Les mesures néolibérales, mises en œuvre en Amérique latine à partir des années 1970, modifièrent les modalités d’intervention des États sur l’économie. Ce modèle politico-économique sera consolidé durant les années 1990, entrainant un renforcement de la division internationale du travail
Division Internationale du Travail
ou DIT : Répartition globale de la production mondiale entre les différents pays en fonction de leurs avantages comparatifs. Ainsi, jusque dans les années 70, le Tiers-monde fournissait essentiellement des matières premières qui étaient transformées dans les anciennes métropoles coloniales. Par la suite, une partie des nations en développement se sont industrialisées à leur tour dans des biens manufacturés de consommation courante. Les pays avancés se sont tournés vers les produits et les services de plus haute technologie.
(En anglais : division of labor)
et un processus de reprimarisation de l’économie de la région. Dans un contexte marqué par des progrès technologiques qui permettent d’aller plus avant dans l’exploitation des ressources naturelles, le modèle de développement extractiviste [1] s’impose. A la différence des régimes néolibéraux qui les ont précédés, certains gouvernements progressistes [2] vont, durant les années 2000, réorienter la rente des matières premières vers des programmes sociaux. Par contre, cette rente ne va pas servir à financer une stratégie de développement alternative.
À l’heure où le « virage à droite » est devenu un lieu commun pour désigner le contexte actuel de la région, désignant un processus de reflux de gouvernements promouvant (avec des intensités différentes) l’intervention de l’État dans l’économie, un retour vers le passé s’impose afin de mieux comprendre les enjeux du présent et tenter d’apporter une réflexion sur le long terme.
Coups d’États et Chicago-boys (1945-1970)
Dans certains pays d’Amérique Latine, les premières tentatives d’industrialisation sont apparues à la fin du XIXe siècle, mais le démarrage des politiques d’industrialisation se situe après la Seconde Guerre mondiale [3]. Durant cette période, la plupart des États cherchent à mettre en place un modèle de développement de modernisation [4], caractérisé par la place centrale de l’État et la mise en œuvre de deux mesures : la réforme agraire et l’industrialisation par la substitution aux importations [5].
Le modèle modernisateur se heurta à deux difficultés majeures. Premièrement, les forces politiques qui le soutenaient étaient, la plupart du temps, arrivées au gouvernement après des mobilisations massives portant des revendications sociales d’ampleur. Afin de conserver leur popularité, certains gouvernements adoptèrent des pratiques clientélistes qui les délégitimèrent. Deuxièmement, ce modèle dépendait fortement des capitaux nationaux et internationaux. En effet, il s’agit de politiques fort couteuses en équipement industriel. Les États vont donc encourager les exportations afin d’obtenir les devises nécessaires pour la mise en œuvre de ces politiques. Les bourgeoisies nationales et les acheteurs internationaux seront donc décisifs pour la réussite de ce projet [6].
Or, les pays industrialisés du Nord n’ont pas d’intérêt à voir une industrialisation généralisée produisant une déstructuration radicale de la division internationale du travail
Division Internationale du Travail
ou DIT : Répartition globale de la production mondiale entre les différents pays en fonction de leurs avantages comparatifs. Ainsi, jusque dans les années 70, le Tiers-monde fournissait essentiellement des matières premières qui étaient transformées dans les anciennes métropoles coloniales. Par la suite, une partie des nations en développement se sont industrialisées à leur tour dans des biens manufacturés de consommation courante. Les pays avancés se sont tournés vers les produits et les services de plus haute technologie.
(En anglais : division of labor)
. Face à la récession
Récession
Crise économique, c’est-à-dire baisse du produit intérieur brut durant plusieurs mois au moins.
(en anglais : recession ou crisis)
économique qui s’impose depuis les années 1960, le capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
international met en place de nouvelles stratégies afin de réaffirmer le pouvoir de quelques États occidentaux et de leurs entreprises sur le processus de mondialisation.
C’est dans ce contexte que les théories néolibérales (une économie libérale et une politique sociale conservatrice) prônées par les économistes de l’École de Chicago parviennent à s’imposer dans le Cône Sud. L’Amérique latine devient un laboratoire pour tester ces politiques néolibérales, imposées, dans la plupart de ces pays, par des régimes dictatoriaux dirigés par des militaires formés à la doctrine de « contre-insurrection » au Western Hemisphere Institute for Security Cooperation, du département de la Défense des Etats-Unis [7]. Au Chili, Pinochet développe les mesures prônées par les Chicago-boys [8]. Au Brésil de nombreux étudiants de Milton Friedman occupent des postes au sein du gouvernement dictatorial. En Uruguay, les militaires invitent Arnold Harberger et Larry Sjaastad avec leur équipe de l’Université de Chicago afin de réformer le régime fiscal et la politique commerciale du pays. En Argentine, ces mesures sont mises en place par la junte militaire à partir de 1976 [9].
Sur le plan sécuritaire, ces régimes sont liberticides. Ils visent l’élimination de toute force « subversive ». Les syndicats sont déclarés illégaux ; les usines sont sous contrôle militaire ; les grèves et les réunions politiques sont interdites ; des milliers de personnes sont emprisonnées, torturées et assassinées. La violence physique exercée contre tous ceux qui s’opposent au régime provoqua un choc qui, comme le souligne Naomi Klein, « pava la voie à la thérapie de choc économique » [10] d’un modèle axé sur les exportations et les avantages comparatifs. Ces régimes adossent leur politique à une vision simpliste de la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo. Ils prônent un libre-échange débridé où chaque pays se spécialise dans la production des biens pour lesquels il dispose de la productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
la plus forte [11].
Les mesures néolibérales ne seront pas exclusivement introduites par des régimes dictatoriaux. Dans certains pays, les capitaux internationaux (mais aussi nationaux) n’ont pas eu besoin des militaires pour imposer ce modèle. Des gouvernements élus rejettent en effet le principe de l’industrialisation par substitution aux importations [12].
Déterminants de la crise de la dette (1970-1980)
Les mesures néolibérales sont accompagnées d’une croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
phénoménale de la dette extérieure et d’une influence significative de la Banque Mondiale
Banque mondiale
Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
(BM) sur cette région.
Dans un contexte international de récession économique, les entreprises cherchent de nouveaux débouchés, ce qui impliquera en Amérique latine une expansion du crédit. Grâce à l’explosion du prix du pétrole (1973-1974) les pays exportateurs commencent à investir massivement dans les banques internationales, lesquelles recyclent la plupart de ces capitaux en octroyant des crédits aux pays latino-américains. Ainsi, la dette externe de ces pays est de 75.000 millions des dollars en 1975, tandis qu’en 1983, elle dépasse les 315.000 millions de dollars (50% du PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
de la région). La dette est multipliée par quatre au bout de huit ans. Mais, c’est surtout le service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
de la dette [13] qui augmente durant ces années : en 1982, elle est de 66.000 millions de dollars alors qu’en 1972, elle n’était que de 12.000 millions [14].
La BM commencera à concevoir des programmes d’ajustement structurel. L’ouverture des marchés et la spécialisation des pays de la région dans la production de certaines matières premières (présentées comme des biens grâce auxquels ces pays obtiennent un avantage comparatif) ne feront que renforcer la division internationale du travail entrainant un processus de reprimarisation de l’économie régionale, ce qui aura comme conséquence une forte diminution du PIB industriel [15].
L’adoption par les gouvernements d’Amérique latine d’un modèle économique axé sur les exportations de matières premières en parallèle de la baisse des prix de ces matières premières provoque une succession de déficits commerciaux qui vont alourdir l’endettement des pays de la région. Ce processus s’accompagne d’une fuite massive des capitaux qui accentue la dépréciation des taux de change, et provoque à son tour, une augmentation du taux d’intérêt
Taux d’intérêt
Rapport de la rémunération d’un capital emprunté. Il consiste dans le ratio entre les intérêts et les fonds prêtés.
(en anglais : interest rate)
réel sur la dette. Ces éléments ont pour effet une croissance phénoménale du taux de chômage dans les pays de la région, une inflation
Inflation
Terme devenu synonyme d’une augmentation globale de prix des biens et des services de consommation. Elle est poussée par une création monétaire qui dépasse ce que la production réelle est capable d’absorber.
(en anglais : inflation)
galopante qui couplée à la précarisation des travailleurs aboutit à une augmentation substantielle de la pauvreté.
En 1979, les taux d’intérêt augmentent, d’abord aux États-Unis sous l’impulsion de la FED, puis en Europe. La dévaluation
Dévaluation
Baisse du taux de change d’une devise par rapport aux autres devises. En général, une dévaluation se passe en système de change fixe, parce que la réduction a lieu par rapport à la devise clé.
(en anglais : devaluation).
des monnaies nationales par rapport au dollar, rendue possible par la fin du système de Bretton Woods
Bretton Woods
Ville du New Hampshire près de la côte Est des États-Unis. En juillet 1944, s’est tenue, au Mount Washington Hotel, une conférence internationale pour bâtir un système financier solide pour l’après-guerre. La délégation américaine était menée par Harry Dexter White, la britannique par l’économiste John Maynard Keynes. Ce sommet a reconfiguré le système monétaire international jusqu’en 1971. Selon les accords, toutes les devises étaient échangeables en dollars à taux fixe. Seul le dollar était convertible en or au taux fixe de 35 dollars l’once. Et un organisme est créé pour aider les pays qui ont des problèmes avec leur balance des paiements : le Fonds monétaire international (FMI).
(en anglais : Bretton Woods system)
décidé unilatéralement par les États-Unis en 1971, provoque une augmentation du montant à rembourser en monnaie
Monnaie
À l’origine une marchandise qui servait d’équivalent universel à l’échange des autres marchandises. Progressivement la monnaie est devenue une représentation de cette marchandise d’origine (or, argent, métaux précieux...) et peut même ne plus y être directement liée comme aujourd’hui. La monnaie se compose des billets de banques et des pièces, appelés monnaie fiduciaire, et de comptes bancaires, intitulés monnaie scripturale. Aux États-Unis et en Europe, les billets et les pièces ne représentent plus que 10% de la monnaie en circulation. Donc 90% de la monnaie est créée par des banques privées à travers les opérations de crédit.
(en anglais : currency)
nationale. Enfin, la baisse contraction des prix des matières premières en 1981 [16], accompagné de la croissance de la dette mène vers ce qui fut appelé la « crise de la dette ».
Le remède néolibéral : le consensus de Washington (1989)
La pression des organismes financiers internationaux s’accroît de manière considérable. En 1987, la plupart des gouvernements adoptent les mesures dictées par ces institutions afin de trouver de nouveaux capitaux nécessaires, avant tout, au remboursement de leurs crédits. Les négociations ont notamment impliqué le transfert des créances privées (des banques) à des acteurs publics. Mesure qui rendra ces dettes impayables et qui renforcera à jamais la relation de dépendance de ces États vis-à-vis des organismes financiers internationaux.
En 1989, dans un contexte marqué par l’effondrement du modèle soviétique et la défaite du sandinisme, les institutions financières internationales siégeant à Washington (dont principalement, la BM et le FMI
FMI
Fonds Monétaire International : Institution intergouvernementale, créée en 1944 à la conférence de Bretton Woods et chargée initialement de surveiller l’évolution des comptes extérieurs des pays pour éviter qu’ils ne dévaluent (dans un système de taux de change fixes). Avec le changement de système (taux de change flexibles) et la crise économique, le FMI s’est petit à petit changé en prêteur en dernier ressort des États endettés et en sauveur des réserves des banques centrales. Il a commencé à intervenir essentiellement dans les pays du Tiers-monde pour leur imposer des plans d’ajustement structurel extrêmement sévères, impliquant généralement une dévaluation drastique de la monnaie, une réduction des dépenses publiques notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé, des baisses de salaire et d’allocations en tous genres. Le FMI compte 188 États membres. Mais chaque gouvernement a un droit de vote selon son apport de capital, comme dans une société par actions. Les décisions sont prises à une majorité de 85% et Washington dispose d’une part d’environ 17%, ce qui lui donne de facto un droit de veto. Selon un accord datant de l’après-guerre, le secrétaire général du FMI est automatiquement un Européen.
(En anglais : International Monetary Fund, IMF)
) élaborent de nouvelles mesures destinées aux États d’Amérique latine qui se trouvent « en difficulté pour rembourser leurs dettes ». Ce paquet de réformes est connu sous le nom de « consensus de Washington ». Il reprend les 10 mesures rédigées par l’économiste John Williamson et vise, entre autres : une rationalisation des dépenses publiques ; une réforme fiscale ; la libéralisation
Libéralisation
Action qui consiste à ouvrir un marché à la concurrence d’autres acteurs (étrangers ou autres) autrefois interdits d’accès à ce secteur.
du commerce international et des investissements étrangers ; la privatisation des entreprises et des services publics ; et l’application de taux de change compétitifs. Cette dernière mesure, soutenue par les thèses monétaristes prônant le combat contre l’inflation via l’augmentation des taux directeurs des banques centrales, parviendra effectivement, dans un premier temps à diminuer l’inflation, mais mena par la suite à l’effondrement économique de cette région, car elle limite la capacité d’intervention des États pour diminuer les taux d’intérêt afin de relancer l’économie.
Les mesures mises en place par cet État néolibéral visent à poser un cadre juridique propice à la libre concurrence et au développement de l’entreprise privée. La levée de toute contrainte, en particulier fiscale, sur les entreprises devient le fer de lance de ce combat pour protéger la libre concurrence. Les entreprises nationales, considérées comme des monopoles, doivent donc être privatisées. Les taxes et les cotisations sociales doivent être allégées.
Afin de consolider ces mesures nationales, un cadre juridique international, constitué de traités de libre-échange, est progressivement imposé aux économies latino-américaines par les pays occidentaux, les États-Unis en tête. Le premier accord fut passé en 1984, entre les États-Unis et les Caraïbes (l’ICC). Il fut suivi par l’ALENA
ALENA
Accord de Libre-Échange Nord-Américain : Pacte signé en 1992 entre les États-Unis, le Canada et le Mexique visant à favoriser le commerce, les échanges et les investissements entre les trois pays. Il est entré en vigueur le 1er janvier 1994. Il dispose d’une clause permettant à des firmes privées de poursuivre les pouvoirs publics d’un des trois États pour non-respect des règles de libre concurrence.
(En anglais : North American Free Trade Agreement, NAFTA)
, entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, en 1994 et par le lancement en 1990 de la ZLÉA (Zone de libre-échange des Amériques), projet englobant tous les pays d’Amérique (à l’exception de Cuba), la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas [17]. Son entrée en vigueur était prévue pour 2005, mais elle fut temporairement suspendue et remplacée par des accords plus ciblés entre les États-Unis et l’Amérique centrale (ALÉAC) et les pays andins (Equateur, Colombie et Pérou).
La réduction des réglementations entravant les investissements a posé les bases permettant l’expansion du modèle extractiviste, et garantissant une sécurité juridique pour la rentabilité des capitaux au détriment des mesures de protections sanitaires, environnementales et sociales fondamentales. La privatisation des services publics et la constitution de monopoles privés excluent une grande partie de la population du droit à l’accès aux ressources et aux services essentiels comme l’eau, l’énergie, le transport, la santé ou l’enseignement. Des réformes du Code du travail visant sa flexibilisation provoquent une précarisation du salariat.
Les entreprises ont la voie libre pour « investir » leurs capitaux dans l’exploitation à grande échelle des matières premières, employant des pratiques de plus en plus prédatrices des ressources naturelles (comme l’exploitation de mines à ciel ouvert ou la culture des plantes transgéniques) et étendant ses frontières vers des territoires autrefois jugés improductifs, ce qui implique une nouvelle phase de privatisation de la terre. Ce processus cause d’importants déplacements de populations, que ce soit par l’augmentation du chômage des travailleurs agricoles ou par l’expropriation
Expropriation
Action consistant à changer par la force le titre de propriété d’un actif. C’est habituellement le cas d’un État qui s’approprie d’un bien autrefois dans les mains du privé.
(en anglais : expropriation)
du territoire originel des communautés indigènes et paysannes réalisées dans le cadre des grands projets d’infrastructure (routes, barrages hydrauliques,…) nécessaires à l’exploitation industrielle des matières premières. Les travailleurs ruraux sont les premiers à subir les conséquences néfastes de ce modèle extractiviste néolibéral. Le « développement » se présente à eux sous le visage de la misère, la pollution, l’exclusion et l’expulsion. Leur immigration vers les centres urbains ne leur assure pas un futur plus tendre. Il sera généralement marqué par des emplois précaires et flexibles, par la stigmatisation, la ségrégation sociale et la rupture des liens familiaux produits par l’immigration.
La mise en œuvre de ces politiques entraina de fortes résistances. Le Caracazo au Venezuela [18] (en février 1989), l’insurrection des zapatistes au Mexique (le 1er janvier 1994, jour de l’entré en vigueur de l’ALENA) ou l’Argentinazo (en décembre 2001) [19] sont les expressions les plus emblématiques des révoltes qui ont traversé ces pays. Le Mouvement des Sans terre au Brésil (MST) acquiert une visibilité extrêmement importante. C’est durant cette décennie qu’en Équateur, comme en Bolivie, les révoltes s’intensifient ; les mouvements paysans et indigènes prennent une ampleur significative donnant naissance à de nouvelles formations politiques [20].
Les progressismes latino-américains (2000’)
Le succès électoral d’Hugo Chávez au Venezuela (1999), du Parti des Travailleurs au Brésil (2003),du Front Large en Uruguay (2004), d’Evo Morales en Bolivie (2006), de Rafael Correa en Équateur (2007), de Fernando Lugo au Paraguay (en 2008, destitué en juin 2012 [21]), ainsi que le virage vers une politique plus interventionniste de Nestor Kirchner en Argentine sont les résultats des mouvements de résistance sociale au néolibéralisme
Néolibéralisme
Doctrine économique consistant à remettre au goût du jour les théories libérales « pures ». Elle consiste surtout à réduire le rôle de l’État dans l’économie, à diminuer la fiscalité surtout pour les plus riches, à ouvrir les secteurs à la « libre concurrence », à laisser le marché s’autoréguler, donc à déréglementer, à baisser les dépenses sociales. Elle a été impulsée par Friedrich von Hayek et Milton Friedman. Mais elle a pris de l’ampleur au moment des gouvernements de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis.
(en anglais : neoliberalism)
qui traversent la région depuis la fin des années 1980. En 2002, la pauvreté touche 44% des latino-américains [22] et le chômage atteint son sommet le plus élevé de l’histoire de la région [23]. Cette crise a accéléré la fin des gouvernements néolibéraux et la victoire électorale des partis qui chercheront à repositionner l’État en acteur régulateur.
Prônant un discours critique du néolibéralisme des années 1990, ces gouvernements vont généralement adopter une rhétorique nationaliste en coexistence avec un modèle extractiviste, qui s’impose comme conséquence d’une politique qui vise à augmenter la « compétitivité économique » du pays sur base des avantages comparatifs. Par exemple, en Bolivie, le taux d’exportation des matières premières est passé de 89,4% en 2005 à 92,9%, en 2009. Alors qu’au Brésil (considéré comme un pays fortement industrialisé durant les dernières décennies) la participation de matières premières dans les exportations est passée de 48,5% en 2003 à 60,9% en 2009 [24].
Ces gouvernements sont le fruit d’un ample consensus interclassiste dans un contexte économique soutenu par l’augmentation des prix des matières premières. Dans la plupart des cas, ces alliances se cristallisent dans la composition même de ces gouvernements, qui seront caractérisés par la coexistence des forces plus progressistes et plus conservatrices. Les forces promouvant l’intervention de l’État dans l’économie parviennent néanmoins à s’emparer des leviers du pouvoir. Comme nous verrons par la suite, ces alliances dureront tant que les bénéfices tirés de la rente des matières premières sont suffisants pour maintenir le consensus avec le capital Capital national et international.
Sur base du modèle extractiviste, ces gouvernements ont bénéficié du prix élevé des matières premières pour relancer l’économie de la région et diminuer significativement la pauvreté. La croissance économique donnera les moyens de renforcer l’action de l’État et de mener des politiques sociales qui ont notamment consisté à élargir les droits sociaux, à mettre en œuvre des programmes d’assistance sociale, mais aussi, à subventionner largement les entreprises privées. Les États ont également accentué le contrôle des barrières douanières, renationalisé certaines entreprises ou, dans la plupart des cas, augmenté la participation publique dans ces entreprises. Ils ont enfin réinstauré le contrôle des prix des services publics (qui restent majoritairement sous l’emprise des capitaux privés) et de certains biens de consommation indispensables pour la population.
Tout en permettant la mise en place de politiques sociales, le modèle de développement exctractiviste a cependant conditionné le progrès social au niveau de la rente perçue pour l’exportation des matières premières. Il faut également prendre en compte les effets pervers de ce modèle sur les populations. Le boom minier des années 2000, impliqua par exemple l’exploitation de mines à ciel ouvert au moyen des substances chimiques fortement polluantes et de grandes quantités d’eau au détriment de la population locale. L’extension des cultures transgéniques (introduites à la fin des années 1990) implique la déforestation massive et la monoculture. Les habitants des zones agricoles sont exposés aux pulvérisations des agrotoxiques (herbicides et pesticides) comme le glyphosate, le principe actif du Roundup, conçu et commercialisé par Monsanto, classé par l’Organisation Mondiale de la Santé comme une substance probablement cancérigène en 2015. Ils sont également exposés par la contamination de l’eau par ces agrotoxiques. L’agriculture transgénique encourage le développement de pools de culture [25] et de fonds d’investissement
Fonds d'investissement
Société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
. L’augmentation de la productivité, apportée par les techniques et innovations agricoles, a pour conséquence des pertes d’emploi pour une grande partie des travailleurs ruraux. Face à la concurrence, les petits producteurs sont poussés à louer leurs terres aux pools de culture. Ce modèle agricole cause d’importantes transformations dans la biodiversité qui affectent de manière directe l’activité économique de la région, tant en ce qui concerne la pêche (par la contamination des eaux) comme l’agriculture, notamment par la pulvérisation du glyphosate, car ce désherbant « total » et non sélectif a une action généralisée, et tue toutes les plantations sauf les cultures transgéniques tolérantes à cet herbicide. Lors des fumigations, les terres qui se trouvent à proximité sont contaminées, ce qui empêche la culture d’autres produits. De plus, les plantations développent des résistances à cet herbicide ce qui provoque l’augmentation les doses en permanence [26].
Il faut souligner que la sortie de la crise économique qui traversa l’Amérique latine entre 1999 et 2003 a surtout été permise par un long processus d’ajustements, de restructurations et d’attaques contre le monde du travail. Entre 1990 et 2002, la moyenne pondérée du taux de chômage urbain dans la région est passé de 7,2% à 10,5% [27].Cette augmentation est due notamment à l’incorporation de nouvelles technologies, à la réduction des postes dans le secteur public et dans les entreprises privatisées ainsi qu’à l’intensification du travail
Intensification du travail
Stratégie managériale destinée à tirer davantage de production de la part de chaque travailleur.
(en anglais : work intensification)
et à l’allongement de la journée de travail. La moyenne pondérée du salaire moyen réel dans la région est passée d’un indice de 100 en 2000, à 94,5 en 2003 [28]. Il s’agit donc d’une sortie de crise au détriment des travailleurs (avec ou sans emploi). Ainsi, une fois que ces mécanismes d’allongement de la journée de travail et d’intensification du travail sont consolidés, la relance économique permet une augmentation des salaires et de la plus-value
Plus-value
En langage marxiste, il s’agit du travail non payé aux salariés par rapport à la valeur que ceux-ci produisent ; cela forme l’exploitation capitaliste ; dans le langage comptable et boursier, c’est la différence obtenue entre l’achat et la vente d’un titre ou d’un immeuble ; si la différence est négative, on parlera de moins-value.
(en anglais : surplus value).
[29]. Or, en 2005, le salaire moyen en Amérique latine était de 371 dollars, seulement 2,8% de plus qu’en 2002 (période de crise économique), malgré la forte croissance du PIB [30]. Une large partie de travailleurs est restée fortement fragilisée par la précarisation et la flexibilisation du travail (les contrats à temps partiel et à durée déterminée ont fortement augmenté) et par l’impossibilité à s’organiser syndicalement, notamment par la généralisation des nouvelles formes d’emploi comme dans les centres d’appel, les maquiladoras [31], ou la généralisation des contrats en tant qu’indépendants.
Enfin, si le taux de pauvreté est passé de 43,9% en 2002 à 33,5% en 2008, ce processus s’est progressivement ralenti (28,2% en 2014) et la pauvreté a même augmenté en 2015 (29,2%) [32]. La chute des prix des matières premières va mettre fin à une période de prospérité fondée sur les exportations, mettant par la même à nu le modèle extractiviste soutenu par des gouvernements prônant des discours et des performances [33] fortement « nationalistes ». Discours qui, dans la pratique, visera plus une alliance nationale interclassiste qu’une véritable politique anti-impérialiste.
En effet, les politiques sociales mises en œuvre prendront souvent la forme de ce que Marcel Mauss [34] caractérisait comme un « don », à savoir, un échange matériel et symbolique dans lequel quelque chose est donné et un message est communiqué. Le « don » est toujours accompagné par une certaine représentation qui implique une importante exposition médiatique où les discours des représentants politiques contiennent une sur-communication à propos de certains événements (le service « donné ») et de certains sujets (les bénéficiaires qui méritent ce « don » et les responsables politiques qui l’octroient) ainsi que la sous-communication d’autres informations (comme les conséquences sociales et environnementales de l’activité extractiviste, les détails sur les négociations avec les oligopoles ou la répression des mouvements sociaux) [35]. Dans ce sens, ces pratiques correspondent à une politique de gouvernance visant un projet d’alliance interclassiste et donc, cherchant l’adhésion des couches populaires au régime capitaliste et l’institutionnalisation des mouvements sociaux à travers sa cooptation ou, cas contraire, leur marginalisation des négociations et si nécessaire, l’usage de la force, car il ne faut pas oublier que c’est durant cette période que les lois antiterroristes, prônées notamment par les États-Unis, furent sanctionnées dans divers pays de cette région [36].
Le "virage" à droite
La décélération de l’économie des grandes puissances consommatrices des matières premières (des États Unis et d’une grande partie de l’Europe à partir de 2008, comme de la Chine à partir de 2012) s’accompagne non seulement d’une chute drastique des prix des matières premières, mais aussi, d’une nouvelle étape de réaffirmation du pouvoir des oligopoles mondiaux. À partir de l’année 2013, on peut observer clairement la répercussion de ces crises sur les gouvernements progressistes qui, à des moments et sous des modalités différentes, commenceront à délaisser les mesures le plus protectionnistes pour adopter des politiques plus libérales et coercitives. Ce point d’inflexion est notamment perceptible dans les réponses budgétaires à la crise, privilégiant les capitaux au détriment des travailleurs et dans l’accentuation de la répression des mouvements sociaux. Le glissement vers un profil plus clairement de droite de ces gouvernements est surtout perceptible au Brésil, en Équateur, en Argentine et en Uruguay [37].
En avril 2016, le FMI a ramené à 3,2% la croissance du PIB mondial -deux dixièmes de point de moins que les prévisions annoncées trois mois plutôt. Pour l’année prochaine, l’institution avance un chiffre de 3,5% « si les pays émergents et en développement parviennent à surmonter leurs difficultés ». Ce sont notamment le Brésil et la Russie qui semblent inquiéter le FMI qui, toujours selon ses prévisions, resteront en récession. Au nom d’une croissance économique exigé toujours à la hausse, le FMI propose ces vieilles recettes : les réformes structurelles. Et on connaît la chanson : réformes fiscales ; libéralisation de l’économie ; réformes du code du travail et réduction des montants des indemnisations de chômage (pour les pays où ce droit existe) [38]. Encore une fois, nous nous trouvons devant une décélération de l’économie qui va se résoudre en réintroduisant les mesures proposées par le capital au détriment des travailleurs et des groupes les plus vulnérables.
C’est dans ce sens qu’il faut donc comprendre ce qu’on appelle le « virage à droite en Amérique latine », à l’heure où l’arrivée au pouvoir de Mauricio Macri en Argentine, la destitution de Dilma Rousseff au Brésil [39] et le triomphe de la droite réactionnaire (la Table de l’Unité Démocratique- MUD) lors des élections législatives du décembre 2015 au Venezuela, tracent comme ligne directrice l’abandon de « l’interventionnisme d’État en matière économique » afin de « renforcer la confiance et attirer les investissements » [40].
Mais, il faudra être attentif au fait de réduire la complexité économique et politique de ce processus en pointant une droite qui a toujours tenté de récupérer sa place. Les virages à droite furent précédés par l’accumulation grandissante des contradictions à l’intérieure même des gouvernements progressistes. Alors que l’Amérique latine et les Caraïbes ont terminé l’année 2015 avec un taux de croissance annuel négatif de -0,3% [41], nous conclurons ici en retenant quatre facteurs fondamentaux concernant le reflux de l’interventionnisme d’État : la décélération économique ; l’accentuation des politiques privilégiant les capitaux au détriment des travailleurs ; le choix fait par ces gouvernements progressistes de réprimer les résistances et les mobilisations sociales. Cette prise de distance des gouvernements progressistes avec leur base sociale va engendrer une déviation des revendications sociales vers des questions concernant la corruption et la récupération des mobilisations par les partis de droite.
Au regard de l’histoire, une question s’impose : un véritable projet de transformation sociale peut-il voir le jour sans une rupture claire avec un modèle tracé par la logique du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
, qui est fondé sur la croissance toujours plus grande du capital, réalise sur base de l’exploitation et de la destruction des êtres humains et de la nature ?
Pour citer cet article :
Natalia Hirtz, "L’interventionnisme d’Etat en Amérique Latine :...", Gresea, janvier 2017, texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1569