La Bolivie, un des pays les plus sous-développés d’Amérique Latine, est dirigée depuis 2006 par un gouvernement ouvertement de gauche qui veut à tout prix industrialiser. En tout cas, la base matérielle est là : le sous-sol contient d’importantes réserves de pétrole et de gaz, et regorge d’étain, de zinc et d’argent.
Introduction
Le continent fournit des matières premières depuis l’époque coloniale, et elles ne sont toujours pas épuisées. Elles proviennent du sous-sol, des forêts, des champs, des lacs et des océans. L’Amérique s’est également laissé emporter dans la fureur. Les vieilles mines forcent l’allure, de nouvelles mines s’ouvrent. On abat les forêts pour laisser la place aux champs. Dans ce dossier en 5 parties, un fil rouge : dilemmes et les choix douloureux autour d’une course aux matières premières et à la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production. |
La Bolivie a encore toujours des réserves. Cette formulation est on ne peut plus exacte, car le pays est dépouillé depuis les premiers jours de la colonisation, d’abord par le Royaume d’Espagne, puis par des exploitants étrangers. Mais sous la direction du président Evo Morales, le gouvernement actuel prend des mesures révolutionnaires. Il est porté par le MAS, le Mouvement vers le Socialisme
Socialisme
Soit étape sociétale intermédiaire qui permet d’accéder au communisme, soit théorie politique élaborée au XIXe siècle visant à améliorer et changer la société par des réformes progressives ; la première conception se comprend dans la théorie marxisme comme le passage obligé pour aller vers la société sans classes, étant donné qu’il faut changer les mentalités pour une telle société et aussi empêcher les anciennes classe dirigeantes de revenir au pouvoir ; la seconde conception est celle professée par les partis socialistes actuels ; on parle aussi dans ce cas de social-démocratie.
(en anglais : socialism)
du président.
Morales avait à peine revêtu sa charge, après l’avoir emporté haut la main aux élections, qu’il donnait l’ordre à l’armée d’occuper les puits de pétrole et de gaz. Nous étions alors au début 2006. Quelques mois plus tard, le gouvernement avait renégocié les contrats d’exploitation. Depuis lors, les exploitants ont versé jusqu’à quatre-vingts pour cent de leurs recettes au Trésor public.
Grâce à cette manne financière, le gouvernement Morales fait progresser les familles comme le pays. Il a introduit des programmes sociaux et des allocations pour les familles les plus pauvres. Il améliore à vive allure les routes et l’infrastructure. Des bâtiments publics munis de vitrage réfléchissant se dressent jusque dans les plus petits villages. La dernière réalisation dans la capitale La Paz est un téléphérique qui transporte les passagers pour trois bolivianos (le prix d’une course en taxibus) entre le quartier de la gare et la commune voisine d’El Alto, beaucoup plus en hauteur.
Du lithium Lithium Métal blanc, alcalin, le plus léger de tous les métaux. pour les batteries
La Bolivie veut aussi progresser sur le plan économique, avec ses propres chaînes industrielles, où une succession de maillons transforme les matières premières nationales en biens de consommation.
La première chaîne est celle du lithium. Le lithium, le plus léger des métaux, peut accumuler de l’énergie, raison pour laquelle il convient particulièrement bien pour fabriquer des batteries. En Amérique du Sud, on extrait cette matière première
Matière première
Matière extraite de la nature ou produite par elle-même, utilisée dans la production de produits finis ou comme source d’énergie. Il s’agit des produits agricoles, des minerais ou des combustibles.
(en anglais : raw material)
des lacs salés. Et il y en a des dizaines dans le "triangle du lithium" formé par le nord du Chili, le nord de l’Argentine et le sud-ouest de la Bolivie. Dans cette région, le relief grimpe facilement jusqu’à deux à trois mille mètres. Le climat y est extrêmement sec et le soleil de plomb fait évaporer l’eau des lacs, où se forme une croûte de sel.
On y exploite le sel depuis longtemps. Mais au Chili, et de plus en plus aussi en Argentine, on extrait du sel également de la potasse (pour l’engrais) et du lithium. C’est l’œuvre d’entreprises privées. Si la Bolivie possède la plus grande réserve au monde de lithium dans l’immense lac salé d’Uyuni, les communautés locales n’ont jamais accepté de céder leur lithium à des entreprises privées.
Le vent a tourné en 2008, quand le gouvernement a décidé d’exploiter et de transformer lui-même le lithium ; il a alors reçu le soutien de la population. La philosophie qui sous-tend cette innovation se décline comme suit : les matières premières appartiennent à toute la population du pays ; elles ne peuvent pas être concentrées entre les mains d’une étroite catégorie de nantis, comme il est d’usage selon les pratiques néo-libérales.
Une usine chinoise clé sur porte
La Bolivie a des ambitions audacieuses pour le lithium. Elle met au point des procédés propres pour fractionner le sel des lacs en lithium, potasse et autres éléments. Une usine pilote a été construite à proximité d’Uyuni. Une deuxième usine pilote de batteries au lithium a été inaugurée début 2014. Le président Morales y a fait la démonstration d’un vélo électrique équipé d’une batterie de fabrication bolivienne. La Bolivie espère même fabriquer un jour elle-même ses propres voitures électriques.
Mais le gouvernement bolivien est aux prises avec l’héritage du passé, car les gouvernements précédents n’ont jamais formé assez de bons techniciens. La Bolivie négocie maintenant avec des investisseurs et des organismes étrangers. Petit à petit, les résultats se font sentir. La Technische Universiteit Delft des Pays-Bas fournit de la technologie pour les batteries lithium-ion tandis que l’usine de batteries de La Placa provient – clé sur porte – de Chine.
Le processus avance lentement, beaucoup trop lentement, disent des voix critiques en Bolivie. Le retard technique n’est qu’un des facteurs, un autre est la corruption profondément enracinée et le fait que des individus de l’appareil gouvernemental recherchent un profit personnel. On entend souvent dire en Bolivie que les belles paroles du gouvernement Morales ne correspondent pas à ses actes. Cette critique est aussi partagée à l’extérieur. "La Bolivie se perd dans des projets de prestige", a déclaré le président Mujica d’Uruguay en juillet dernier, alors qu’il se trouvait en Bolivie pour la Conférence du G77+Chine. [1]
Fournisseur de minéraux bruts
L’enthousiasme des premiers jours s’effrite. Le président a encore remporté les élections d’octobre 2014. Il pouvait mettre en avant de vraies réalisations, mais sa campagne a eu des à-côtés ambigus. Le président a par exemple revendiqué un accès à l’océan Pacifique pour la Bolivie. Le Chili voisin n’a qu’à céder ses régions septentrionales (qu’il a conquises manu militari sur la Bolivie au cours du dix-neuvième siècle). Peut-être un tel chauvinisme est-il bien accueilli par les masses populaires, mais on ne s’y attend pas de la part d’un révolutionnaire de gauche.
Cela fait des lustres que la Bolivie joue le rôle de fournisseur de minéraux bruts à l’industrie internationale. Le gouvernement est bien décidé à briser ce schéma. En matière de lithium, il a pris résolument l’initiative. Il faut dire qu’il a pu le faire parce que cette matière première n’était pas encore exploitée. Mais en dehors du lithium, c’est une autre paire de manches, car les autres matières sont aux mains du privé.
Jusque dans les années septante, la Bolivie possédait plus de trente mines qui étaient gérées par l’entreprise d’État Comibol. Mais à partir des années quatre-vingt – sous la dictature et les gouvernements néo-libéraux qui lui ont succédé – les mines ont été distribuées à des entrepreneurs privés du pays et de l’étranger. Cela vaut pour l’étain comme pour le zinc et l’argent (tous trois généreusement présents dans le sous-sol) ainsi que pour d’autres minéraux tels que l’indium ou le wolfram.
Des coopératives capitalistes
La nouvelle Constitution bolivienne (2009) stipule que les richesses naturelles appartiennent au peuple. En Bolivie, le peuple est incarné par l’État. L’ambition est donc de replacer les propriétaires des mines sous contrôle de l’État. C’est un bras de fer qui s’annonce. En 2012, la Bolivie a nationalisé la mine d’étain de Colquiri, qui était exploitée jusque-là par le chasseur de matières premières suisse GlencoreXstrata. Mais Glencore a continué à dominer la production de zinc avec le groupe japonais Sumitomo. La Bolivie a également nationalisé la mine d’indium et d’argent de Maku Khota. L’ancien exploitant privé réclame maintenant un dédommagement de près de 400 millions de dollars.
Ce n’est pas non plus sans difficulté que l’État bolivien a récupéré la mine de Colquiri. Là, ce sont les coopératives boliviennes qui ont revendiqué leur part. On en est arrivé à des accrochages violents entre cooperativistas et mineurs du secteur public. De la coopérative, ces entreprises n’ont plus que le nom et elles constituent une caste à part. Ce sont de petites entreprises privées dont les patrons veulent gagner de l’argent. Ils font trimer leur personnel pour un salaire de misère et ne partagent pas les bénéfices entre les travailleurs, comme le feraient de vraies coopératives. Parfois, les coopératives occupent des mines qui appartiennent à l’État et les exploitent pour leur propre compte. Elles ont aussi un pouvoir politique, ce qui explique pourquoi la nouvelle loi minière de Bolivie aurait été rédigée sur mesure pour les cooperativistas capitalistes.
Les maillons d’une chaîne
La Bolivie ne possède presque pas d’installations pour fondre les minerais et les raffiner. Les principales usines – Vinto et Karachipampa – appartiennent à l’État mais jusqu’à présent, elles sont loin de tourner à plein régime. Le zinc et l’argent de même que la plus grosse partie de l’étain continuent à quitter le pays suivant un modèle colonial. La Bolivie perd ainsi des matières premières non renouvelables.
En même temps que le zinc, l’indium disparaît également à l’étranger sans être déclaré par les exportateurs qui éludent ainsi les taxes. C’est une pratique courante qui n’est même pas illégale. Or, d’après une estimation, l’exportation invisible d’indium a coûté 140 millions de dollars à la Bolivie en 2013. La Bolivie entend donc endiguer les exportations.
À terme, l’étain ne pourra plus être exporté sous forme brute. Le minerai devra d’abord être fondu à Vinto. Mais ce n’est toujours que le premier maillon d’une chaîne industrielle de l’étain. Il faudra sans doute des années pour que la Bolivie dispose des maillons suivants.
Ce dossier a été rédigé avec le soutien du Fonds Pascal Decroos voor Bijzondere Journalistiek. La version originale de cet article a été publiée en ligne par Mo*Magazine.
Quelques sources
Arkonada, Katu, Atilio Borón : "Evo ha logrado armar una maquinaria electoral imbatible", El Diplo/Le Monde Diplomatique, juin 2014, p.3-4Brauwers, Greet & Custers, Raf, Lithium, een vloek of een zegen voor Bolivia, 21minuten, video, 19 décembre 2010 http://www.dewereldmorgen.be/video/2010/12/19/lithium-een-vloek-een-zegen-voor-bolivia
Custers, Raf, Comment on affronte le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
avec le lithium, in Chasseurs de matières premières, Gresea-Couleur livres_Investiga’Action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
, Bruxelles 2013, p.121-139
Custers, Raf articles et coördination, Made in Bolivia. Le Sud se développe solo : le cas du lithium, GRESEA Echos n°67, Bruxelles juillet-août-septembre 2011, 32p.
Interview avec José Pimentel, directeur-général Corporacion Minera de Bolivia, La Paz 21 juillet 2014
Entreprises : Comibol, GlencoreXstrata, Sumitomo
Villegas, Pablo, Se profundiza la desnacionalizacion de la mineria, in Petropress n°32, CEDIB, Cochabamba, decembre 2013-janvier 2014, p.21-27