Bref est généralement une notion peu usitée par l’économiste français Thomas Piketty. Ses ouvrages majeurs, que ce soit Les hauts revenus en France au XXe siècle publié en 2001, Le Capital au XXIe siècle sorti en 2013 ou le dernier Capital et Idéologie paru en 2019, avoisinent chacun le millier de pages, voire les dépassent. De quoi rebuter plus d’un lecteur qui aurait pu être intéressé par ces propos.

Sur ce plan, la brève histoire [1] permet de corriger ces longueurs, utiles pour approfondir un débat, mais qui peuvent se révéler peu accessibles au grand public. Le livre se présente clairement comme une synthèse des trois « briques » livrées précédemment. De fait, il se parcourt aisément et permet de se faire une idée précise des thèses avancées par Thomas Piketty. Il en a les qualités, mais aussi les défauts.

L’œuvre de l’économiste, centrée sur les inégalités sociales, se décompose habituellement en deux parties liées, mais qu’on peut facilement séparer. Il y a d’abord son analyse, la plupart du temps précise, détaillée, émaillée de nombreuses preuves chiffrées, de tableaux évocateurs montrant l’évolution des revenus et des patrimoines depuis la fin du XVIIIe siècle. Il est évident que l’auteur est dépendant de la qualité des sources statistiques, qui s’améliorent avec les périodes, mais qui doivent donc être prises avec prudence pour les époques les plus anciennes.

Il en tire un portrait qui paraît assez réaliste de la situation en Europe et aux États-Unis : un enrichissement global et progressif des catégories sociales les plus fortunées au cours du XIXe jusqu’à la Première Guerre mondiale ; ensuite, une chute des avoirs en particulier pour ces strates à cause des guerres et de la crise des années trente ; une stabilisation de cette situation durant les Trente Glorieuses Trente glorieuses Période des trente années suivant la dernière guerre, entre 1945 et 1975, au cours de laquelle la croissance économique a atteint dans les pays occidentaux des taux très élevés, beaucoup plus élevés que dans les périodes antérieures. Ce taux élevé de croissance est essentiellement dû à la conjonction de plusieurs catégories de facteurs comme le progrès de la productivité, la politique de hauts salaires, la régulation par les pouvoirs publics, etc.
(En anglais : The Glorious Thirty)
 ; enfin, une remontée des inégalités depuis la fin des années 1970.

Ainsi, en 2020, il estime que la moitié de la population européenne ne possède toujours presque rien (5% du patrimoine Patrimoine Ensemble des avoirs d’un acteur économique. Il peut être brut (ensemble des actifs) ou net (total des actifs moins les dettes).
(en anglais : wealth)
), alors que les 10% les plus riches détiennent 55% de la fortune. Aux États-Unis, c’est encore pire : les 50% au bas de l’échelle sociale ne disposent que de 2% des avoirs, alors que les 10% en accaparent 72% (p.218).

À partir de là, il souligne deux facteurs qui expliquent cette évolution, notamment après la Révolution française, ce qui pourrait paraître paradoxal, puisque cette dernière affichait sa volonté égalitaire : le colonialisme et l’esclavagisme. « La répartition des richesses en vigueur aujourd’hui entre pays du monde comme à l’intérieur des pays porte la trace profonde de l’héritage esclavagiste et colonial » (p.138). Dans ce capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
libéral, il ne pouvait y avoir, tout du moins au début, de libération pour ceux qui étaient enchaînés. Sur les quinze présidents américains qui ont précédé l’élection d’Abraham Lincoln en 1860, onze étaient propriétaires d’esclaves (p.119-120).

Et Thomas Piketty de rappeler le cas emblématique de cette ancienne colonie française Haïti. Au moment de la Révolution française, il y avait environ 450.000 esclaves à Saint-Domingue du côté français [2]. Cela représentait 90% de la population de ce territoire (p.105). En 1789, environ 40.000 Africains arrivaient dans les ports antillais pour remplacer la force de travail Force de travail Capacité qu’a tout être humain de travailler. Dans le capitalisme, c’est la force de travail qui est achetée par les détenteurs de capitaux, non le travail lui-même, en échange d’un salaire. Elle devient une marchandise.
(en anglais : labor force)
qui mourait des conditions de travail épouvantables infligées. Cela montre le degré de surexploitation des travailleurs à cette époque sur l’île.

Avec les événements à Paris, les Noirs demandent à participer à la nouvelle démocratie qui s’installe dans la métropole, notamment à travers le droit de vote. Cela leur est refusé. Ils se révoltent à partir d’août 1791 et la France envoie immédiatement des troupes pour mater les insurgés. Deux ans plus tard, les révolutionnaires de la métropole acceptent de décréter l’émancipation des esclaves, mesure étendue à l’ensemble des colonies en février 1794 (p.107). Mais ils n’ont pas réellement les moyens de faire respecter cette décision. En 1802, Napoléon rétablit l’esclavage. Mais il ne peut l’appliquer à Haïti, qui se déclare indépendant en 1804. Toutes les interventions militaires pour reconquérir la moitié de l’île échouent. Aussi, en 1825, Charles X reconnaît cette souveraineté (p.109).

Mais, il y a une condition que le nouveau gouvernement haïtien se doit de respecter : l’indemnisation des propriétaires d’esclaves. Pour le nouvel État, cela implique un endettement de 150 millions de francs-or, soit 300% du revenu national du pays en 1825 (p.110). Entre 1840 et 1915, celui-ci doit verser annuellement 5% de ce produit pour rembourser les créanciers français. La dette représentait en données actuelles 30 milliards d’euros (p.111). Pour un pays qui affiche un PIB PIB Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
 [3] de 13,6 milliards d’euros en 2020. Cette créance ne sera soldée qu’en 1950. Mais, là, d’autres problèmes surgiront qui maintiendront Haïti dans une situation de dépendance.

Ce remboursement des propriétaires d’esclaves ne s’est pas limité à Haïti. Il s’est déroulé ailleurs, notamment en Grande-Bretagne, lorsque Londres a aboli ce système d’exploitation odieux (p.115), ou aux États-Unis (p.120). « Pour résumer : les populations colonisées acquittaient de lourds impôts afin de financer des dépenses bénéficiant principalement à ceux qui étaient venus les dominer politiquement et militairement. » (p.135)

Les propos de Thomas Piketty sont clairement accusateurs et à raison. Il estime à 5% le revenu supplémentaire par an obtenu par la France grâce aux placements internationaux et à près de 10% pour la Grande-Bretagne avant la Première Guerre mondiale (p.208). Des montants sans doute sous-évalués. Pas étonnant que ces deux pays aient pu s’enrichir largement durant le XIXe siècle.

Mais l’auteur est aussi un des rares économistes qui reconnaissent l’importance des luttes sociales dans les réalités économiques. Il écrit ainsi que « l’inégalité est avant tout une construction sociale, historique et politique » (p.20). Il ajoute qu’il y a une tendance lente, non linéaire vers l’égalité, en fonction des combats politiques, idéologiques et sociaux : « Cette marche vers l’égalité est la conséquence des luttes et des révoltes face à l’injustice, qui ont permis de transformer les rapports de force et de renverser les institutions soutenues par les classes dominantes pour structurer l’inégalité sociale à leur profit, afin de les remplacer par de nouvelles institutions, de nouvelles règles sociales, économiques et politiques plus justes et émancipatrices pour le plus grand nombre. » (p.20-21)

Malheureusement, explique l’auteur, cette évolution n’en est souvent restée qu’à un niveau formel (p.253). La situation actuelle est totalement insatisfaisante : « la démocratie représentative n’est que l’une des formes imparfaites de la participation politique ; les inégalités d’accès à l’éducation et à la santé demeurent abyssales ». Les médias sont détenus en majorité par quelques oligarques (p.14). Et surtout : « L’organisation économique actuelle, fondée sur la circulation incontrôlée des capitaux, sans objectif social ni environnemental, s’apparente bien souvent à une forme de néocolonialisme au bénéfice des plus riches. Ce modèle de développement est politiquement et écologiquement insoutenable. Son dépassement par la transformation de l’État social-national en un État social-fédéral ouvert au Sud, et par une refonte profonde des règles et des traités qui régentent actuellement la mondialisation. » (p.293)

Il juge le système actuel, notamment en Occident, comme une « démocratie inégalitaire ». Selon lui, ce n’est pas seulement une démocratie qui supporte des inégalités sociales injustifiées. C’est une démocratie qui est restée censitaire, comme elle l’était au XIXe siècle [4]. Seulement les formes de blocage à la participation populaire ont changé.

D’où sa proposition de taxer à 2% les fortunes supérieures à dix millions d’euros dans le monde, ce qui pourrait rapporter un revenu de 1.000 milliards d’euros par an, dont la répartition par pays devrait être organisée en proportion de la population de chacun d’eux. Il ajoute aussi qu’une partie de l’impôt sur les profits des multinationales devrait revenir aux États les plus pauvres (p.310).

C’est là que l’analyse de Thomas Piketty, qu’on peut trouver excellente jusqu’à maintenant, montre une lacune non comblée. Le spécialiste des statistiques et de l’inégalité arrive à un constat justifié, mais il semble un peu démuni lorsqu’il s’agit d’examiner les rapports du travail. Tant qu’il reste au niveau des chiffres, des données, il est brillant et déteint par rapport à bon nombre de ses confrères. Mais la tradition économique d’en rester à la surface et de ne pas approfondir les relations structurelles qui se cachent derrière ces statistiques reste prégnante et Piketty ne s’en est pas complètement détaché.

Ainsi, le concept d’exploitation lui est quasiment étranger, car il ne ressort pas directement des données chiffrées. Ce qui apparaît, ce sont les inégalités sociales et il en reste à ce stade. Sans voir que ce sont justement ces relations dans le processus de production, entre des propriétaires d’entreprises, d’une part, et des salariés, d’autre part, qui provoquent ces discriminations humainement inacceptables. Ce sont les détenteurs de titres, comme le montrent très bien les livres de Piketty, qui s’enrichissent. Ce sont les ouvriers et employés qui fournissent le travail de production, sans en tirer les profits, à quelques rares exceptions près.

De là réside le problème que posent les propositions de l’économiste français. Sa perspective centrale est d’étendre la tendance vers l’égalité qu’il a remarquée à travers l’histoire. Pour lui, « l’État social et l’impôt progressif constituent bel et bien une transformation systémique du capitalisme » (p.225). Il poursuit : « Poussés jusqu’au bout de leurs logiques, ces institutions représentent une étape essentielle vers une nouvelle forme de socialisme Socialisme Soit étape sociétale intermédiaire qui permet d’accéder au communisme, soit théorie politique élaborée au XIXe siècle visant à améliorer et changer la société par des réformes progressives ; la première conception se comprend dans la théorie marxisme comme le passage obligé pour aller vers la société sans classes, étant donné qu’il faut changer les mentalités pour une telle société et aussi empêcher les anciennes classe dirigeantes de revenir au pouvoir ; la seconde conception est celle professée par les partis socialistes actuels ; on parle aussi dans ce cas de social-démocratie.
(en anglais : socialism)
démocratique, décentralisé et autogestionnaire, écologique et métissé, permettant de structurer un autre monde, autrement plus émancipateur et égalitaire que le monde actuel. » (p.225)

Mais ceci relève de la profession de foi. Il est évident qu’un univers où les riches paient de lourds impôts en regard de leur fortune, les mécanismes de sécurité sociale sont approfondis, la lutte contre les discriminations scolaires est poursuivie avec acharnement, l’égalité démocratique est recherchée, les dérives environnementales sont éliminées serait infiniment plus acceptable que la situation actuelle où les inégalités s’accentuent et où la guerre et le conflit se trouvent régulièrement à nos portes. Mais ceci est-il possible sans changer les structures du capitalisme ?

Thomas Piketty partage, sur ce point, les vues qui circulent, dans les partis socialistes ou sociaux-démocrates, en rejetant les expériences dites « communistes ». Il relève : « Historiquement, le mouvement socialiste et communiste s’est construit autour d’une plateforme sensiblement différente, à savoir la propriété étatique des moyens de production et la planification Planification Politique économique suivie à travers la définition de plans réguliers, se succédant les uns aux autres. Elle peut être suivie par des firmes privées (comme de grandes multinationales) ou par les pouvoirs publics. Elle peut être centralisée ou décentralisée.
(en anglais : planning)
centralisée, qui a échoué et qui n’a jamais été véritablement remplacée par une plateforme alternative. Par comparaison, l’État social et surtout l’impôt progressif sont souvent apparus comme des formes « molles » de socialisme, incapables de remettre en cause la logique profonde du capitalisme. » (p.225)

Le problème est qu’il n’apporte pas vraiment dans ses écrits les éléments qui montreraient que la « plateforme communiste » a échoué, comme il l’affirme. Sur ce plan, il partage les analyses de ceux qui se sont ingéniés à diaboliser les États dits socialistes comme l’URSS, la Chine ou Cuba : « n’en parlons plus, cela n’en vaut pas la peine ». Au contraire, un examen scientifique plus sérieux serait de voir ce qui a fonctionné et ce qui a coincé.

Traiter ces expériences d’échecs n’a tout simplement pas de sens sur le plan économique, quand on sait que l’URSS était un pays arriéré et techniquement attardée en 1913 et est devenue en cinquante ans la seconde puissance industrielle du monde, que la Chine a depuis 1949 une des croissances les plus fortes dans le monde, malgré toutes les péripéties qu’elle a connues, que Cuba assure à sa population un enseignement et des soins de santé gratuits, malgré le blocus américain. Haïti, par exemple, aurait sûrement bien aimé connaître des échecs pareils.

Maintenant, l’opposition que Piketty réaffirme et souligne des conflits entre le mouvement socialiste et communiste, entre « réforme » et « révolution », entre « socialisme dit démocratique » et « socialisme nécessairement autoritaire » n’est pas aussi catégorique que présenté. Dans la situation présente de l’Europe et des États-Unis, un programme aussi radical que celui avancé par l’économiste français, qui détonne clairement par rapport à ce qu’avancent les partis socialistes, sociaux-démocrates, travaillistes, européens, peut tout à fait faire l’objet de batailles justifiées de la part des travailleurs et des simples citoyens.

Il termine d’ailleurs son livre par ces phrases auxquelles on peut tout à fait adhérer : « Les questions économiques sont trop importantes pour être abandonnées à d’autres. La réappropriation citoyenne de ce savoir est une étape essentielle dans le combat pour l’égalité. » (p.350-351)

Certaines revendications fondamentales sur l’imposition des patrimoines, la démocratisation de l’enseignement, celle de la vie politique, le développement de la sécurité sociale et des services publics, le réchauffement climatique peuvent rassembler tout le monde. La divergence ne se situe pas sur ce plan, mais sur le caractère qu’on donne à ces luttes justifiées : portent-elles la possibilité de s’émanciper du capitalisme ou montrent-elles « seulement » qu’il faut désormais aller un pas plus loin et déstructurer ce système pour le remplacer par un autre ?


Brève bibliographie de Thomas Piketty

* Les Hauts Revenus en France au XXe siècle. Inégalités et redistributions (1901-1998), éditions du Seuil, collection Points, 2001, 928 pages
* Le Capital au XXIe siècle, éditions du Seuil, 2013, 1.070 pages
* Capital et idéologie, éditions du Seuil, 2019, 1.180 pages
* Une brève histoire des inégalités, éditions du Seuil, Paris, 2021, 351 pages

Son site Internet est : http://piketty.pse.ens.fr/fr/recent
La base de données qu’il a créée (avec d’autres) et qu’il utilise pour ses livres sur les inégalités dans le monde s’intitule World Inequality Database : https://wid.world/. Il en existe une version française : https://wid.world/fr/accueil/.


Cet article a paru en néerlandais sur le site de Wereld Morgen, le 20 juin 2022.

Notes

[1Thomas Piketty, Une brève histoire des inégalités, éditions du Seuil, Paris, 2021, 351 pages. Les indications de page dans le texte se réfèrent à cet ouvrage.

[2L’île est partagée entre la France et l’Espagne. La partie française formera Haïti et l’autre la République dominicaine.

[3Le produit intérieur brut (PIB) est la richesse marchande et monétaire créée en un an dans un pays.

[4Rappelons qu’à cette époque, le suffrage universel était rare. Seuls les plus riches qui payaient l’impôt pouvaient voter. Par la suite, tout le monde (c’est-à-dire les hommes) a pu glisser son bulletin dans une urne. Mais les fortunés disposaient de plusieurs voix en fonction de leur patrimoine et leurs revenus. C’est ce qu’on a appelé le « système censitaire ».