Un saut d’index, la baisse du taux de base des cotisations sociales et le durcissement de la loi de 1996 qui encadre l’évolution des salaires, le gouvernement Michel s’est montré particulièrement dur avec le salaire des Belges. Les chiffres l’attestent. En effet, sous le couvert de résorber un soi-disant « handicap compétitif », la coalition composée du MR, de la NVA, de l’Open VLD et du CD&V a transféré entre 8 et 10 milliards des salaires vers les revenus du capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
. Peut-on cependant parler d’une rupture politique ou d’un tournant néolibéral ? Ou bien, assiste-t-on à l’accentuation des tendances passées quant à la politique salariale ? [1]
Lors de la grève générale du 13 février 2019, les trois syndicats ont dénoncé la modération salariale et ont revendiqué la suppression de la loi de 1996, dite de compétitivité, qui vise à empêcher les salaires belges d’augmenter plus rapidement que ceux des pays voisins (Allemagne, France et Pays-Bas). Cela faisait bien longtemps qu’une grève en Belgique n’avait plus porté directement sur les salaires, les syndicats privilégiant des revendications sur l’emploi ou le pouvoir d’achat. Pourtant, il y a urgence. En Europe, le salaire est en danger. En danger de mort si on l’entend dans sa définition première, à savoir le salaire négocié, le salaire comme objet de délibération politique.
10 milliards vers le capital
Depuis les années 1980, l’action coordonnée des institutions européennes et des gouvernements nationaux a progressivement réduit le salaire à un « coût », une « marge » qu’il conviendrait de surveiller ou un « handicap » qu’il faudrait résorber. Derrière ce discours se cache évidemment une volonté politique de transférer une part plus importante de la valeur ajoutée
Valeur ajoutée
Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
produite intégralement par les travailleurs vers les investisseurs et les propriétaires. La trajectoire de la part des salaires dans la valeur ajoutée dépend de l’évolution comparée du salaire (y compris les cotisations sociales) et de la productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
du travail. La règle est simple : quand le salaire augmente plus vite que la productivité, la part des salaires augmente, et vice versa. Comme le montre le graphique ci-dessous, les 4 années du gouvernement Michel ont vu une baisse importante de la part salariale. Alors qu’elle représentait 51,6 % du PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
en 2013, elle ne s’élève plus qu’à 49,2 % en 2018. En pourcentage, ce recul peut sembler anecdotique. Mais, aux prix de 2018, cette baisse de 2,4 % du PIB équivaut à environ 10,9 milliards d’euros. Une somme qui reste rondelette même si on en retranche l’usure des machines ou l’impôt sur le capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
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Source : données Ameco. Traitement B. Bauraind, Gresea.
Cette érosion de la part des salaires n’a rien de « naturel ». Comme précisé ci-dessus, le salaire est un objet politique. Par conséquent, on peut distinguer trois types d’actions dans ce que l’on peut appeler la « politique salariale » du gouvernement Michel : le saut d’index et la baisse des cotisations sociales, l’utilisation du chômeur ou du pensionné contre le salaire, et enfin, l’encadrement légal qui dépolitise le salaire.
Saut d’index et baisse des cotisations sociales
Le saut d’index voté en 2015 et la baisse des cotisations sociales accordée dans le cadre du Tax shift [2] adopté fin 2016 sont deux mesures phares du gouvernement Michel. Joyau du « modèle social » belge, l’indexation automatique des salaires a été développé pendant l’entre-deux-guerres. Il s’agit d’un mécanisme rare en Europe. Avec le système de concertation sociale, l’indexation automatique est le symbole d’une période de conquête salariale sur le capital
Capital
presque ininterrompue entre 1960 et 1981. Cette séquence historique est marquée par de nombreux conflits sociaux et une classe ouvrière qui réclame un débat démocratique sur la distribution des richesses. Devant la pression du mouvement social, les syndicats et le patronat négocient des augmentations salariales et l’État investit dans les services publics et culturels. Comme le montre le graphique ci-dessus, entre 1970 et 1980, la part salariale bondit de près de 10 %. À l’inverse, la part du capital se contracte. La chute du profit net des entreprises privées est impressionnante : de 12 % de la valeur ajoutée du secteur privé en 1973, il passe à moins de 5 % en 1981 [3]. Cette séquence historique est particulière et unique dans la longue histoire du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
en Belgique et en Europe de l’Ouest. Elle repose aussi sur le pillage des richesses du tiers-monde (l’échange inégal) qui soutiendra la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
économique dans nos pays. Il faut donc bien se garder de l’idéaliser. Néanmoins, elle prouve que le capital est, avant tout, une forme de domination politique qui n’est ni naturelle, ni nécessaire au bon fonctionnement d’une société.
Cette marginalisation du capital en Europe de l’Ouest inquiète le monde patronal. À l’occasion de la conférence tripartite de 1975, l’UNICE (le patronat européen, ex-Business Europe) demande « purement et simplement l’arrêt des nouvelles politiques de distribution salariale » [4]. Sur le terrain, la réaction du monde patronal est tout aussi brutale : automatisation de la production, instauration de nouvelles pratiques de management, mais aussi délocalisation
Délocalisation
Transfert de production vers un autre pays. Certains distinguent la délocalisation au sens strict qui consiste à déplacer des usines ailleurs pour approvisionner l’ancien marché de consommation situé dans la contrée d’origine et la délocalisation au sens large qui généralise ce déplacement à tout transfert de production.
(en anglais : offshoring).
de certains secteurs industriels vers les pays à bas-salaires et sous-investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
dans un outil industriel vieillissant. À cela s’ajoutent, sur le plan international, l’augmentation des prix pétroliers (1973 et 1979) ainsi, qu’à partir de 1979, les chocs monétaristes [5] sur les économies américaines et européennes. Plus que des gains de productivité, c’est du chômage que nos économies produisent désormais. Entre 1973 et 1983, le nombre de chômeurs passe de 125.000 à 700.000. Sous le couvert de lutter contre la « crise » des politiques keynésiennes, le patronat et une partie du monde politique vont donc stopper les politiques de distribution salariale. En Belgique, la succession des gouvernements Martens-Gol entre 1981 et 1989 marque un point d’inflexion en la matière. Ils décideront, entre autres, de trois sauts d’index successifs. C’est ainsi qu’en 1989, la part des salaires dans le PIB atteint son point le plus bas (49 %) depuis 1960.
En parallèle, le discours sur le « poids des charges sociales » s’impose dans le débat politique. Chaque gouvernement accorde son lot de réductions de cotisations sociales afin, disent-ils, de favoriser la création d’emplois. Il s’agit de se montrer plus compétitif que le voisin afin d’attirer ou de maintenir l’investissement des entreprises privées sur son territoire. Si ces politiques de compétitivité ont peu d’effets sur le chômage, qui se maintient en Belgique depuis la fin des années 1970 autour de 700.000 personnes, elles vont par contre participer à déséquilibrer les finances de la sécurité sociale et maintenir la pression sur la part socialisée des salaires. Sous le prétexte de rendre du « pouvoir d’achat » aux citoyens, le tax shift décidé en 2016 continue de fragiliser les recettes de la sécurité sociale puisqu’il diminue le taux de base des cotisations sociales (de 32,4 à 25 %).
L’instrumentalisation des chômeurs et des pensionnés contre les salaires
Si le saut d’index ou le tax shift ont un effet direct sur le salaire des Belges, les politiques d’activation des chômeurs ou l’augmentation progressive de l’âge de la pension (de 65 à 67 ans) décidées par le gouvernement Michel en ont également. Ces politiques visent en effet à réorienter les personnes hors emploi (chômeurs, pensionnés, malades de longue durée) vers un marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
de l’emploi déjà saturé, pour ce qui est de la Wallonie et de Bruxelles. Ces mesures « d’activation » n’ont aucun effet sur le taux d’emploi. Personne n’ayant le don de trouver un emploi qui n’existe pas. Par contre, en augmentant le nombre de « chercheurs d’emploi » et en les incitant à « s’activer », ces politiques font pression sur les salariés et sur les organisations syndicales. Dès son entrée en fonction en 2014, le gouvernement Michel abaisse par exemple à vingt-cinq ans (contre trente ans auparavant) l’âge maximal pour demander à bénéficier des allocations sur base des études et, d’autre part, exige que les personnes qui en font la demande avant vingt-et-un ans puissent témoigner de la réussite d’un cycle d’études complet... Le gouvernement Michel souhaitait ainsi contraindre le chômeur au travail bénévole obligatoire et renforcer encore la dégressivité des allocations de chômage dans le cadre du fameux « job’s deal » décidé par le gouvernement pendant l’été 2018. L’objectif de cette dernière mesure est de réduire les allocations de chômage dès le 6e mois après le licenciement. Ce point précis n’a néanmoins jamais été approuvé en Conseil des ministres et la chute du gouvernement Michel rend désormais le vote de ce projet de loi au parlement plus compliqué.
Loin d’être novatrice, ces mesures se placent là encore en droite ligne des gouvernements précédents qui, sous le couvert du principe de « j’ai cotisé donc j’ai droit », ont recherché systématiquement à activer les chômeurs et, plus généralement, à limiter les dépenses de sécurité sociale (soins de santé, pensions, chômage). À ce petit jeu, c’est sans doute le gouvernement Di Rupo (2011-2014) qui s’est montré le plus brutal en décidant des mesures d’exclusion contre les chômeurs.
La loi de 1996 XL encadre et dépolitise le salaire
Comparée au saut d’index, au tax shift ou au recul de l’âge de la pension de 65 à 67 ans, le durcissement de la loi de 1996 « dite de compétitivité » est passée presque inaperçue. Pourtant, c’est sans doute cet encadrement du salaire qui incarne le plus l’offensive en cours en Europe. Alors qu’historiquement, depuis mai 1960 et le premier accord de programmation sociale, la concertation sociale belge se caractérise par une négociation libre des salaires entre les syndicats et le patronat, la donne change à partir de 1983. L’Etat prend la main. Une première norme « légale de compétitivité » pour corriger les « déséquilibres macroéconomiques » est alors introduite par le gouvernement Martens-Gol. Cet encadrement des salaires, qui servira de modèle à l’austérité
Austérité
Période de vaches maigres. On appelle politique d’austérité un ensemble de mesures qui visent à réduire le pouvoir d’achat de la population.
(en anglais : austerity)
salariale européenne, va n’avoir de cesse de se renforcer, d’abord avec la loi de 1996 dite de « compétitivité ». Depuis, le Conseil central de l’économie (CCE) remet un rapport avant les négociations collectives qui ont lieu tous les deux ans entre syndicats et employeurs lors des accords interprofessionnels (AIP). Ce rapport compare l’évolution des salaires en Belgique par rapport à ceux des trois pays voisins [6]. C’est sur cette base technique que les interlocuteurs sociaux définissent alors, à postériori la « norme » ou « marge » salariale pour les deux années à venir.
En 2017, la majorité MR/N-VA au Parlement vote le durcissement de la loi de 1996, plus de vingt ans après sa mise en œuvre. Il s’agit de trois manipulations en particulier qui réduisent fortement les marges disponibles : la non prise en compte des réductions de cotisations patronales issues du tax shift dans le calcul du « handicap salarial » depuis 1996 ; l’intégration d’une « marge de sécurité » supplémentaire pour éviter les dérapages et, surtout, le caractère « impératif » (avec un plafond maximum) de la norme, plutôt qu’ « indicatif » (donnant une indication pour les secteurs en fonction de leur productivité).
Si on met de côté la technicité des débats, avec cette loi, le salaire en Belgique n’est plus un droit négocié. Depuis 1983, il a été progressivement, comme partout ailleurs en Europe, transformé en une norme de marché.
Conclusion
Il est incontestable que la coalition de droite au pouvoir depuis 2014 en Belgique s’est attaquée de manière frontale et très intense au salaire et à sa fonction politique, celle de marginaliser le capital. Cependant, les politiques mises en place ne sont pas neuves. À ce titre
Titre
Morceau de papier qui représente un avoir, soit de propriété (actions), soit de créance à long terme (obligations) ; le titre est échangeable sur un marché financier, comme une Bourse, à un cours boursier déterminé par l’offre et la demande ; il donne droit à un revenu (dividende ou intérêt).
(en anglais : financial security)
, le gouvernement Michel se place plutôt dans la continuité ou l’accentuation des pratiques « compétitives » du passé plutôt que dans une véritable logique de rupture. Sauf sur un plan. Comme nous l’avons expliqué en introduction, le salaire est un objet politique. Son évolution révèle non seulement l’état de la répartition inégale des richesses entre le travail et le capital, mais aussi la puissance et la légitimité de l’acteur qui le défend : le syndicat, et plus largement le mouvement social.
Pour défendre et faire progresser le salaire, les syndicats ont développé un répertoire d’actions collectives dont la grève est l’arme ultime. Depuis 1980, les syndicats ont très souvent été mis sous pression. Ils ont parfois été contournés. Ils ont endossé le discours sur la compétitivité. Mais leur double statut d’interlocuteur légitime et de contre-pouvoir dans le cadre de la démocratie politique et sociale belge n’a sans doute jamais été autant remis en cause que lors de la dernière législature. Le service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
minimum garanti, la volonté d’interdire les piquets de grève ou encore l’obligation
Obligation
Emprunt à long terme émis par une entreprise ou des pouvoirs publics ; il donne droit à un revenu fixe appelé intérêt.
(en anglais : bond ou debenture).
de nommer un référent syndical en cas de conflit [7] sont autant de mesures qui visent de manière croissante à annihiler les capacités d’action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
et la fonction de contre-pouvoir du mouvement syndical. Or, comme tout objet politique, le salaire est avant tout l’enjeu du conflit social. Empêcher l’expression de ce conflit revient à mettre un terme à la démocratie sociale.
Pour citer cet article : Bruno Bauraind, "La coalition MR-NVA, un gouvernement contre le salaire ?" , mars 2019, disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/La-coalition-MR-NVA-un-gouvernement-contre-le-salaire