conformer.

C’est à cette approche idéologique que ce numéro va s’intéresser, car elle permet de comprendre ce que dit la consultance de notre société.

  Sommaire  

 Édito

SWOT pour un, SWOT pour tous
Bruno Bauraind

Évoquer la consultance, c’est évidemment convoquer les poncifs néolibéraux. De jeunes golden boys en Mini Cooper, issus des grandes écoles de commerce, qui sont capables de problématiser le bonheur ou la fonte des glaces en trois slides et six bullets points. C’est aussi, par exemple, l’image de notre gouvernement fédéral dont le Premier ministre (openVLD) est un ancien project leader du Boston Consulting Group (BCG), et le secrétaire d’État pour la relance et les investissements stratégiques (PS), un ex-consultant McKinsey. Pendant son passage à la Firme [1] entre 2009 et 2016, ce dernier avait comme « focus » l’industrie, les services financiers et…le service Service Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
public ! [2] Une interpénétration des genres qui, depuis plusieurs années, produit son lot de scandales qui débouchent tantôt sur des procédures judiciaires, tantôt sur une indignation médiatique. Aux États-Unis, on se remémorera la faillite frauduleuse d’Enron et le rôle du cabinet Arthur Andersen dans le maquillage comptable précédant l’enquête de la justice américaine. La marque ne survivra pas à l’affaire. En Europe, les Luxembourg Leaks, révélés en novembre 2014, ont mis au jour les effets dévastateurs de l’optimisation fiscale proposés par les Big Four, les grands cabinets d’audit Audit Examen des états et des comptes financiers d’une firme, de sorte à évaluer si les chiffres publiés correspondent à la réalité. L’opération est menée par une société privée indépendante appelée firme d’audit qui agrée légalement les comptes déposés. Quatre firmes dominent ce marché : Deloitte, Ernst & Young, KPMG et PricewaterhouseCoopers.
(en anglais : audit ou auditing)
et de conseil [3]. En France, les journalistes Mathieu Aron et Caroline Michel-Aguirre ont montré comment les cabinets de conseil sont aujourd’hui omniprésents à tous les échelons décisionnels de l’État français et, surtout, l’énorme coût financier de cette fourniture d’expertise [4]. La Belgique n’échappe pas à la règle. Pendant la pandémie, le seul SPF Santé publique a dépensé 9,6 millions d’euros en consultance, principalement auprès du cabinet Deloitte. [5] À ce titre Titre Morceau de papier qui représente un avoir, soit de propriété (actions), soit de créance à long terme (obligations) ; le titre est échangeable sur un marché financier, comme une Bourse, à un cours boursier déterminé par l’offre et la demande ; il donne droit à un revenu (dividende ou intérêt).
(en anglais : financial security)
, aux yeux de certains, le secteur du conseil s’apparente aujourd’hui à du vol en bande organisée au détriment des finances publiques. Mais quand le recours à la consultance est encadré par des contrats, la plupart du temps tout à fait légaux, et qu’il répond à des besoins produits par la mise en défaillance volontaire de l’État, le casse des consultants relève d’une stratégie politique, dont il faut comprendre le sens et les objectifs.

Conquérir les médiations du savoir et du travail

Une médiation [6] désigne un intermédiaire qui participe au fonctionnement de la société en créant du lien social. La monnaie Monnaie À l’origine une marchandise qui servait d’équivalent universel à l’échange des autres marchandises. Progressivement la monnaie est devenue une représentation de cette marchandise d’origine (or, argent, métaux précieux...) et peut même ne plus y être directement liée comme aujourd’hui. La monnaie se compose des billets de banques et des pièces, appelés monnaie fiduciaire, et de comptes bancaires, intitulés monnaie scripturale. Aux États-Unis et en Europe, les billets et les pièces ne représentent plus que 10% de la monnaie en circulation. Donc 90% de la monnaie est créée par des banques privées à travers les opérations de crédit.
(en anglais : currency)
, le travail, le savoir, la valeur peuvent être considérés comme des médiations. Le capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
a dévoyé et réélaboré ces médiations, notamment en séparant les producteurs de leur production. Dans la séquence néolibérale du capitalisme, nous faisons l’hypothèse que le conseil » » participe à cette expropriation Expropriation Action consistant à changer par la force le titre de propriété d’un actif. C’est habituellement le cas d’un État qui s’approprie d’un bien autrefois dans les mains du privé.
(en anglais : expropriation)
capitaliste du savoir et du travail. Deux médiations intrinsèquement imbriquées.

Le cabinet de conseil vient tout d’abord se placer entre le citoyen et la décision politique, en se substituant parfois aux représentants élus ou aux corps intermédiaires. Les cabinets de conseil sont d’ailleurs une forme néolibérale d’intermédiation politique. En 2017, lorsque le gouvernement Michel décide de réformer l’impôt sur les sociétés, les inspecteurs de l’administration fiscale belge seront formés à l’application des nouvelles mesures par des consultants, avant même que les parlementaires n’aient reçu le projet de loi [7]. Il s’agit là d’une capture contre-démocratique du savoir. Mais en va-t-il autrement lorsque, pour améliorer ses « processus » décisionnels, une association fait appel à un « coach » avant de s’en remettre aux membres de son assemblée générale ?

Le secteur du conseil est également un espace de production idéologique. McKinsey est une firme, symbole de son secteur, qui produit certes des cadres logiques, des stratégies, des analyses SWOT [8], des rapports et une multitude de PowerPoint. Mais lorsque ces marchan-dises sont articulées, ce qui sort des chaines de production de la consul-tance, c’est un ensemble de catégories et de propriétés qui visent à penser la société d’une certaine manière.

La consultance comme intermédiation politique, comme coproducteur d’une idéologie, mais aussi comme organe de diffusion de ce récit idéologique à l’ensemble de la société. Loin d’être circonscrite au périmètre des entre-prises privées, l’activité de « conseil » s’instille désormais partout où réside une stratégie collective à définir, y compris parfois dans les orga-nisations qui ont pour objet la lutte contre le capitalisme néolibéral...

Au-delà des scandales et des leaks, cette approche va animer cette li-vraison du Gresea Échos, car elle permet de comprendre ce que dit la con-sultance de notre société.

Dans le premier article, Jules Brion (Le Vent se lève) retrace le dévelop-pement de cette industrie sur un siècle.

Dans le second article, Clarisse Van Tichelen et Étienne Lebeau (Centrale Nationale des Employés) montrent, au travers du cas très concret du budget base zéro en Région wallonne, comment les cabinets de consultance contri-buent à la néolibéralisation de l’État.

Justine Contor (Université de Liège) explique ensuite comment le « conseil » contamine jusqu’au secteur associatif, en prenant l’exemple des ONG de développement.

Dans un quatrième article, Cédric Leterme (Gresea) propose une analyse de l’intérieur en interrogeant le travail de consultant.

Le cinquième article est consacré à un mouvement de résistance contre l’impératif d’« excellence » prôné par la consultance. Pierre Lannoy (Uni-versité Libre de Bruxelles) revient sur la transformation progressive de l’enseignement et de la recherche en Belgique, mais aussi sur le mouvement pour une désexcellence auquel il participe avec d’autres collègues de l’Université Libre de Bruxelles. Ces chercheur·es, ces enseignant·es, ces étudiant·es démontrent que la « consultocratie » n’est pas la fin de l’histoire, que des résistances existent et qu’une reconquête du savoir est possible.

Enfin, en dialogue avec cet édito, nous essayerons, dans le dernier article, de dégager la rationalité qui sous-tend cette stratégie du conseil en posant la question : « de quoi la consultance est-elle la manufacture ? ».

 Sommaire

Éditorial : SWOT pour un, SWOT pour tous
Bruno Bauraind

Origine et déploiement mondial de la consultance
Jules Brion

Consultance et néolibéralisation de l’action Action Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
publique : l’exemple du Budget base zéro en Wallonie

Clarisse Van Tichelen et Étienne Lebeau

Consultance et néolibéralisation du secteur associatif en Belgique : l’exemple de la coopération au développement
Interview de Justine Contor

Travailler dans la consultance
Cédric Leterme

Un collectif contre « l’excellence »
Interview de Pierre Lannoy

De quoi la consultance est-elle la manufacture ?
Bruno Bauraind

 

 

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